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Relations parents-enfants : Au-delà de Freud… et de Norbert Elias

Par Olivier Maurel

Cet article publié en mai 2017 est suivi d'un compte-rendu de septembre 2017 sur le dernier livre de Norbert Elias, Les Allemands.

Par Rob Bogaerts / Anefo — Nationaal Archief, CC BY-SA 3.0 nl

Norbert Elias (1897-1990) est en général considéré comme l’un des sociologues les plus importants du XXe siècle. Ses travaux sur le processus de civilisation ont eu une grande influence dans le domaine des sciences humaines. Ils apportaient en effet un regard nouveau sur l’évolution de la civilisation européenne dans ce qu’elle a de plus concret : les mœurs, les comportements les plus quotidiens. Ce n’est qu’en 1980, dix ans avant sa mort, que Norbert Elias a abordé de façon approfondie, dans un colloque intitulé “Vivre avec des enfants”, le thème de la relation parents-enfants. Sa conférence, intitulée : “Parents et enfants. Hier, aujourd’hui et demain”, n’a été publiée en français qu’en 2010, aux éditions La Découverte, sous le titre : “La civilisation des parents”, dans un recueil d’essais du même auteur intitulé Au-delà de Freud, Sociologie, psychologie, psychanalyse. La lecture de cette conférence et de l’ensemble du recueil apporte un éclairage intéressant sur la question de l’éducation des enfants et, plus spécialement, sur la question des punitions corporelles dans l’éducation. De plus, pour les lecteurs français qui, dans le domaine de l’éducation, ont été très marqués par la psychanalyse, la distance prise par Norbert Elias, grâce à son regard de sociologue, par rapport aux théories de Freud, et qui justifie le titre du recueil – Au-delà de Freud –, donne à réfléchir. Mais, trente-sept ans après cette conférence, on peut se demander si les recherches actuelles sur le développement du cerveau et du comportement des enfants n’obligent pas à aller au-delà des idées de Norbert Elias comme lui-même était allé au-delà de celles de Freud.

Norbert Elias et la civilisation des mœurs

Après avoir participé à la Première Guerre mondiale dans l’armée allemande, Norbert Elias a fait des études de médecine, puis de philosophie, avant de s’orienter vers la sociologie. Ayant dû fuir son pays pour échapper aux persécutions nazies contre les juifs, il s’est réfugié en Angleterre, où il a rédigé en allemand son livre le plus connu : Sur le processus de civilisation, publié en 1939 à Bâle, mais seulement en 1973 en France.

Très schématiquement résumée, la thèse principale de Norbert Elias est que, depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, les mœurs de la société européenne se sont adoucies et raffinées. Il en donne pour preuves des exemples très variés. Alors que dans l’Antiquité et au Moyen Âge, les mœurs étaient extrêmement violentes, à partir du XIVe siècle, le recours à la violence a été de plus en plus réservé à l’Etat. C’est ainsi que le duel a été progressivement interdit à partir du XVIIe siècle. Dans un tout autre domaine, celui des usages de table, l’habitude de cracher sur la table a été progressivement ramenée à la consigne de cracher sous la table, puis dans un crachoir, puis presque éliminée de la vie publique. De même, l’habitude de faire ses besoins en public a été éliminée au profit de l’usage des toilettes. Autrement dit, pour lui, la civilisation n’est pas une structure statique, c’est un processus en constante modification à travers le temps sous l’influence des conditions matérielles de vie ainsi que des structures politiques et sociales. D’après Elias, ce seraient « les cours princières de l’absolutisme, à l’époque de la Renaissance et à l’âge baroque », puis « les institutions parlementaires pluralistes du XIXe siècle et, plus particulièrement du XXe siècle » qui, à la fois par des interdits et par une sorte de contagion du haut en bas de la société, auraient progressivement fait baisser le niveau de violence de la société et raffiné les mœurs. Parallèlement, « la sensibilité à la violence a atteint un degré inédit, notamment dans les pays à régimes parlementaires pluralistes. La violence masculine à l’encontre des femmes, par exemple, n’est plus tolérée » (p. 129)1. De même, en ce qui concerne l’attitude à l’égard des enfants, alors que l’infanticide était courant et admis dans les sociétés antiques, et que dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, on pouvait voir encore avec indifférence des nourrissons agoniser sur des tas de fumier, l’infanticide est devenu un crime, et, à l’époque où Elias écrivait, les châtiments corporels avaient été interdits dans les écoles d’un bon nombre d’Etats européens.

Norbert Elias et la psychanalyse

Une telle théorie était difficilement compatible avec la rigidité de la théorie psychanalytique, à laquelle Norbert Elias avait pourtant d’abord adhéré. S’il se considérait comme « orthodoxe » « en ce qui concerne la thérapie analytique », il écrivait en 1941 à un de ses amis : « Concernant la théorie psychanalytique, j’ai, comme vous le savez, des vues plutôt hérétiques2. »

Ses travaux sur la civilisation des mœurs l’ont amené non seulement à relativiser les théories de Freud, mais même à formuler de nombreuses critiques contre elles.

Il considère par exemple « la tendance de la profession psychanalytique à éviter toute discussion théorique avec ceux qui n’appartiennent pas à son univers » comme inacceptable. Pour lui, « si cette tendance est fondée sur le postulat tacite que seuls les analystes formés peuvent comprendre la nature et le travail de l’inconscient, il faut rejeter formellement une telle prétention3 ».

De même, « l’hypothèse freudienne du parricide commis au sein de la horde primitive » lui paraît « une légende ». Elle ne s’expliquerait pas seulement « par le caractère limité des données disponibles » sur l’origine de l’humanité, mais par la tendance de Freud à chercher « des commencements là où tout porte à croire que l’on a affaire à des processus sans commencement. Il n’y a aucune bonne raison de rejeter l’hypothèse évidente selon laquelle les sociétés humaines se sont formées par évolution à partir des sociétés animales, dans un processus continu au cours duquel des ancêtres préhumains se sont transformés pour devenir les hominidés que nous connaissons aujourd’hui. » (P. 145.)

Plus près du cœur de la théorie freudienne, Elias critique ce qu’on a appelé le pansexualisme de Freud et sa tendance à tout expliquer par la libido. Il veut bien reconnaître que « toute relation humaine est mâtinée d’une pointe de libido ». Mais pour lui, « ce serait faire preuve d’une unilatéralité extrême que d’expliquer tous les rapports sociaux en termes exclusivement libidinaux » (p. 140). « En présentant les forces de la libido comme la seule ou la principale force structurant les sociétés humaines, [Freud] s’est mis dans la situation d’être contredit par tous ceux qui répugnaient à fermer les yeux sur les autres facteurs de base à l’œuvre dans les sociétés humaines. » (P. 22.) Or, ces autres facteurs de base, pour le sociologue qu’est Elias, ce sont « les liens émotionnels normaux des êtres humains [qui] peuvent revêtir des formes variées, de l’affection maternelle ou paternelle aux divers liens sexuels et affectifs entre hommes et femmes, en passant par les amitiés et les petites rivalités professionnelles ou personnelles, pour n’en citer que quelques-unes » (p. 73). Autrement dit, la sexualité n’est qu’un aspect des relations humaines, et le besoin de contacts et de caresses des enfants ne sont pas subordonnés à la sexualité ; c’est au contraire la sexualité qui n’est qu’une partie des besoins de relations et de contacts qu’éprouvent les êtres humains dans leur besoin de vie sociale. Et il déplore que l’on « sèvre trop tôt les plus petits » de contacts corporels qui, pour les enfants, répondent à un « fort besoin animal », mais qui prennent, pour les adultes, une signification sexuelle.

De même, Elias s’oppose à la manière dont Freud et plus tard Konrad Lorenz ont présenté l’agressivité. Pour lui, « rien ne permet d’affirmer que [les] actes [d’agression] satisfont un besoin humain universel, de la même façon que le fait de boire un verre d’eau satisfait l’instinct naturel de la soif » (p. 120). L’agressivité ne peut, non plus, être comparée « à la pulsion sexuelle. [...] Il est difficile d’interdire à toute une société l’acte d’amour physique. Il semble beaucoup moins difficile de proscrire les agressions physiques visant autrui. » (P. 119.) Norbert Elias est beaucoup plus proche « des écoles de pensée béhavioristes, lesquelles présentent au contraire toutes ces tendances comme des acquis liés à l’éducation, totalement indépendants de la constitution générale des êtres humains » (p. 118). Ce dernier point de vue s’accorde avec le processus de civilisation tel que le décrit Norbert Elias, processus qui parvient précisément à réduire la violence dans les relations sociales. La croyance de Freud à un « instinct universel d’agressivité et de destruction [avait] pour soubassement idéologique une sorte de pessimisme philosophique » (p. 121). Pour Elias, si « les êtres humains ne possèdent pas de dispositifs de contrainte spécifiques à leur espèce – et donc innés – comparables [aux processus d’inhibition de la violence des loups], ils sont dotés par nature de la capacité à acquérir la retenue à travers l’apprentissage » (p. 151).

Norbert Elias s’éloigne encore davantage de Freud quand il aborde le rapport entre individu et société. Pour illustrer ce rapport, Freud avait repris une phrase de Diderot : « Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu’il conservât toute son imbécillité et qu’il réunît au peu de raison de l’enfant au berceau la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère. » (Abrégé de psychanalyse, p. 64.) Seules la culture et la civilisation parviendraient à réprimer les pulsions violentes de parricide et d’inceste dont les « petits sauvages » que sont les enfants seraient possédés. Ces pulsions seraient une « manifestation de la nature ; la régulation pulsionnelle, sous les noms de culture ou de civilisation, une sorte d’antinature » (p. 132).

Il arrive à Norbert Elias de reprendre l’expression « enfant sauvage », mais c’est entre guillemets, comme une citation de Freud, et s’il parle de pulsion chez l’enfant, c’est plutôt pour évoquer les « besoins pulsionnels et affectifs » de contact, sans connotation particulièrement sexuelle, dont l’enfant a besoin dans sa famille.

Et surtout, ce que montre Norbert Elias, c’est que l’enfant porte en lui, parmi ses besoins, ce qu’il appelle des « valences affectives ». Ce terme de « valence » a été introduit dans la psychologie par Kurt Lewin pour désigner « la puissance d’attraction (valence positive) ou de répulsion (valence négative) d’une région du champ psychologique d’un individu4 ». Emprunté au vocabulaire de la chimie, il désigne à l’origine les valences d’un atome, c’est-à-dire « le nombre de liaisons qu’un atome engage avec d’autres atomes dans une combinaison » (dictionnaire Robert). Autrement dit, ces « valences » désignent en fait les besoins relationnels de l’enfant, tout ce qui en lui le pousse vers sa mère pour être nourri et protégé, puis vers les autres adultes de son entourage s’ils sont bienveillants, puis vers ses pairs... Ces valences font que l’enfant est extrêmement actif dans son processus de socialisation et de « civilisation » au sens éliassien du terme.

Dans son article “Sociologie et psychiatrie” (1972), Elias écrit : « Chaque individu dispose de valences ouvertes prêtes à se joindre à celles d’autres individus, selon un schéma dont les fondements ont été posés par les expériences de la prime enfance au sein de la famille et qui est amené à évoluer en fonction du destin ultérieur des valences des personnes concernées dans d’autres configurations. » (P. 64.)

On est très loin ici de la conception freudienne où l’enfant représenterait la « nature », animée d’ailleurs des pires « pulsions », et la société l’« antinature » chargée de les réprimer. Elias fait d’ailleurs remarquer : « Il est pour le moins étrange de songer que Freud, qui avait épousé une femme qu’il aimait, élevé avec elle une famille nombreuse, et pouvait compter sur le soutien et le dévouement de nombreux amis et disciples, n’a jamais cessé de travailler avec un concept de société mettant en exergue les privations dues à autrui, ignorant presque complètement le fait que les autres sont aussi la principale source de bonheur et d’accomplissement de la personne individuelle. » (P. 142.)

Pour Elias, « les êtres humains sont par nature préparés à apprendre, à un certain moment, l’autorégulation. Sans une prédisposition innée à devenir plus ou moins civilisé, aucun processus de civilisation ne serait possible. » (P. 132.) Loin d’être prédisposés à un conflit avec la société, les êtres humains ont une prédisposition naturelle à la socialisation, et des changements dans la société (société en paix ou en guerre, passage d’une structure familiale autoritaire à une structure moins autoritaire) peuvent changer du tout au tout « la personnalité émergente d’une génération ». Freud n’a pas suffisamment tenu compte du fait que « le processus de croissance des jeunes humains […] est en réalité un double processus […] un processus biologique de maturation et un processus social d’apprentissage [qui] sont continuellement entremêlés » (p. 131-132). Il faut « en finir avec l’hypothèse basique d’un antagonisme irréductible entre les structures biologiques et sociales » (p. 184-185). Là encore, ce serait, d’après Norbert Elias, le pessimisme de Freud qui l’aurait amené à penser que « certains conflits récurrents de la prime enfance ne pouvaient être traités que d’une seule manière – celle de son temps », c’est-à-dire par la répression. Pour le sociologue, « les changements passés et présents sont – pour le meilleur et pour le pire – les présages de possibles changements futurs » (p. 133). En changeant la société et notamment les relations entre enfants et parents, il serait donc possible d’améliorer la société.

« Seule une théorie de la civilisation articulant les aspects psychogénétiques et sociogénétiques est à même [de] répondre » aux questions que nous nous posons sur la socialisation. « La structure des sociétés humaines est non pas opposée à la nature humaine, mais lui est complémentaire et y trouve sa condition même de possibilité. » (P. 185.)

Norbert Elias et la relation parents-enfants

C’est dans sa conférence intitulée “La civilisation des parents”, écrite en 1980, que Norbert Elias intègre à sa réflexion la question de la relation parents-enfants et s’éloigne le plus de Freud.

Plusieurs lectures et événements semblent avoir amené Elias à aborder cette question. Il mentionne L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, de Philippe Ariès, paru en France en 1960. Ce livre lui a sans doute suggéré l’idée que la vision de l’enfant a commencé à se modifier dans la civilisation européenne à partir du XIVe siècle. Schwarze Pädagogik (La Pédagogie noire), de Katharina Rutschky, publié en Allemagne en 1977, montre plus particulièrement comment, dans la société allemande des XVIIIe et XIXe siècles, les enfants ont été élevés de façon particulièrement autoritaire et violente dans les familles aussi bien que dans les écoles. Enfin, The History of Childhood, de Lloyd de Mause, publié aux Etats-Unis en 19745, met en lumière l’extrême violence dont les enfants ont été victimes partout depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Elias cite également un événement qui s’est déroulé au moment où il écrivait son article, la proclamation de l’Année internationale des droits de l’enfant, qui a eu lieu en 1979, vingt ans après la proclamation par l’ONU de la première Déclaration des droits de l’enfant. Ces ouvrages et cet événement ont attiré l’attention d’Elias d’une part sur la violence que les enfants ont subie au cours des temps, d’autre part sur la réduction du niveau de cette violence au XXe siècle. Cette réduction l’intéresse particulièrement, puisqu’elle s’intègre dans le processus qu’il avait mis en lumière, celui de la civilisation des mœurs, et le confirme. Le titre de sa conférence, “La civilisation des parents”, désigne en fait la manière dont les parents ont « civilisé » leur comportement à l’égard de leurs enfants, c’est-à-dire l’ont adouci. Mais il y a plus. Comme l’avait montré Philippe Ariès, il s’est produit entre le XIVe et le XXe siècle une véritable découverte de l’enfance, et, pour Elias, cette découverte n’est pas terminée.

Pour lui, la situation ancienne était relativement simple. L’inégalité entre enfants et parents était extrême et les parents exerçaient une autorité absolue sur les enfants. Les parents commandaient, les enfants devaient obéir et « une telle répartition des pouvoirs – ordres des parents, obéissance des enfants – était juste et souhaitable, non seulement du point de vue des parents, mais aussi du point de vue des enfants » (p. 83-84). Les parents n’avaient pas de doutes sur leur bon droit et commandaient à leurs enfants en toute bonne conscience. Mais au cours du XIXe et du XXe siècle, l’Etat a pris en charge des fonctions autrefois dévolues à la famille. A l’intérieur de celle-ci, les fonctions affectives et émotionnelles ont pris plus d’importance. « Quand ces conditions sont réunies, on peut alors véritablement parler de civilisation des relations familiales, de civilisation des rapports entre parents et enfants. On pourrait tout aussi bien parler de démocratisation [...]. La “découverte de l’enfance”, l’Année internationale de l’enfant sont autant de signes de ce glissement de pouvoir. » (P. 108.)

Complexité de cette évolution

Progressivement, la situation a changé. La manière dont l’« enfant sauvage » devient un adulte plus ou moins civilisé s’est modifiée, notamment dans sa durée : « Plus la société adulte devient complexe et différenciée, plus le processus de transformation civilisatrice de l’individu s’allonge et se complexifie. » (P. 99.)

Norbert Elias s’efforce « de retracer la trajectoire d’ensemble du processus civilisateur de la relation parents/enfants » (p. 84), mais il est parfaitement conscient des difficultés de cette tâche, et qu’à l’heure où il écrit, la découverte de l’enfance est loin d’être terminée. « Non seulement parce que tout enfant constitue souvent une énigme pour ses parents, dans la mesure où ils doivent en un certain sens le découvrir ; mais surtout parce que l’état des savoirs de la société sur les problèmes de l’enfance demeure toujours aussi incomplet. […] Nous ignorons encore à maints égards comment aider les enfants à s’accoutumer à des sociétés aussi complexes et aussi peu “enfantines” que les nôtres, à des sociétés qui exigent beaucoup d’anticipation et d’autocontrôle. »

Ce qui lui rend particulièrement sensible la difficulté qu’il y a à aider les enfants « à traverser l’inéluctable processus individuel de civilisation vers l’âge adulte », c’est sa conscience de la nécessité d’assurer ce passage aux enfants « sans gâcher leurs chances de ressentir du plaisir et de la joie ». Ni les progrès du savoir ni même une progression de l’empathie ne suffisent à nous donner la certitude de permettre aux enfants « de vivre leur propre vie, un genre de vie qui se distingue sous de nombreux aspects du genre de vie des adultes, même si les deux sont interdépendants. En définitive, la découverte des enfants est celle de leur autonomie relative. Les enfants ne sont pas des adultes en miniature ; ils deviennent progressivement adultes au cours d’un processus de civilisation à la fois individuel et social, qui varie selon le niveau de développement du modèle de civilisation de la société. » (P. 81-82.) Il semble n’y avoir pour Elias aucune formule miracle garantissant que le passage des enfants vers l’âge adulte ne soit pas simplement « un processus de conformation au niveau de civilisation de la société dans laquelle vit l’enfant » (p. 109).

D’un autre côté, cette évolution dans le sens d’une démocratisation dans la famille « suppose [de la part] des parents, dont les chances de pouvoir sont bien plus importantes que celles des enfants, un degré de circonspection et de retenue, de civilité si l’on peut s’exprimer ainsi, qui dépasse de loin le degré d’autocontrôle et de retenue que l’on attendait d’eux par le passé – si tant est que l’on ait jadis attendu de la retenue de la part des parents. Comme, en outre, un grand engagement émotionnel entre habituellement en jeu dans la relation parents/enfants, la prescription sociale qui exige d’accorder une autonomie considérable aux enfants débouche sur une situation singulièrement paradoxale et peu aisée à dénouer. » (P. 83-84).

« Une modification si profonde des rapports de domination suppose véritablement de la part des parents, comme on peut le voir, un degré très élevé d’autocontrôle, qui, pris pour modèle et outil éducatif, impose en retour aux enfants un haut degré d’autocontrainte. » (P. 109.) Norbert Elias suppose même, avec une belle lucidité si l’on songe aux exigences d’autonomie toujours plus précoces de certains parents actuels, qu’« on est peut-être même tenté de stigmatiser les enfants qui ne deviennent pas autonomes assez rapidement » (p. 109).

Norbert Elias et la violence éducative

Parmi les modifications du rapport entre parents et enfants, l’une des plus significatives en relation avec l’idée de la civilisation des mœurs est évidemment la tendance à la réduction des punitions corporelles. Par les livres de Philippe Ariès, Lloyd de Mause et Katharina Rutschky, Elias était informé du degré extrême de la violence infligée de tout temps aux enfants. Mais, depuis le XVIe siècle surtout, une prise de conscience s’était produite et, à l’époque où Elias a écrit son article, un bon nombre de pays européens avaient interdit les punitions corporelles dans les écoles. La Suède, en 1979, venait même de les interdire aussi dans les familles mais il ne semble pas que Norbert Elias en ait été informé. Toujours est-il qu’il considère déjà l’interdiction dans les écoles et l’atténuation des punitions corporelles dans les familles comme une étape importante de la civilisation des mœurs et le signe que « la sensibilité des individus à l’égard des actes de violence s’est fortement accrue » (p. 117). Il ne manque cependant pas de remarquer que « les châtiments corporels réservés aux enfants ont [...] échappé plus longtemps que la plupart des autres actes de violence physique à l’anathème » (p. 117), et il est probablement l’un des seuls spécialistes des sciences humaines à avoir observé cela à la date où il écrit. Il voit dans cette évolution à la fois un effet de l’autorité de l’Etat et d’une évolution de la sensibilité liée précisément à la civilisation des mœurs.

Ce renoncement des adultes à la violence sur les enfants paraît d’autant plus remarquable à Elias qu’il exige, d’après lui, « un haut degré d’autocontrôle des parents et des enseignants » sur leur propre corps, la colère « ne pouvant plus se décharger sous la forme de mouvements violents des bras et des jambes » (p. 129). Il s’interroge d’ailleurs sur les éventuelles conséquences psychosomatiques de cette « autocontrainte ». Et il ébauche l’hypothèse que les enfants élevés par des moyens violents restent plus dépendants à l’âge adulte à l’égard de la régulation externe que de la régulation interne, alors que ceux qui ont bénéficié d’une éducation sans violence obéissent davantage à leur propre régulation intérieure6.

A l’actif de Norbert Elias, il faut apprécier à sa juste valeur le fait qu’il ait pris en considération aussi sérieusement le phénomène de la violence sur les enfants pratiquée dans un but éducatif dans son étude sur l’évolution de la violence dans la société. Car c’est loin d’être le cas de la majorité des spécialistes des sciences humaines qui ont traité de la violence. J’ai montré dans mon livre La Violence éducative : un trou noir dans les sciences humaines (éd. L’Instant présent, 2012) le véritable aveuglement dont ont fait preuve les auteurs qui, dans les dernières années du XXe siècle et les premières du XXIe, ont traité de la violence humaine en général. La plupart d’entre eux n’ont pas dit un mot du phénomène de la violence éducative sur les enfants, alors que c’est la forme de violence certainement la plus répandue avec la violence sur les femmes, et celle qui risque d’avoir les conséquences les plus graves vu la vulnérabilité des enfants. A plus forte raison, bien sûr, ces auteurs n’ont à aucun moment émis ni examiné l’hypothèse que cette violence subie dans les premières années de la vie puisse avoir un rapport de cause à effet avec les violences commises à l’adolescence ou à l’âge adulte. Comme on va le voir, Norbert Elias n’a pas pris conscience de ce dernier effet, mais du moins, grâce à la lecture de Philippe Ariès, Lloyd de Mause et Katharina Rutschky, il a fait une place à la violence éducative dans le processus de civilisation des mœurs.

Au-delà de Norbert Elias...

On voit donc que Norbert Elias, malgré son admiration pour la psychanalyse en tant que psychothérapie, s’est considérablement éloigné de la rigidité de l’orthodoxie freudienne. Pour lui, la civilisation des mœurs peut modifier les comportements au point de rendre caduque cette orthodoxie.

Aujourd’hui, au vu des connaissances acquises depuis les années1980, il semble possible de reprendre les hypothèses d’Elias et même d’aller au-delà, pour certaines d’entre elles.

Tout d’abord, on peut se demander si le rapport entre la civilisation des mœurs qu’il met en lumière et l’atténuation des punitions corporelles est bien celui qu’il établit. Pour lui, en effet, cette atténuation n’est qu’un élément parmi d’autres de l’adoucissement général des mœurs. Elle occupe la même place que l’interdiction du duel ou la condamnation de la violence sur les femmes. Elle est une des conséquences du phénomène général de la civilisation des mœurs provoqué par l’influence et les interdits de la Cour et des Etats parlementaires.

Or, si l’on prend en considération toutes les caractéristiques de la violence éducative, il y a de très bonnes raisons de se demander d’abord si elle n’est pas largement la cause de l’extrême violence des mœurs avant le début de leur « civilisation », ensuite si son atténuation n’est pas l’une des raisons de l’atténuation générale de la violence, surtout à partir de la fin du XIXe siècle.

Pour bien comprendre la légitimité de cette hypothèse, il faut prendre en compte tous les aspects de la violence éducative qui en font un phénomène capable d’avoir des conséquences massives et très profondes sur ses victimes. Les punitions corporelles, parce qu’elles étaient vues comme la bonne méthode d’éducation, étaient infligées aux enfants de façon très intense et douloureuse, sous forme de bastonnade et de flagellation ; et c’est encore le cas dans beaucoup de pays. Elles concernaient presque tous les enfants, et ceux qui y échappaient par un comportement de soumission n’échappaient probablement pas à la terreur de la subir. Autrement dit, c’est l’humanité presque tout entière qui les a subies. Elles étaient infligées aux enfants, souvent jusqu’à leur adolescence et parfois leur majorité, tout au long des années où leur cerveau se forme et où leurs neurones s’interconnectent, c’est-à-dire qu’elles participaient à l’organisation du cerveau des enfants et de leur personnalité d’adolescents et d’adultes. Ceux qui les leur infligeaient étaient leurs modèles les plus proches : leurs parents et leurs maîtres, dont le comportement violent s’engrammait en eux et les préparait à le reproduire.

On connaît mieux aujourd’hui les effets de la violence sur les enfants, notamment sur ce que Norbert Elias appelle les « valences » des enfants, c’est-à-dire leurs besoins relationnels. Concernant le besoin d’attachement mis en lumière par John Bowlby, la violence apprend aux enfants par l’exemple qu’elle est une partie intégrante normale non seulement de la relation parents-enfants mais aussi des relations humaines tout court, y compris d’affection. Par le biais du mimétisme, qui est chez les enfants un véritable instinct, elle apprend à leur corps les réflexes et les gestes de la violence. En les obligeant à se protéger par l’insensibilisation et le blindage, elle les amène à se couper de leurs propres émotions et par là de celles des autres, c’est-à-dire à perdre leur capacité d’empathie, qui est le frein le plus efficace à la violence : comment faire souffrir autrui si je souffre avec lui ? Mais quand l’empathie a disparu, la rage refoulée découlant du sentiment d’impuissance ressenti sous les coups des parents et des maîtres cherche à se décharger sur d’autres et, conformément au schéma de la violence des parents sur les enfants, de préférence sur les proches les plus « faibles » : les femmes, les enfants. A quoi il faut ajouter que la pratique de la violence sur les enfants contredit radicalement les préceptes de morale les plus élémentaires et les plus universels que les parents et les éducateurs sont censés leur enseigner : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », ainsi que le précepte de protéger les faibles, symbolisés dans la Bible comme dans presque toutes les religions par « la veuve et l’orphelin » (« Tu n’affligeras point la veuve ni l’orphelin », Exode, 22). Ainsi, même les barrières idéologiques que les religions et les morales ont essayé de mettre à la violence humaine étaient fragilisées, dès l’enfance de presque tous les êtres humains, par le comportement même de leurs parents dans le but de les éduquer.

Quand on a tout cela présent à l’esprit, il semble évident que la violence éducative a dû être pour beaucoup dans l’extrême violence dont l’espèce humaine a été capable sur elle-même tout au long de son histoire. Une violence intraspécifique bien supérieure à celle de toutes les autres espèces animales, et surtout une cruauté intentionnelle qu’on ne trouve nulle part dans le monde animal, en tout cas à l’échelle de nos tortures, massacres et génocides.

Si la violence à but éducatif sur les enfants est en grande partie responsable de la violence humaine en général, et particulièrement, par un effet de répétition de génération en génération, de la violence sur les enfants, il y a de très fortes probabilités que la réduction de la violence sur les enfants soit pour beaucoup dans la réduction générale de la violence humaine, donc dans la « civilisation des mœurs ». A mesure que les enfants étaient moins battus, plus respectés, traités avec plus d’affection et de douceur, ils sont devenus progressivement plus sensibles à la violence, plus choqués par ses manifestations et ont davantage cherché à régler les conflits par d’autres moyens que la violence.

Un autre fait semble le confirmer. On a souvent opposé à la thèse de Norbert Elias le phénomène de la Shoah. Comment le génocide de six millions de Juifs a-t-il pu se produire dans un des pays les plus civilisés et cultivés d’Europe, après trois ou quatre siècles de « civilisation des mœurs » ? Norbert Elias, bien sûr, s’est lui-même posé la question. Il y a répondu dans un de ses derniers livres, (paru en 1989, un an avant sa mort, et non traduit en français), par des arguments empruntés à l’histoire et à la situation politique de l’Allemagne, différente de celle des autres pays d’Europe. Mais il ne semble pas avoir pensé à une autre explication. En France, dès le XVIIe siècle, sous l’influence d’Erasme, Rabelais et Montaigne, des pédagogues catholiques avaient préconisé une atténuation des punitions corporelles dans les écoles. Depuis la fin du XVIIIe siècle, un processus d’interdiction des punitions corporelles par l’Etat avait commencé dès la Révolution, en 1793 où les punitions corporelles avaient été interdites dans les écoles de Paris. Interdiction relayée en 1810 par l’abolition des punitions corporelles dans toutes les écoles primaires, puis en 1834 dans les collèges et, en 1887, dans tous les établissements d’enseignement public. Bien que l’application de ces règlements ne se soit faite que de façon très progressive, elle a certainement contribué à faire baisser le niveau de violence des punitions corporelles dans les familles.

En Allemagne, au contraire, il semble que rien de tel ne se soit produit, et même que la violence dans les familles se soit accentuée au cours du XIXe siècle. En effet, la tradition de battre les enfants reposait en Allemagne sur une quadruple tradition. La tradition religieuse luthérienne d’abord : Luther était un grand adepte des punitions corporelles, et les proverbes bibliques recommandant de frapper les enfants étaient très souvent rappelés dans les temples. La tradition de la discipline prussienne, dans laquelle les châtiments corporels occupaient une grande place qui influençait certainement la vie civile et familiale. La tradition de ce que Katharina Rutschky a appelé la « pédagogie noire », que de nombreux livres de pédagogie recommandaient depuis le XVIIIe siècle. Et enfin, à partir des années 1850, l’influence d’un auteur de livres d’éducation, Moritz Schreber – le père du célèbre Daniel Schreber dont la pathologie a été longuement étudiée par Freud –, qui préconisait de soumettre les enfants à une autorité absolue dès le berceau. Les œuvres de Schreber étaient régulièrement réimprimées et ses principes ont eu une grande influence sur les parents des générations responsables des deux guerres mondiales et du nazisme. La génération des nazis a subi à plein ce mode d’éducation. Quand la plus grande partie d’un peuple a été soumise dès l’enfance à un dressage à la soumission, quand ses compétences relationnelles innées ont été altérées par la violence des premières relations que les enfants ont connues pendant leurs premières années, quand leurs capacités d’empathie ont été réduites, voire anéanties, quand la rage contre les violences subies pendant des années n’a pas pu se retourner contre leurs auteurs, considérés, eux, comme des éducateurs bons et justes, quand on a dit aux enfants pendant des années que c’était « pour leur bien » qu’on les battait, il n’est pas étonnant que, dans une situation de crise comme celle que connaissait l’Allemagne après la guerre de 1914-1918, une bonne partie de ce peuple se soit précipitée dans les bras d’un leader charismatique qui les persuadait qu’ils devaient se battre « pour le bien » de leur pays et leur fournissait des boucs émissaires sur qui épancher leur rage inconsciente. Dans l’autre pays qui a porté une grande part de responsabilité dans la Seconde Guerre Mondiale, le Japon, l’éducation des enfants était aussi très autoritaire et violente, sans qu’aucune évolution ne l’ait atténuée.

Il nous est difficile d’accepter l’idée que la façon dont on traite les enfants puisse avoir le moindre rapport avec la grande Histoire, celle qui aboutit à des conflits intra ou internationaux. Nous avons tendance à penser qu’il y a une disproportion ridicule entre les « petites fessées » que reçoivent les « mioches », les « gosses », les « gamins » et les grands événements sérieux de l’histoire.

Ce sentiment de disproportion a plusieurs causes. Il tient d’abord à notre histoire personnelle. Les gifles, les fessées que nous avons reçues étaient humiliantes. Il nous est donc désagréable de nous les rappeler et, si nous sommes obligés de le faire, nous avons tendance à les tourner en dérision, à les minimiser. De plus, par la culpabilité qu’elles ont fait naître en nous, elles nous poussent à considérer sans indulgence l’enfant que nous avons été, et les enfants en général. Il est significatif qu’un grand nombre de mots qui désignent les enfants soient péjoratifs, voire orduriers, surtout dans la langue la plus populaire, c’est-à-dire la plus répandue : morpion, chiard, morveux, pisseuse...

Comme les punitions corporelles atteignent pratiquement tous les enfants, l’habitude de la dérision conduit à une tendance collective à tourner en dérision toutes ces punitions, à minimiser leur importance et leur influence dans l’histoire de la société, et finalement à les ignorer. Il est étonnant de voir que la majorité des auteurs de sciences humaines, qu’il s’agisse des sociologues, des psychologues, des psychanalystes, des historiens, des philosophes ou de tous ceux qui traitent de la violence humaine en général, oublient presque systématiquement de parler de la violence sur les enfants, surtout à visée éducative. Pour eux, puisqu’elle est avant tout éducative, elle ne fait pas partie de la violence, elle n’est pas du même domaine. La violence, c’est mal, la violence éducative, c’est bien. Même s’ils ne l’explicitent pas, ils considèrent cette forme de violence comme en dehors de leur champ d’étude.

Pourtant, il suffit de réfléchir un peu pour se rendre compte que les conflits collectifs, quelle que soit leur dimension, impliquent de façon plus ou moins directe la masse des individus qui constituent la collectivité. Un conflit ne se déroule pas de la même façon si les individus n’y participent qu’à proportion de son importance objective, et en mesurant les risques qu’il déborde bien au-delà de ses causes réelles, ou si, au contraire, ils réagissent en fonction non seulement du conflit présent, mais de motivations ou d’impulsions inconscientes venues du fond de leur enfance et qui n’ont rien à voir avec le conflit lui-même. Parce qu’ils ont été habitués à se soumettre dans leur enfance, cela les amène à se soumettre à des autorités irresponsables, à obéir à de vieilles rages accumulées depuis des années et qui trouvent à se satisfaire dans le conflit. Dans ces conditions, on peut s’attendre à ce que même un conflit qui aurait pu se régler par le dialogue et des compromis aboutisse à des violences sans nom.

Les violences qui se manifestent dans une société et qu’elle peut exporter au-delà de ses frontières sont pratiquement toujours proportionnelles au niveau de violence éducative qu’elle pratique. Les sociétés allemande et japonaise de la première moitié du XXe siècle avaient subi, à travers le corps, l’affectivité et l’intelligence des hommes et des femmes qui les composaient, des formes de violence et d’autoritarisme extrêmes. La société française du XIXe siècle, dans laquelle la violence éducative était encore couramment au niveau des bastonnades et des flagellations, était sujette à des crises sociales d’une extrême violence. Des conflits pourtant limités dans le temps (d’une durée de quelques jours) et dans l’espace (une ville, voire un quartier d’une ville) pouvaient y produire des centaines, voire des milliers de morts. Les révolutions de 1830 et 1848, la Commune de Paris, les émeutes liées à la révolte des Canuts, celles liées à l’enterrement du général Lamarque en sont des illustrations. Au XXe siècle, où la violence éducative a sensiblement perdu en intensité pour se réduire souvent à des coups donnés à main nue, le niveau de la violence dans les conflits entre Français a considérablement baissé : Mai 68, pour un mois de grève dans tout le pays, a causé la mort de cinq ou six personnes, c’est-à-dire trop, mais infiniment moins que les massacres qu’aurait certainement produits un conflit de même durée et de même étendue géographique au XIXe siècle. Aujourd’hui, les conflits multiples du Moyen-Orient se déroulent dans une région où le niveau de la violence éducative est probablement supérieur à ce qu’il était en France au début du XIXe siècle et dans les siècles antérieurs.

Pour apprécier le niveau de violence des sociétés, il faut tenir compte de la violence des conflits qui peuvent s’y déclencher ou qu’ils peuvent exporter, mais aussi de la délinquance, de la criminalité, de la corruption, de la violence sur les femmes et les enfants qui y sont pratiquées. Si ces formes de violence sont fréquentes, même dans une société apparemment paisible, c’est le signe que des conflits extrêmement violents peuvent y naître en cas de crise. En dehors des périodes de crise, en effet, la violence sociale due à la violence éducative se manifeste sous la forme de ces violences que l’on peut dire ordinaires, mais qui peuvent être très cruelles et meurtrières pour les victimes. Dans ces sociétés apparemment en paix, la violence qui, en cas de crise, prendrait une forme éruptive et catastrophique, se manifeste déjà, un peu comme les fumeroles sur les flancs d’un volcan, sous la forme de délinquance, de criminalité, de violence routinière sur les femmes, les enfants, les handicapés ou certaines minorités.

Bien sûr, la violence éducative n’est pas la cause directe des conflits. Ces causes peuvent être multiples : politiques, sociales, économiques, religieuses, etc. Ce qui est en grande partie conditionné par le niveau de la violence éducative d’une société, c’est le niveau de violence, d’acharnement et de cruauté auquel ont recours les protagonistes du conflit. Le fait de ne pas distinguer entre conflit et violence prend aussi sa source dans la violence éducative elle-même : dans la mesure où les enfants ont acquis, selon l’exemple de leurs parents, le réflexe de résoudre les conflits de la vie quotidienne par la violence des coups ou autres punitions corporelles ou humiliations, ce réflexe leur reste sous forme d’impulsivité. La seule attitude adaptée à une situation de conflit leur semble être la violence, puisqu’ils n’en ont jamais appris d’autre. Et peu leur importent les conséquences que son déchaînement peut provoquer.

L’année même où Norbert Elias publiait sa conférence sur la « civilisation des parents », Alice Miller publiait en Allemagne son livre C’est pour ton bien, où elle montrait d’une part qu’à l’origine de la majorité des violences commises, il y a des violences subies dans l’enfance, dont notamment toutes celles qui sont infligées aux enfants dans le cadre de l’éducation, et d’autre part qu’à la base de la violence destructrice d’un Adolf Hitler il y avait les multiples violences et humiliations subies pendant son enfance de la part de son père. Dans ses livres suivants, elle a analysé de la même façon les enfances des autres dictateurs du XXe siècle, Staline, Mao Zedong, Ceausescu, Saddam Hussein, dont l’enfance a été marquée aussi par la violence et qui ont pris le pouvoir sur des peuples dont les méthodes éducatives n’avaient pas connu le processus de civilisation des mœurs analysé par Norbert Elias. Comme lui, Alice Miller avait pris ses distances à l’égard de la théorie des pulsions de Freud et avait même rompu avec la psychanalyse, après l’avoir exercée pendant plus de vingt ans.

Il serait temps aujourd’hui, surtout en France, que l’on prenne conscience des effets ravageurs de la méthode d’éducation la plus courante depuis des millénaires partout dans le monde, et qu’on suive les recommandations de toutes les institutions internationales (UNICEF, Comité des droits de l’enfant, OMS, Conseil de l’Europe...) qui demandent à tous les pays d’interdire toute forme de violence physique, verbale ou psychologique à l’égard des enfants. C’est à ce prix seulement que pourra continuer à se développer et se consolider la « civilisation des mœurs » mise en évidence par Norbert Elias.


Compte-rendu du dernier livre de Norbert Elias, Les Allemands

Le livre que Norbert Elias a consacré aux Allemands a paru en langue allemande en 1989, un an avant sa mort, sous le titre Studien über die Deutschen. Il vient d'être publié en français, en mai 2017, sous le titre Les Allemands. Il est composé en fait de six parties écrites à des dates différentes. La partie intitulée Civilisation et violence, datée de 1980, est contemporaine de la conférence La Civilisation des parents, dont il a été question dans le précédent compte-rendu. L'introduction, elle, a été écrite pour l'édition allemande, donc un peu avant 1989. Les autres parties sont plus anciennes.

Le but de la plus grande partie de ce livre est de mettre au jour les raisons du développement de la barbarie nazie et de l'adhésion qu'elle a rencontrée dans la majorité de la population allemande. Le développement du nazisme dans un pays aussi civilisé que l'Allemagne et son entreprise d'extermination des Juifs, des Tziganes, des homosexuels, contredit en effet la thèse générale de Norbert Elias sur le processus continu de civilisation en Europe.

Comme je l'ai dit dans le compte-rendu précédent, Elias refuse la thèse de Konrad Lorenz sur l'agressivité innée. Il pense au contraire que « par nature, les hommes sont disposés à vivre en commun avec d'autres hommes » (p. 230). Pour lui, c'est par l'étude de « la manière dont les hommes sont liés dans des groupes » (id.), autrement dit par la sociologie, qui comprend aussi l'étude du groupe familial, que l'on peut expliquer des phénomènes comme le nazisme.

Les raisons du développement du nazisme et de l'assentiment de la majorité des Allemands

Pour Norbert Elias, si le nazisme a pu prospérer en Allemagne, c'est en grande partie à cause de la tradition du despotisme impérial allemand qui donnait à une caste aristocratique et guerrière une situation privilégiée. Lorsqu’une importante classe bourgeoise a commencé à se développer, dans le courant du XIXe siècle, cette classe a été fortement influencée par la caste militaire, notamment par le biais des associations d'étudiants, auxquelles tous les étudiants, quelle que soit leur origine, étaient tenus d'adhérer. Or, ces associations, influencées par les mœurs militaires, étaient organisées sur un mode hiérarchique. Les nouveaux adhérents étaient étroitement soumis à l'autorité des aînés, auxquels ils devaient obéissance dans toutes les circonstances de la vie. Ainsi, un « bizut » invité à boire par son supérieur dans l'association devait impérativement remplir de bière le bock de celui-ci et, quel que soit son état d'ébriété progressive, remplir son propre bock de la même façon, jusqu'à ce que son supérieur, plus habitué aux beuveries, arrête de boire. Les associations d'étudiants avaient aussi hérité de la caste militaire le devoir de « donner satisfaction », c'est-à-dire de provoquer en duel quiconque portait atteinte à leur « honneur » ou à l'« honneur » de l'association. Les balafres au visage subies au cours de ces duels étaient arborées comme des preuves de courage, à tel point que certains se les faisaient eux-mêmes infliger artificiellement7. Cette soumission aux aînés était supposée indispensable pour apprendre à commander. Ainsi, bien avant le développement du nazisme, des réflexes puissants de soumission à l'autorité avaient été acquis par la bourgeoisie : « Jusqu'en 1918, l'Allemagne a été gouvernée de manière absolutiste, malgré quelques limitations introduites après 1871 dans le Reich grâce auxquelles les partis gagnèrent en puissance. La structure de la personnalité des Allemands s'était adaptée à cette tradition absolutiste ininterrompue durant des siècles. En outre, les formes militaires de soumission et de supériorité, d'obéissance et de commandement, servaient largement de modèles pour les relations humaines dans d'autres sphères. Elles étaient sensibles dans le comportement de la hiérarchie bureaucratique, au sein de la police et – ajoute Norbert Elias –, bien évidemment, dans les familles. En tous ces domaines et en bien d'autres, les modèles de l'Etat autoritaire jouaient un rôle central. »

Il n'est donc pas étonnant qu'au moment de la chute de l'Empire, en 1918, le régime parlementaire de la République de Weimar ait rencontré d'énormes difficultés à s'imposer : « Lorsque, en fonction des structures de pouvoir d'une société, la stratégie de l'ordre et de l'obéissance est particulièrement haut placée dans le canon des rapports sociaux, on comprend que les stratégies de la persuasion et de la conviction par la discussion (stratégies propres au système parlementaire) soient peu estimées. Dans un tel milieu, l'art de la discussion a peu de chances de se développer et l'habileté au sein de pareille stratégie en souffrira. » (P. 94.)

L'ordre hiérarchique, dans lequel les ordres se transmettent de haut en bas et où les inférieurs obéissent aux supérieurs, paraît aussi beaucoup plus simple et rationnel que le système parlementaire où de multiples conflits apparaissent et doivent être résolus par la discussion. Le système absolutiste, s'il est frustrant par certains côté, notamment la nécessité d'obéir quoi qu'il en coûte, est plus reposant et en apparence plus propre à instaurer la paix. D'autant plus que, s'il est contraignant d'un côté, d'un autre côté, par l'identification à l'oppresseur, il apporte à celui qui se soumet, s'il n'est pas tout à fait au bas de l'échelle sociale, la satisfaction de soumettre à son tour ceux qui lui sont inférieurs. Pour représenter cette situation, une image familière était utilisée en Allemagne, celle du « cycliste » qui courbe certes le dos, mais qui appuie lui-même fortement sur les pédales, à savoir le dos de ceux qui lui sont inférieurs.

Et Norbert Elias reprend l'analyse de la personnalité autoritaire telle que Theodor Adorno l'a formulée, mais en montrant son lien avec la structure d'ensemble de la société : « La structure de la personnalité des hommes dont le contrôle individuel dépend pour l'essentiel de contraintes externes, donc de directives énoncées par d'autres qui sont, de leur côté, habitués à transmettre ces directives par des ordres, a souvent été décrite et discutée dans le cadre d'une théorie de la personnalité autoritaire. L'hypothèse implicite et fondamentale avancée est que les hommes développent, en étant formés par telle structure familiale, le syndrome de la structure de caractère correspondante. Cette explication […] ne suffit pas. La structure familiale autoritaire est elle-même très étroitement liée à celle de l'Etat autoritaire. Pour l'admettre, il est nécessaire de considérer l'organisation de l'Etat comme en devenir, comme aspect d'un processus à long terme. »

Une telle structure de personnalité entraîne, selon Elias, deux conséquences.

D'abord la facilité du passage de la frustration à la violence. Il illustre ce passage par l'exemple des gardiens de camps de concentration : « La plupart des gardiens étaient issus des couches les moins éduquées de la société allemande. Nombre d'entre eux étaient apparemment de jeunes paysans. Très tôt, ils avaient appris à se soumettre à la pression terrible et impitoyable venue du haut, laquelle imprégnait le régime tout entier. En leur qualité de gardiens de camps, eux qui avaient été habitués à être brimés par autrui, étaient probablement pour la première fois en capacité de fouler aux pieds d'autres personnes. Tous leurs désirs cachés contenus par la nécessité de réprimer les impulsions hostiles envers les supérieurs, ou par celle de se soumettre de bon gré à la discipline sévère requise par le régime au nom d'une idole dure et tyrannique, tout en étant imposés par leur identification sécurisante au régime, purent éclater au grand jour, comme de la vapeur d'eau libérée sous haute pression, à travers leur attitude à l'égard des personnes qu'ils étaient encouragés à considérer comme des inférieurs, outre qu'elles étaient absolument démunies. Dans leurs relations avec les prisonniers, les gardiens étaient donc en mesure de jouer le rôle de gardiens et d'oppresseurs. » (P. 500.)

La deuxième conséquence de cette structure de la personnalité acquise dans un système autoritaire, c'est, pour Elias, la perte de la capacité de compassion. Dans les associations d'étudiants, il s'agit de « serrer les dents pour devenir des hommes » (p. 152) car « les manquements sont punis, impitoyablement, sans la moindre compassion » (p. 152). Même s'il y existe un certain sentiment de solidarité, « souvent, un moment de faiblesse d'un des membres suffisait à susciter chez l'autre, même si c'était métaphoriquement, l'envie de frapper » (p. 149). « Qui se montrait faible ne valait rien. Au fond, les gens étaient éduqués, dès qu'ils se trouvaient face à un plus faible, à frapper fort, pour lui faire sentir sans équivoque la supériorité qu'on avait sur lui et l'infériorité qui était la sienne ; et la faiblesse était méprisable. » (P. 147.)

Tout ceci concerne l'ensemble du système absolutiste et dictatorial dont l'autoritarisme familial n'est qu'un aspect. Mais quelle place Elias donne-t-il à cet autoritarisme dans le dernier de ses livres ?

La place de la violence éducative et de l'autoritarisme familial dans Les Allemands

Dans Les Allemands, ce que dit Norbert Elias des enfants est parfois ambigu. Ainsi, pour prouver qu'une « profonde transformation civilisatrice de toute la structure de la personnalité » sous l'influence de l'Etat s'est produite, transformation qui fait que « la plupart d'entre nous ne songent que rarement, lors d'un différend, à se jeter sur l'adversaire et à entamer une rixe », il cite l'exemple des nourrissons, qui, « dans quelque société qu'ils naissent, se défendent spontanément en jouant des pieds et des mains » et des enfants « qui se chamaillent volontiers, échangent nombre de coups » (p. 233). Ce serait donc la « pacification due à l'organisation étatique » qui aurait fait, d'enfants spontanément violents, des adultes capables de contenir leur agressivité. Mais on sait aujourd'hui que les mouvements désordonnés des nourrissons, s'ils témoignent d'une émotion, ne sont pas nécessairement un comportement défensif et encore moins violent. Quant aux enfants plus âgés, leur tendance à échanger des coups dépend largement de la manière dont ils ont été traités par leurs parents ou par d'autres personnes de leur entourage. A condition qu'ils n'aient pas été traités avec violence dans leurs premières années, ces comportements disparaissent une fois passé le cap des trois-quatre ans. Autrement dit, c'est bien davantage l'exemple du comportement des parents, quand ils se comportent sans violence, que « la pacification due à l'organisation étatique » qui explique que la plupart des gens ne se jettent pas sur leur adversaire en cas de différend. Et Norbert Elias est bien davantage dans le vrai quand il évoque la « disposition naturelle des hommes à vivre en commun » (p. 230), disposition qui se manifeste dès le plus jeune âge par de multiples comportements relationnels : offrande, consolation, réconciliation, sollicitation... Aussi peut-on se demander si la réduction du niveau de la violence éducative dans les familles ne joue pas un rôle beaucoup plus important que celui que lui attribue Norbert Elias. Et même si, d'une certaine façon, ce n'est pas cette réduction qui est à l'origine de l'adoucissement des mœurs politiques et sociales.

Mais par ailleurs, Norbert Elias établit à deux reprises un parallélisme entre l'influence des parents sur les enfants et l'influence de l'Etat sur la société. « L'hypothèse implicite et fondamentale avancée est que les hommes développent, en étant formés par telle structure familiale, le syndrome de la structure de caractère correspondante. Cette explication […] ne suffit pas. La structure familiale autoritaire est elle-même très étroitement liée à celle de l'Etat autoritaire. Pour l'admettre, il est nécessaire de considérer l'organisation de l'Etat comme en devenir, comme aspect d'un processus à long terme. » (P. 384-5.)

Le second parallélisme est développé beaucoup plus longuement. Elias présente le cas d'un enfant « qui serait souvent battu par son père colérique lorsque à ses yeux il s'est mal conduit ». L'enfant pourra s'abstenir de ce comportement en raison de la contrainte extérieure exercée par la violence de son père, mais ne développera pas ses contraintes propres : « Il reste dépendant de la menace d'autrui. » En l'absence de la menace de la sanction paternelle, il serait « dans une large mesure livré à ses propres pulsions haineuses et hostiles. La probabilité qu'il devienne à son tour quelqu'un qui donnera des coups est très grande, donc qu'il prenne sans le savoir son père pour modèle ».

Cet exemple peut tout à fait, selon Elias, se « transposer à des systèmes politiques ». Dans un système absolutiste et policier, la structure des personnalités « reste indexée à une contrainte étrangère, à un puissant recours à la force qui, de l'extérieur, menace de sanctions ». Un régime non absolutiste, au contraire, « correspond à un modèle éducatif où ce n'est pas par le bâton, par la violence punitive, mais par la persuasion et la discussion qu'on élabore chez l'individu cet appareil de contrôle ». D'où la difficulté de passer d'un régime absolutiste à un régime parlementaire : « Ces difficultés sont si grandes qu'il faut habituellement trois, quatre ou cinq générations avant que réussisse la mobilisation des structures de la personnalité dans la forme non violente de la lutte parlementaire. » (P. 53.)

On voit que, dans ce parallélisme, Norbert Elias, bien qu'il attribue une grande importance à l'influence de l'éducation, mauvaise ou bonne, reste encore dépendant du système de pensée psychanalytique qui attribue à l'enfant des « pulsions haineuses et hostiles », ce qui l'amène à penser que seule l'action des adultes, par la persuasion et la discussion, peut élaborer chez l'enfant un « appareil de contrôle propre ». Alors que dans une note de son article Civilisation et violence, il écrivait : « Par nature, les hommes sont disposés à vivre en commun avec d'autres hommes, avec la nature, comme à affronter les conflits qui en font partie. » (P. 230.) Or, à ses yeux, le fait d'affronter les conflits n'inclut pas nécessairement la violence. Dans sa conclusion à ses Réflexions sur la République fédérale, datées de 1977-1978, c'est-à-dire au moment où sévissait le terrorisme de la « bande à Baader », il écrit : « Des luttes entre classes et entre partis sont inévitables ; ce qui ne l'est pas, c'est le caractère de plus en plus passionnel et excessif que prennent ces luttes. » (P. 562.)

Sous la thèse principale de Norbert Elias, qui consiste à dire que c'est l'Etat qui assure le processus civilisateur, on sent souvent poindre une autre idée. Celle selon laquelle ce serait la nature même des hommes qui, moins elle est contrainte et plus elle est laissée libre de développer ses capacités, agit sur les Etats pour les rendre plus démocratiques, plus respectueux de la liberté des individus. Grâce à leur disposition naturelle à vivre en commun, grâce à leurs capacités relationnelles, les hommes parviendraient de mieux en mieux à organiser l'Etat de manière à résoudre sans violence les inévitables conflits de la vie sociale. Or, c'est dans la vie familiale que les individus, à l'époque où ils sont le plus malléables et vulnérables, commencent à faire l'expérience de la contrainte violente ou au contraire de la liberté. C'est donc là, ainsi qu'à l'école, que se forment les futurs citoyens portés à se soumettre inconditionnellement ou à faire pression pour élargir les possibilités de liberté dans la société où ils vivent.

Plusieurs indices permettent de penser que Norbert Elias a évolué dans le sens d'une reconnaissance plus grande de l'importance de l'éducation familiale. Ainsi, dans son introduction au livre, qui date de 1989, donc des toutes dernières années de sa vie, Elias évoque la différence entre les sociétés hollandaise et allemande. La Hollande, qui a longtemps été une république bourgeoise, n'a pas connu comme l'Allemagne la soumission à un système absolutiste, et cela transparaît dans les rapports entre parents et enfants dans les deux pays. « On a souvent dit – ce que confirment les observations – que les Hollandais accordent plus de libertés à leurs enfants que les Allemands ; en bon allemand, cela signifie que les enfants hollandais sont moins bien élevés. » Mais le résultat est que l'attachement à l'égalité était beaucoup plus fort en Hollande, où « cultiver l'égalité passe avant tout ».

D'autre part, Elias commente longuement une déclaration d'un terroriste allemand issu d'un milieu ouvrier, Michael Baumann dans son livre Comment tout a commencé. Baumann différencie son propre rapport à la violence de celui d'un intellectuel qui « tire d'une abstraction le moment où il va faire usage de la force parce qu'il dit qu'il fait la révolution en raison de l'impérialisme ou pour d'autres mobiles théoriques. C'est de là qu'il déduit sa prétention à pouvoir user de violence à l'égard des autres. […] Il évalue les choses avec sa tête. » Les fils d'ouvriers, eux, réagissent bien autrement : « Nous avons vécu avec la violence depuis notre enfance ; il y a une cause matérielle à cela. Quand c'était jour de paie, le vieux rentrait saoul à la maison et commençait par battre la mère ; et toutes les histoires sont comme ça. A l'école, tu te bagarres ; s'imposer à coups de poing, c'est tout à fait normal ; tu te bagarres au travail, tu te bagarres dans les bistrots ; tu as un rapport plus sain à la force. La violence est pour toi une chose très spontanée, avec laquelle tu t'arranges très facilement. » (P. 313.)

Pour Norbert Elias, « ces remarques sont à la fois proches de la réalité et pertinentes du point de vue théorique ». Il considère donc que la violence subie directement ou indirectement (par la vue des coups donnés à sa mère) dans le milieu familial prédispose à la violence les enfants, puis les adolescents et les adultes qu'ils deviennent, indépendamment du contexte d'oppression général par l'Etat. Et elle ne les prédispose pas seulement à la violence dans la vie quotidienne, mais aussi dans la vie politique, puisque Baumann pense être devenu plus facilement terroriste qu'un jeune bourgeois, d'après sa propre explication, parce qu'il a « vécu avec la violence depuis [son] enfance ».

Il est regrettable que Norbert Elias n'ait pas été informé plus précisément sur la réalité et la quasi-universalité de la violence éducative infligée aux enfants. Il croyait par exemple que ce que Baumann dit avoir subi ne concernait « certainement qu'une minorité de familles ouvrières » et que les « jeunes intellectuels bourgeois » étaient « issus de familles très paisibles au sein desquelles l'usage de la force physique dans les rapports de domination entre parents et enfants [était] proscrit ». Il croyait également que le recours aux châtiments corporels était interdit en Allemagne, alors que l'interdiction dans ce pays ne date que de l'année 2000.

Il est regrettable aussi qu'il n'ait pas pris conscience de la réactivation de l'usage des punitions corporelles, au milieu du XIXe siècle, par les théories éducatives de Schreber mentionnées dans le précédent compte-rendu, réactivation qui s'ajoutait à la tradition luthérienne et prussienne pour encourager les parents à battre leurs enfants. Au même moment, en France, l'Etat prenait plusieurs mesures d'interdiction des punitions corporelles dans les écoles, et cela depuis la Révolution de 1789.
On a vu dans le compte-rendu précédent que Norbert Elias ne semblait avoir vraiment pris conscience de l'importance de la « civilisation des parents » dans le processus général de civilisation des mœurs qu'un peu avant 1980, dix ans avant sa mort. Trop tard sans doute pour envisager un rééquilibrage de sa théorie en accordant d'abord une responsabilité beaucoup plus grande à la violence éducative dans la brutalité des mœurs avant le début du processus de civilisation, puis à la réduction du niveau de cette violence dans le processus de civilisation lui-même.

L'action des Etats centralisés dans la réduction du niveau de la violence générale et dans l’adoucissement, des mœurs doit beaucoup à un petit nombre d’écrivains qui semblent avoir bénéficié à la fois d'une éducation plus douce que la majorité des enfants et de la capacité à se faire entendre des autorités par le biais de leurs ouvrages. C'est en tout cas ce que permet de constater, pour ce qui concerne la France, l'influence des trois auteurs de la Renaissance qui sont en grande partie à l'origine des grandes réformes de l'éducation, Erasme, Rabelais et Montaigne, qui ont en commun d'avoir eu une relation privilégiée avec leur père.

On pourrait penser que le problème de l'attribution de la responsabilité de l'adoucissement des mœurs à l'Etat ou à la famille est du même ordre que celui de l'antériorité de l'œuf ou de la poule. Mais, vu la pression qu'exerce en permanence dans l'histoire la montée des générations nouvelles qui sont en quelque sorte les infrastructures des structures hiérarchiques que sont les Etats, il semble plus logique de penser que c'est de l'attitude des individus qui forment ces générations, et des familles où ils sont nés, que dépendent aussi bien la brutalisation des mœurs8 que leur adoucissement.


Notes
1 à 6 : Au-delà de Freud... et de Norbert Elias
7-8 : Compte-rendu du dernier livre de Norbert Elias, Les Allemands


  1. « Un aspect des processus de civilisation susceptible d'avoir une incidence sur la recherche psychosomatique », 28 juin 1988. []
  2. Lettre à S. H. Foulkes, 2 9 41. Elias, IV, 982. []
  3. DLA Elias, III, 725, “Psychoanalysis and Sociology”, p. VV 28. []
  4. Dictionnaire de psychologie de Norbert Sillamy (éd. Larousse). []
  5. Ces deux derniers livres ont également influencé Alice Miller, qui, en 1978, avait fait paraître son second livre : C'est pour ton bien, où elle montrait que les violences commises par les adolescents et les adultes prenaient leur source dans les violences subies dans l'enfance. []
  6. Note de l'OVEO : cette distinction entre régulation interne et externe évoque celle, analysée entre autres par Alfie Kohn, entre motivation intrinsèque et extrinsèque, cette dernière pouvant cependant aussi être "intériorisée" sans être une vraie "régulation intérieure" au sens de Norbert Elias. []
  7. La fameuse Mensur décrite en détail par Jerome K. Jerome en 1900 dans Trois Hommes en balade, voir notre article sur l’enfance des nazis. (Note C.B.) []
  8. La brutalisation est un concept historiographique majeur, élaboré par George L. Mosse, historien américano-allemand du XXe siècle, dans son ouvrage De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, publié en 1990. []