Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Les hommes et la violence (2/5)

La compagne de Kenneth a fini par lui poser un ultimatum

Par Gert Svensson
Publié par le quotidien suédois Dagens Nyheter le 24/11/2008

Quand Kenneth serrait les poings et se battait, il sentait la chaleur et le calme dans son corps. « D'un seul coup, j'étais fort, puissant, supérieur - tout le contraire de ce que je ressentais, petit, quand maman me battait et criait que j'étais nul.»

En Suède, plusieurs milliers d'hommes recourent à la violence brutale plus ou moins quo­ti­dien­ne­ment. Kenneth en faisait partie.

Il a été condamné six fois à faire de la prison pour coups et blessures. À l'âge de vingt ans, à un coup près, il a failli devenir un meurtrier.

« Un mec me harcelait au téléphone parce que j'avais baisé une fille qui l'intéressait. J'en ai eu marre et je suis allé le trouver. C'était en plein jour, j'avais rien bu et j'ai pas hésité une seconde. Je l'ai poursuivi dans son appartement et je l'ai frappé avec mes poings jusqu'à ce que son visage soit enflé comme un ballon de foot et que le sang coule. C'était une sensation agréable de pouvoir me faire ce mec, chaque coup me faisait plaisir... A la fin, il était allongé immobile sur le sol, et j'allais lui en mettre encore un quand ma copine m'a retenu. Elle lui a sauvé la vie. »

Quand l'homme inconscient a été transporté à l'hôpital en ambulance, Kenneth a ouvert une bière et essayé de se calmer.

« Le sentiment de puissance et de force a persisté quelques minutes, mais peu à peu l'angoisse m'a pris. Putain, qu'est-ce que j'ai fait ? Non, pas encore une fois, pas encore... »

Il a été condamné à six mois de prison.

Kenneth était déjà agité en primaire : les fenêtres volaient en éclats, les enseignants se mettaient en colère, les camarades rentraient à la maison avec des bleus.

« Ma mère me donnait des coups plusieurs fois par semaine, souvent avec la ceinture de cuir de mon père. »

Il avait huit ans quand elle a utilisé le bâton pour la première fois.

« J'ai dû enlever mon pull, et elle m'a frappé jusqu'à ce que mon dos soit zébré et en sang. Ça faisait tellement mal que j'ai bien cru qu'elle allait me casser le dos, mais j'ai serré les dents. Je ne voulais pas pleurer devant elle. »

Il est resté à la maison plusieurs jours, manquant l'école.

« Les habits restaient collés aux croûtes, et j'avais trop la honte. »

Vers la fin de l'école primaire, il s'enfuyait souvent de chez lui pour aller dormir chez des copains.

« Quand je rentrais, ma mère me donnait une correction. "Ils ont vraiment dû se tromper de bébé à la maternité", criait-elle. Et je me suis souvent demandé si elle et mon père étaient vraiment mes parents. »

Son père travaillait comme chauffeur de camion ou à l'usine, quand il n'était pas au chômage. Sa mère était femme au foyer. Ils buvaient beaucoup et se querellaient souvent.

« C'était pas des criminels, et moi, j'avais à manger. Mais rien n'allait jamais à la maison. »

À l'école, ça se passait mal pour Kenneth, et sa mère continuait à le maltraiter.

« À la fin, je ne savais plus si j'étais battu parce que je faisais des bêtises à l'école, ou si j'en faisais parce que j'étais battu. Mais je savais que j'étais un raté. » Son père et sa mère lui criaient souvent : « T'es vraiment complètement nul ! »

Kenneth avait douze ans quand il a pris sa première cuite.

« J'ai pris la voiture de mon père et foncé droit dans la barrière. »

En cinquième, Kenneth se soûlait plusieurs fois par semaine :

« On avait des fêtes où il se passait n'importe quoi, les bouteilles de gnôle traînaient par terre, des mecs et des filles à moitié nus couchaient ensemble alors qu'ils étaient encore très jeunes. Et on empruntait des voitures, on volait des vélomoteurs, on faisait péter de la dynamite, on faisait des cambriolages... »

Les services sociaux sont intervenus et ont essayé de mettre de l'ordre dans la vie de Kenneth ; son adolescence est typique de celle de tous les jeunes révoltés et délinquants.

« J'ai vécu dans dix familles d'accueil différentes et je me suis enfui à chaque fois. Je traînais, je dévalisais des magasins pour avoir à manger et de l'argent, je buvais de l'alcool, et bien d'autres conneries encore. Et, les rares fois où je rentrais à la maison, ça faisait des histoires et on me faisait des reproches. »

Kenneth a été maltraité très tôt dans sa vie, aussi bien physiquement que psychologiquement.

« J'avais l'impression que j'étais de la merde, et je ne savais pas comment me comporter pour me faire accepter. »

Il a les larmes aux yeux en disant cela.

« Je n'avais pas le sentiment d'avoir des parents. Je n'en avais pas... Même maintenant, à plus de quarante ans, je n'arrive pas à dire les mots "papa" et "maman" quand je parle avec mes enfants, parce que je les associe à la haine et aux menaces. »

Il était souvent très en colère à l'adolescence.

« Je ne me souviens pas d'avoir été triste ou malheureux. Heureux, je ne l'étais que rarement, même si je faisais la fête et plein d'idioties. Non, mes sentiments les plus courants étaient la colère et la déception. J'étais aigri et agressif pratiquement en permanence, et les choses arrivaient comme ça - je n'avais jamais spécialement prévu de boire comme un trou, de voler, de faire un casse ou de me battre. »

La violence brutale et la criminalité sont ainsi devenus des aspects normaux de la vie de Kenneth, et les durs du gang de motards ses amis.

« On leur confiait des missions en solo, ils battaient à mort tous ceux qui les emmerdaient. Je faisais pareil. »

La culture des gangs était très dure et très macho.

« Il ne fallait pas commencer à pleurnicher ou montrer des sentiments quand on saignait. C'était important de ne jamais se montrer faible, et la violence était la solution à tous les problèmes. »

Kenneth n'hésitait jamais une seconde quand il pensait qu'il devait être brutal pour obtenir ce qu'il voulait.

« Je fonçais et je balayais tout sur mon passage. Je n'avais aucune limite, on pouvait mourir, moi ou un autre, ça n'avait pas d'importance. »

La violence était devenue un mode de vie, et il en tirait quelques avantages. Mais ils provenaient du sentiment d'être inférieur et méprisé, affirme-t-il.

« Imagine-toi que tu as les impôts sur le dos, tu vas à l'ANPE, mais ils te regardent simplement et secouent la tête. Ensuite tu vas au bureau des services sociaux, mais on ne te donne pas d'argent. Tu te sens bafoué, accablé, tout le monde se fiche de toi et personne ne veut t'aider. Tu es tendu comme un ressort, tu brûles de haine à l'intérieur, et si tu bois alors c'est facile de se faire allumer et que ça dérape. Il suffit que quelqu'un te montre du doigt, et ça part. Et la violence fait tellement de bien, sur le moment ça soulage... Mais peu à peu, ensuite, l'angoisse te prend, et tu te retrouves à la case départ. »

Les femmes qu'il rencontrait avaient bien des raisons d'avoir peur de lui.

« J'ai malmené deux filles violemment. Avec ma réputation, ça a longtemps été impossible d'avoir une relation qui dure. Baiser oui - mais sans plus. »

Il a eu une fille, mais la relation avec la mère n'a pas duré. Finalement, il a réussi à vivre avec une femme qui allait devenir à la fois sa victime et son sauveur, et avec qui il a eu deux autres enfants.

« À la longue, on a eu des problèmes, elle ne supportait plus mon alcoolisme. Une fois, comme j'avais passé deux jours à boire et à fumer du haschich, elle est rentrée à la maison en m'annonçant qu'elle était sortie avec un autre. Ça m'a rendu jaloux, et ça a fini en bagarre. »

Kenneth ne s'en souvient pas mais, d'après sa concubine et le dossier d'instruction, il l'a traitée de « sale pute » et l'a agressée violemment. Entre autres, il lui a cassé la mâchoire.

« Tu choisis, lui a-t-elle dit quand il a été condamné. Sois tu acceptes une thérapie dans une clinique et tu arrêtes de boire, soit tu ne me reverras pas, ni les enfants. »

Voilà maintenant cinq ans que Kenneth a arrêté de boire. Il vit toujours avec la mère de ses plus jeunes enfants et fait une formation continue pour devenir thérapeute en narcotique. Il essaie aussi de faire le ménage dans son cerveau, explique-t-il.

« Je ne veux pas tout mettre sur le dos de ma mère, parce que j'ai aussi ma part de responsabilité. Mais la douceur que j'avais en moi quand j'étais petit a disparu quand elle m'a frappé, et si un homme perd cela, il devient facilement violent. J'essaie de retrouver en moi cette douceur, et je trouve que ça va dans le bon sens. »

Aujourd'hui, quand il est énervé, il ne se laisse plus aller à la violence. Il pense : « Espèce d'idiot, je vais te casser la gueule ! » - mais il ne le dit pas à voix haute. Et, après coup, il se demande pourquoi il s'est mis en colère.

« J'ai appris à maîtriser mes accès de violence, et j'en suis fier, particulièrement quand je pense à mes enfants. Je me dois d'être un modèle. »

Il regarde souvent vers son passé et voit dans son enfance la trahison et le manque d'amour. En même temps, il éprouve une honte profonde d'avoir été extrêmement violent.

« J'ai essayé de me retrouver, mais ça a été dur. Mais pour aller de l'avant, il faut regarder en arrière. C'est comme ça, c'est tout ! »


Traduit du suédois par David Dutarte.
Adapté par Catherine Barret.


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