Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Rebelle contre l’autorité et contre la violence, mais à quel prix !

Témoignage reçu en réponse au questionnaire du livre La Fessée, Questions sur la violence éducative, d'Olivier Maurel.

Avez-vous vous-même été frappé ?
Oui

A partir de et jusqu'à quel âge ?
Au moins depuis l’âge de 2 ans, sous forme de fessées, gifles… tout à fait ordinaires, et jusqu’à l’adolescence.

Par qui ? (père, mère, grands-parents, frère, oncle, autre personne de la famille ou de l'entourage, enseignant...).
Par mes parents d’abord ; violence quotidienne banale, les fessées, les gifles… Après avoir lu votre dernier ouvrage qui m’a passionnée, je me demandais : « ai-je subi régulièrement ce type de violence ? combien de fessées, etc ? » j’avais quelques très rares souvenirs de tels évènements, que je pouvais compter sur les doigts de mes mains. Deux jours plus tard, la réponse m’est parvenue sous la forme d’une étrange carte postale, que des amis de mes parents m’ont envoyée sans savoir que je me posais cette question. Cette carte postale leur avait été envoyée par mes parents lors d’un séjour en Espagne, j’avais 2 ans et demi. On y lit « Yette n’a pas de reconnaissance pour tout ce que nous faisons pour elle, quand on veut la baigner dans la mer, elle hurle qu’il y a trop d’eau. Quand elle voit arriver la bonne espagnole, elle hurle qu’elle veut rester avec Maman… alors nous reprenons la bonne vieille méthode du pan-pan-cucul, qui bien sur nous fait plus de mal à nous qu’à elle, d’ailleurs 10 minutes après elle est toute souriante de nouveau. » Voilà, ça se passe de commentaires, non ? Imaginez mon émotion lorsque j’ai reçu cette carte venue du passé, 2 jours après avoir lu votre livre…

Par mon père pendant mon adolescence, il s’est emporté un jour contre moi suite à un malentendu (une phrase que j’avais prononcée sans volonté de l’agresser mais qu’il a interprétée comme une provocation), il m’a poursuivie dans un couloir avec coups de poings, de pieds, hurlements, il était tout rouge… il a ensuite écrit dans son journal qu’il s’était alors fait un hématome au pied qui l’avait fait boiter plusieurs jours mais que cet incident avait « assaini l’atmosphère » entre nous. Cet évènement m’a traumatisée pendant des années et a bloqué toute confiance entre lui et moi.
Dans tout cela il y avait, de la part de mon père comme de ma mère, une utilisation de la violence comme « relâcheur de tensions » (ma mère avait giflé une fois un de mes petits camarades en expliquant à sa mère, étonnée : « tu comprends, il m’énervait ».). Et bien sûr une justification éducative « c’est pour ton bien ». Je précise que mes parents n’étaient pas, selon les normes de notre société, des cas sociaux, mais des notables respectés, et que j’ai beaucoup été considérée comme une enfant privilégie, voire gâtée ! Je précise aussi que mes parents, très cultivés, lisaient beaucoup de livres de psychanalyse… violence éducative ordinaire, vraiment.

Par un de nos professeurs du lycée, un professeur d’allemand sadique qui frappait les élèves… pas trop les filles (nous avions droit à des pincements de joue violents, tirement d’oreilles et coups de livres sur la tête), plus violemment les garçons, surtout l’un d’eux, timide, son souffre douleur, qu’il a frappé un jour d’un grand coup de pied au derrière après avoir pris son élan et l’avoir fait placer la tête contre le tableau noir, le corps penché en avant pour que sa tête heurte le tableau, devant nous tous… Pendant ces crises de violence il nous menaçait du geste, du regard, après avoir fermé le verrou de la classe… j’ai raconté ces épisodes à mes parents ; tous les parents d’élèves étaient au courant, tout le monde se taisait parce que « c’était un très bon professeur » (c’était au milieu des années 1970, pas au jurassique antérieur !!!)
Par la directrice d’une colonie de vacances, la bien nommée (ou était ce un surnom que nous lui donnions) Madame Casmajou, qui m’avait giflée parce que je refusais de manger des endives !

Je me souviens aussi de ce jeune dentiste inexpérimenté, alors qu’il m’arrachait une dent avec une anesthésie ratée, et que je me plaignais que l’anesthésie n’avait pas fonctionnée, il m’avait fait taire en me menaçant d’une gifle…

Celui ou celle qui vous a frappé avait-il (ou elle) subi des châtiments corporels ?
Je sais que mon père se plaignait d’avoir reçu, de son propre père, une éducation violente s’apparentant, selon ses mots à du « dressage », avec des châtiments corporels. De son point de vue, les traitements qu’il m’infligeaient relevaient du laxisme, il s’inquiétait qu’il n’était pas assez sévère, que je le lui reprocherais un jour… Je ne sais pas pour ma mère mais elle venait d’un milieu bourgeois de campagne, très traditionnel et sévère, elle a sûrement reçu des châtiments corporels de ses parents.

Par ailleurs mes parents ont été éduqués avant la Guerre dans des collèges catholiques où la violence perverse et l’ambiguïté sexuelle était quotidienne : « frôlements » ambigus des petits garçons, punitions sadiques (s’agenouiller sur une règle à section carrée, pupitres refermés violemment sur les petites mains…). Ma mère me racontait qu’en pension, les petites filles n’avaient pas le droit d’aller aux toilettes la nuit, de peur qu’elles y fassent des choses « mal ». Au matin, si elles avaient uriné dans leur lit, on exhibait le drap dans la cour de la pension pour humilier la malheureuse… Mes parents en avaient conçu une aversion de l’Eglise, car en arrivant plus grands au lycée laïc, ils y avaient trouvé une toute autre ambiance, dénuée de cette obsession malsaine.

Viviez-vous dans une société où les enfants sont couramment frappés ?
Oui, bien sûr, fessées, gifles y étaient normaux et le sont encore. Une de mes meilleures amies m’a dit l’autre jour au téléphone, parlant de sa petite fille de 3 ans « Elle est tellement chipie, je suis obligée de lui donner une fessée tous les jours ». Un de mes amis, qui n’a pas encore d’enfants, a été choqué quand je lui ai parlé de votre livre, pourtant il a 20 ans et est passionné d’écologie, de bio, d’ « alternatif ». Il m’a expliqué « mais quand même, il faut bien pouvoir donner une fessée quand un enfant vous pousse à bout ! ». L’autre jour, à l’aéroport, une jeune maman courait après un petit garçon de 3 ans polisson en hurlant devant tout le monde « je te préviens, je vais te donner une fessée ».

Cette manière de vous faire obéir vous a-t-elle été profitable ?
Comment le savoir ? en tout cas elle m’a laissée des traces traumatisantes, humiliation, manque de confiance en moi et en l’autorité, anxiété…… peut-être m’a-t-elle profité en faisant de moi une rebelle contre l’autorité et contre la violence, mais à quel prix ! Un jour ma mère m’a donné une fessée après que je lui ai avoue une bêtise que j’avais faite. Une semaine avant, nous avions eu à l’école une leçon de morale sur le thème « faute avouée est à moitié pardonnée ». cela ne m’a pas évité la fessée… ce jour là, en rage et humiliée, déçue, j’ai cessé de faire confiance aux grands principes des adultes !

Avez-vous l'impression d'en subir encore les conséquences ?
Oui, je suis quelqu’un qui a beaucoup de mal à réprimer des accès de colère et de violence. C’est pourquoi je me passionne depuis toute jeune pour la non-violence, mais j’ai bien du mal à l’appliquer.

Avez-vous subi cette épreuve dans l'isolement ou avez-vous eu le soutien de quelqu'un ?
Non, aucun soutien.

Voyez-vous un rapport entre votre éducation et votre opinion actuelle sur les châtiments corporels ?
Oui et non. La violence de mes parents, pourtant bien banale, m’a amenée à m’interroger sur la violence en général. Mais ce sont surtout des lectures (Alice Miller, votre livre, Marshall Rosenberg, Thomas Gordon…) qui m’ont vraiment fait changer d’avis sur la violence éducative ordinaire. Sans ces livres j’aurais sans doute à l’occasion frappé mes enfants, mais suite à ces lectures je me l’interdis absolument, même lorsque ma fille de 2 ans me donne des coups de pieds ou tape son petit frère ! je ne vais pas lui apprendre à ne pas taper en la tapant, comme le font tous les parents !

Avez-vous des objections aux idées développées sur ce livre ? Lesquelles ?
Oui. Je pense qu’il est erroné de dire que « la nature humaine est bonne » et que la violence éducative la pervertit. Je pense que l’être humain, comme animal social, a en lui des tendances à l’empathie, à la sociabilité, mais aussi des tendances à l’agressivité. Il suffit de côtoyer un petit enfant pour s’en apercevoir. L’être humain a survécu en utilisant et en développant plus ou moins ces deux tendances selon les circonstances. Là où je vous rejoins, c’est que l’éducation doit choisir entre développer l’une ou l’autre. Un enfant éduqué dans un environnement coopératif, empathique, développera ce mode de communication plutôt que l’agression. La violence éducative renforce, intériorise et fournit des excuses à la violence.

Je pense que dans votre livre vous auriez pu parler un peu plus des autres formes de violence (verbale, abandon…) qui peuvent faire aussi mal, voire plus que les coups. On peut ne pas donner de fessées, mais si par ailleurs l’enfant subit indifférence et remarques destructrices, il ne sera pas équilibré pour autant !

Ce livre a-t-il modifié ou renforcé votre point de vue sur les châtiments corporels ?
Il m’a permis de mieux en comprendre l’ancrage culturel (religieux, psychanalyse). Il m’a permis de mieux comprendre pourquoi c’est tabou. Grâce aux statistiques que vous citez, il m’a donné des arguments (lien violence-délinquance) plus rationnels que ceux de Alice Miller qui est plus dans le « cas par cas ». Il a donc renforcé et étayé significativement mon point de vue, et m’a donné l’envie de m’investir dans la promotion de l’éducation non violence. C’est sans nul doute un des livres les plus importants que j’ai lus ces dernières années.

Si vous avez voyagé et pu observer des pratiques coutumières de châtiments corporels sur les enfants, pouvez-vous les décrire assez précisément : quelles punitions ? infligées par qui ? à qui (sexe, âge, lien de parenté) ? en quelle circonstance ? pour quelles raisons ? en privé ? en public ?
J’ai vécu en Indonésie où les enfants sont encore élevés dans le respect du continuum (cf. Jean Liedloff), avec un contact permanent avec la mère, le père, les frères et sœurs, la famille élargie… et des mœurs très douces, très enveloppantes. A Bali, les enfants sont considérés comme proches des dieux, ils sont traités avec respect, on leur parle en Haut Balinais, le langage réservé au prêtres et aux nobles… il est interdit de leur toucher la tête, la fessée n’existe pas, les cris non plus. (Ceci dit il y a aussi de la violence domestique et je suppose que bien des enfants y reçoivent aussi des châtiments corporels, mais ce n’est pas systématique comme chez nous). Tous les étrangers notent l’harmonie qui règne parmi ces enfants, par opposition aux enfants des expatriés toujours en train de crier ou faire des « caprices »… les enfants indonésiens ne font pas autant de ces soi-disant « caprices » ce qui prouve bien que les fessées ne les résolvent pas ! la société indonésienne et balinaise est plus douce, plus policée. Mais attention, il y a un revers. Dans ces sociétés asiatiques très policées où l’expression de la violence et de l’agressivité est bannie, où le sourire est de mise, il existe l’Amok : lorsque l’individu n’arrive plus à réprimer la tension née d’un conflit, qu’il n’a pas le droit d’exprimer par la violence verbale comme chez nous, par exemple, il devient fou et tue tout sur son passage, c’est vrai, je l’ai vu, et ce peut prendre des formes aussi de violences folles collectives, ça aussi j’y ai assisté, du jour au lendemain les doux Balinais sont prêts à tout détruire autour d’eux. C’est pourquoi je pense, contrairement à certaines thèses de votre livre, qu’on ne peut pas considérer que la nature humaine est juste « bonne » pour moi elle est ambivalente, nier la violence ne sert à rien, il faut apprendre à la canaliser, à la reconnaître, à la sublimer, développer des alternatives… et bien sûr avant tout ne pas la développer par des méthodes éducatives violentes qui la nourrissent et la justifient.

Si vous acceptez de répondre, merci de préciser sexe, âge et milieu social.
46 ans, deux enfants en bas âge, ingénieur, milieu social éduqué et plutôt favorisé.

Yette


Note de l'OVEO : Dans le cas de l'amok (accès de folie meurtrière), il semble que l'on doive mettre en cause non seulement les châtiments corporels, mais surtout une forte répression des émotions, qui est en soi une forme grave de violence éducative.

, , ,