Quand on a rencontré la violence pendant l'enfance, c'est comme une langue maternelle qu'on nous a apprise.

Marie-France Hirigoyen.

Solitude

Témoignage reçu en réponse au questionnaire du site.

 
- Avez-vous subi vous-même de la violence éducative au cours de votre enfance ? Sous quelle forme ?
Je dirais avoir reçu quelques fessées (déculottées ou pas). Le mot « quelques » témoignant d'une part de ma difficulté à établir à quelle fréquence et d'autre part de la quasi-certitude qu'elles étaient relativement rares (je dis « quasi-certitude » parce que, ayant appris récemment que mon père m'avait plongé la tête sous l'eau pour me calmer, ce que je ne me rappelais absolument pas, je me suis rendu compte à quel point la mémoire peut nous faire défaut). C'est pourquoi je dirais, sans certitude, une par trimestre. Il me semble en avoir reçu davantage de mon père que de ma mère. J'ai le souvenir très précis d'une gifle magistrale administrée par ma mère. Il est également possible que j'aie subi des douches froides (mon père en était adepte), mais je ne m'en souviens plus.

- A partir de et jusqu'à quel âge ? Par qui ? (père, mère, grands-parents, autre personne de la famille ou de l'entourage, enseignant...)
Je suppose que cela a commencé vers mes cinq ans, mais il est possible que ça ait été antérieur. Mon père a cessé de me donner des fessées vers mes 11 ou 12 ans, à partir du jour (resté gravé dans ma mémoire) où il essaya de me déculotter alors que j'avais déjà entamé ma puberté et que je me débattis avec l'énergie du désespoir.
Quant à ma mère, il me semble qu'elle ne m'a plus administré ni fessée ni gifle au-delà de mes 10 ans. Néanmoins, après un bond de plus d'une dizaine d'années, il y eut un incident pathétique dont j'ai honte encore aujourd'hui, à la fois pour elle et pour moi : quand elle apprit que j'avais sombré dans la boulimie, elle me donna un coup de pied au postérieur. Aussi humiliant que ridicule quand on a 20 ans… Elle était démunie sans doute.
Par ailleurs, du CP au CE2 (années 1981 à 1984), j'ai eu des institutrices qui donnaient couramment des coups de règle sur les doigts et qui tiraient les cheveux des enfants (on m'a tiré les cheveux au moins une fois). Il y eut (événement unique en son genre, si ma mémoire est bonne) un petit garçon qui reçut une fessée déculottée devant toute la classe : cela m'a beaucoup marquée.

- Cette ou ces personnes avaient-elles elles-mêmes subi de la violence éducative dans leur enfance ? De quel type, pour autant que vous le sachiez ?
Mes parents ont eux-mêmes subi la violence de leurs parents, plutôt de leurs pères il me semble. Ma mère moins que mon père je suppose, et moins violemment. Mon grand-père paternel frappait assez souvent ses fils à coups de ceinture (d'ailleurs, mon père a perpétué cette tradition avec mes frères ; ma qualité de fille m'a valu de ne pas avoir eu droit à ce type de châtiment).

- Vous souvenez-vous de vos sentiments et de vos réactions d'alors (colère, tristesse, résignation, indifférence, sentiment d'injustice ou au contraire de l'avoir "bien mérité"...) ?
Il m'est difficile de me remémorer les sentiments que j'éprouvais alors parce que, il y a quelques mois encore, je minimisais les conséquences de ces coups. Je vais cependant essayer : avant que la fessée arrive, je tentais de fuir, habitée par la peur, et puis, quand je n'avais plus d'issue pour y échapper, je me repliais sur moi-même en attendant que ça finisse. Après le châtiment, paradoxalement, ce qui domine dans ma mémoire est un mélange d'indifférence et de fierté de m'être distinguée de mes sœurs et frères en méritant, par mon attitude transgressive, une « marque de distinction ».

- Avez-vous subi cette(ces) épreuve(s) dans l'isolement ou avez-vous eu le soutien de quelqu'un ? Quelles étaient les conséquences de cette violence lorsque vous étiez enfant ?
Comme il me paraissait normal d'être frappée et que cela n'arrivait pas souvent, je ne pense pas m'être sentie seule ou avoir manqué de soutien (puisque je n'en ressentais pas le besoin) dans cette circonstance particulière. En revanche, d'autres faits me semblent avoir été bien plus déterminants dans les sentiments de grande solitude et d'anxiété qui m'ont habitée dès l'enfance. Ces faits relèvent davantage de la violence psychologique (sans intention de la donner car mes parents, comme beaucoup de parents, ont voulu bien faire, mais le manque de temps, de connaissance des besoins de l'enfant, courant encore à cette époque, certains automatismes éducatifs hérités de leurs parents respectifs, les ont amenés à faire beaucoup d'erreurs).
Le premier événement traumatique fut un séjour à l'hôpital d'une dizaine de jours sans voir ma mère alors que j'avais 18 mois (mon père est venu me rendre visite épisodiquement), à une époque où les gens étaient encore mal renseignés sur les effets néfastes d'une séparation à cet âge : je suis rentrée de ce séjour très angoissée. A 2 ans et demi, mes parents me laissèrent une semaine à des amis, ce qui raviva le premier sentiment d'abandon non réparé. Ces choix faits par mes parents ont été induits, je pense, principalement par l'éducation que ma mère a reçue de sa propre mère, femme assez austère, adepte de l'autonomie précoce des bébés (ne pas les prendre dans les bras quand ils n'ont aucune raison « objective » de pleurer, sinon ils en demandent toujours plus, tyrannisent en somme ; laisser pleurer un bébé jusqu'à épuisement pour qu'il s'endorme ou se rendorme seul la nuit…).
Ensuite, je suis l'aînée d'une fratrie de 6 (venus au monde en 10 ans) : ma mère a vite été débordée et a manqué de temps et de patience pour « faire dans le détail ». J'ai été extrêmement jalouse de ma 1ère sœur (jalousie exacerbée par le sentiment d'abandon je pense), puis assez violente et méchante avec mes frères et sœurs. Je pense avoir, en partie, le profil de l'enfant doué que décrit Alice Miller dans son livre. Mes parents ont eu tendance à ne pas me laisser extérioriser mes sentiments négatifs. Au début, je les exprimais malgré tout, ce qui me valait l'étiquette d'enfant « difficile », puis un jour j'ai décidé de ne plus rien laisser paraître, de faire ce que l'on attendait de moi, mais le malaise a crû intérieurement jusqu'à me mener à la dépression à l'âge adulte. J'étais aussi mal à l'aise dans la sphère familiale qu'à l'extérieur (l'impasse était partout) où j'étais très vulnérable, où je n'avais pas confiance en moi. J'ai donc été la proie assez facile de harceleurs à l'école (heureusement pas quotidiennement) : je n'en ai jamais parlé à mes parents, ce qu'expliquent le manque de dialogue entre moi et eux et au fond la carence affective. D'autre part, j'ai pratiqué (rarement) l'auto-mutilation dans l'espoir que quelqu'un se rende compte de ma souffrance, plus tard les tentatives de suicide.
Bref, je viens de développer des choses qui n'entrent pas tout à fait dans le registre des châtiments corporels, mais qui me semblent importantes parce que je les trouve plus à la source de ma dépression que les coups en eux-mêmes. Je pense cependant, après avoir lu les écrits d'Olivier Maurel sur la dangerosité des châtiments corporels, qu'ils s'inscrivent dans ce tout et qu'ils ont dû jouer énormément dans la fracture qui existait et existe encore entre mes parents et moi.

- Quelles en sont les conséquences maintenant que vous êtes adulte ? En particulier vis-à-vis des enfants, et notamment si vous êtes quotidiennement au contact d'enfants (les vôtres, ou professionnellement) - merci de préciser le contexte ?
Les conséquences de ce que j'ai vécu enfant sont désormais immenses, surtout depuis que je suis mère (événement qui a joué un rôle de révélateur). D'abord, j'ai longtemps hésité à l'être. Puis je suis devenue la mère tardive d'un petit garçon (à 38 ans). En lisant énormément de livres sur la pédagogie pendant ma grossesse et encore maintenant, j'ai pris conscience du caractère néfaste de certaines pratiques de mes parents et j'ai, dès la naissance de mon fils, pris le contre-pied de leur méthode (certaines tensions se sont d'ailleurs nouées entre ma mère et moi, mais à demi-mot, sourdement, conformément au fait que j'ai toujours appris à taire mes sentiments ; c'est très pesant). Je n'ai jamais laissé pleurer mon enfant, excepté 7 minutes (de trop à mon sens, sur les conseils d'une pédiatre-ancienne école), je suis très attentive à ses besoins, mais le fait de ne pas avoir encore dénoué toutes les angoisses venues de mon enfance, me met dans un état de tension quasi-permanent. Cela ne se voit pas, du moins j'espère, parce que je ne veux à aucun prix que mon fils en pâtisse. Je suis parfois traversée de pulsions violentes quand mon fils, par exemple, renverse quelque chose, pulsions qui restent intérieures et qui, selon moi, ont pour origine le refoulement de mes mauvais sentiments pendant l'enfance et la violence que mes parents m'ont transmise.
J'avais déjà connu ces pulsions à l'époque où j'avais été jeune fille au pair. Ma mère, dans un déni total de ce que j'avais mal vécu en tant qu'aînée, répétait souvent que ma position d'aînée faisait de moi une nurse parfaite (j'ai maintes fois reçu des éloges à ce propos). J'ai donc agi conformément à cette réputation que l'on me faisait, alors qu'intérieurement, quand je m'occupais d'enfants, j'étais souvent au bord de la rupture (j'ai même fait du mal à certains d'entre eux ; quand j'y pense maintenant, cela me fait horreur et honte, mais je dois tout de même préciser ce que j'ai fait : il m'est arrivé de jeter un bébé qui pleurait sur un lit, de pincer une petite fille, bébé également, et de plonger la tête d'un petit garçon qui ne voulait pas manger dans son assiette. Sinon, le reste du temps, je me contrôlais. En général, j'ai surtout retourné la violence contre moi) ou dans un état d'anéantissement de toute mon énergie.
A la naissance de mon fils, j'ai vécu une chose terrible : dès le soir de mon accouchement, j'ai eu des phobies d'impulsion (je berçais mon fils et dans le même temps, je me voyais en train de le jeter par la fenêtre : ce fut un cauchemar). Maintenant, je pense que cette contradiction douloureuse des sentiments qui m'habitaient vient, d'une part du décalage entre les mauvaises émotions que j'ai appris à contenir enfant et l'apparence que je donnais, d'autre part de l'incohérence qu'il y avait chez mes parents entre les principes de la morale chrétienne (qu'ils prétendent défendre en catholiques pratiquants) et leur comportement : par exemple, comment prôner l'amour et le respect de son prochain quand on laisse pleurer un bébé ou quand on ignore, une fois qu'il est un peu plus grand, ses demandes ? (Malheureusement, ils ne peuvent se rendre compte de cela, parce qu'ils ne considèrent pas un bébé comme un individu à part entière – héritage de l'éducation à l'ancienne) C'est pourquoi, vers mes 10 ans, à ma grande frayeur, je me suis surprise à injurier mentalement ma mère. Je ne comprenais pas pourquoi et pour tenter de taire ses mauvaises paroles qui hantaient mon esprit, je récitais des Notre Père, des Je vous salue Marie jusqu'à m'endormir d'épuisement. Maintenant, je comprends mieux pourquoi. J'avais l'intuition de cette incohérence, mais je n'avais pas encore les moyens de la comprendre.

- Si vous avez voyagé et pu observer des pratiques coutumières de violence à l'égard des enfants, pouvez-vous les décrire assez précisément : quel(s) type(s) de violence ? par qui ? à qui (sexe, âge, lien de parenté) ? en quelle circonstance ? pour quelles raisons ? en privé ? en public ?
J'ai entendu la compagne d'un ami, d'origine camerounaise (35 ans) raconter la terreur qu'elle avait de la chicotte à l'école dans son pays, quand les réponses qu'attendait l'instituteur n'étaient pas les bonnes.

- Qu'est-ce qu'évoque pour vous l'expression " violence éducative ordinaire " ? Quels types de violence en font partie ? Et quelle différence faites-vous, le cas échéant, entre maltraitance et " violence éducative ordinaire " ?
Sous l'expression « violence éducative ordinaire », je vois surtout tout ce qui a trait aux violences psychologiques, plus insidieuses, moins visibles (dévalorisation des enfants par leurs parents, comparaisons systématiques entre les enfants, rejet quand les enfants ont besoin d'être rassurés…). En même temps, je les considère comme de la maltraitance et désormais, depuis que j'ai lu et ai été convaincue par les prises de position d'Alice Miller et Olivier Maurel, je classe gifles et fessées dans la maltraitance, sans oublier qu'il y a des degrés dans cette maltraitance et que, dans le pire des cas, l'intensité de certains coups peut mener à la mort.

- Comment nous avez-vous connus : site ? livre d'Olivier Maurel ? salon ? conférence ? autres ? Ce site/livre/salon/conférence a-t-il modifié ou renforcé votre point de vue sur la violence éducative à l’égard des enfants ?
J'ai découvert le site d'Alice Miller en passant par le site Regard conscient (attirée par la réfutation de la théorie des pulsions de Freud qui y est faite). Ensuite, j'ai regardé des vidéos de Brigitte Oriol et découvert les écrits d'Olivier Maurel. Enfin, je suis allée sur le site de l'OVEO. Depuis, la façon dont je voyais la fessée et la gifle a complètement changé. Je minimisais encore leurs conséquences il y a quelques mois. Par ailleurs, je voyais surtout la violence dans la « culture » (banalisation de la violence dans les films, modèles de rapports humains durs et totalement dénués d'empathie dans la télé-réalité, la pornographie...) que l'on inflige aux gens aujourd'hui. Maintenant, je me rends compte à quel point les racines de la violence se situent au sein des familles, dès la plus tendre enfance, et que cette violence, normalisée, prépare les futurs adultes à ne pas s'insurger contre celle qui est largement diffusée dans la culture (c'est une hypothèse que je fais).

Femme, 39 ans.

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