Suède : le retour inquiétant de certaines formes de violence éducative ?
Par David Dutarte
Lors d’un séjour récent en Suède, je me suis fait la réflexion que c’était vraiment très agréable de pouvoir vivre avec ses enfants de la manière dont ils peuvent le faire. Ce sont les pères qui, en particulier, m’impressionnent le plus, qui considèrent aujourd’hui le fait de rester à la maison pour s’occuper de leurs enfants en bas âge comme quelque chose d’extrêmement naturel et enrichissant. Les parents d’aujourd’hui sont, c’est à noter, les enfants nés à l’époque de l’interdiction… Faut-il voir dans cette sérénité des jeunes parents le résultat de la loi d’interdiction des violences envers les enfants et de la politique familiale généreuse ? C’est à n’en point douter !
Cette loi préventive ne faisait pourtant pas l’unanimité à l’époque, mais la situation s’est renversée depuis, puisque les sondages effectués dans les années 1990 et 2000 indiquaient une nette évolution en faveur de l’interdiction. La Suède a d’ailleurs fièrement fêté les 30 ans de la loi d’abolition des châtiments corporels en publiant une brochure (en anglais) sur le sujet : Never Violence - Thirty Years on from Sweden's Abolition of Corporal Punishment.
Durant les trente premières années qui ont suivi cette loi, le nombre de plaintes déposées concernant des violences infligées aux enfants a cependant régulièrement augmenté. Les opposants à l’interdiction trouvent en cela un argument pour dire que cette interdiction n’a servi à rien et que la maltraitance est plus importante aujourd’hui qu’avant. Ceux qui sont favorables à l’interdiction y voient au contraire un aspect positif, interprétant ces augmentations comme la suite logique d’une prise de conscience globale des méfaits de la violence éducative par la population, et donc une plus grande facilité à porter plainte lorsqu’on a connaissance qu’un enfant est maltraité.
Mais qu’en est-il réellement ?
Un documentaire réalisé pour la télévision suédoise SVT datant de 2007 et intitulé Det svenska sveket (« Trahis par la Suède ») montrait que dans 75 % des affaires traitées par les services sociaux concernant des violences infligées à un enfant, celui-ci avait des origines étrangères, non-scandinaves. Interviewée dans le quotidien Dagens Nyheter, la réalisatrice, Evin Rubar, dénonçait le silence des administrations sociales suédoises et du Défenseur des enfants qui, bien qu’ayant connaissance du problème et donc de fait le devoir d’intervenir, n’en parlent pas publiquement de peur d’être catalogués comme racistes. D’où le titre du documentaire.
Deux autres documentaires intitulés Förgrymmade barn (« Enfants furieux » ou « Enfants capricieux ») et Hon ville inte lyda ! (« Elle ne voulait pas obéir ! »), diffusés respectivement en 2008 et 2010 par la même chaîne de télévision, ont soulevé la question de l’éducation des enfants et des violences. Dans le premier, le réalisateur, Erik Sandberg, s’interrogeait sur le retour de méthodes d’éducation violentes, notamment la mise au coin sous une forme moderne appelée « time-out », ainsi que sur la recommandation par le Socialstyrelsen (l’Agence nationale des affaires sociales) de méthodes de soutien à la parentalité basées sur le principe punition-récompense. Dans le second documentaire, Erik Sandberg a réalisé une étude et montré que les plaintes pour agressions envers des enfants étaient effectivement en forte augmentation ces dernières années, mais aussi que les juges se sont montrés durant cette même période de plus en plus tendres envers les adultes coupables de violence sur enfant, et ce malgré une circulaire du ministère de la Justice datant de 2004 précisant au contraire qu’il fallait donner plus de poids au discours de l’enfant lorsqu’il était victime de violences. Il rappelle aussi que, durant les trente premières années qui ont suivi l’interdiction, aucune peine de prison n’a jamais été infligée aux parents, même si la loi le permettait. Le documentaire montre que dans les situations récentes, étudiées en détail, on a toujours trouvé des circonstances atténuantes pour expliquer l’attitude violente des adultes envers les enfants en avançant des arguments du type « Mais elle ne voulait pas obéir ! » ou « Il avait quand même largement dépassé les limites ! » Enfin, dans les deux documentaires, des voix se font entendre pour recommander et autoriser les formes légères de violence au nom de la discipline et de l’éducation.
Un pédiatre et écrivain suédois, Lars H. Gustafsson 1, a publié en 2010 un livre intitulé Växa – inte lyda ! (« Grandir – et non pas obéir ! »). Il s’interroge notamment sur l’origine de ces voix et en fait en partie porter la responsabilité aux médias qui, sans s’interroger sur les conséquences que pouvait avoir leur action, ont diffusé à des heures de grande écoute des programmes comme Super Nanny. Ces programmes d’origine anglo-saxonne (rappelons que les châtiments corporels sont encore très répandus en Angleterre comme aux Etats-Unis) prônent l’usage de méthodes disciplinaires comme le « time-out » ou la manipulation par l’intermédiaire de punitions légères et de récompenses. A ses yeux, ces méthodes éducatives portent atteinte à la dignité et à l’intégrité de l’enfant, sont clairement en désaccord avec la loi d’interdiction des violences infligées aux enfants et vont à l’encontre de la Convention des droits de l’enfant. Ces programmes très populaires au début des années 2000 ont, semble-t-il, influencé les mœurs de manière importante, puisqu’on s’interroge aujourd’hui à nouveau sur la possibilité d’autoriser des formes légères de violence envers les enfants.
Il est intéressant de noter, en rapport avec les documentaires cités ci-dessus, que plusieurs cas de violences infligées aux enfants ont, depuis, fait l’objet d’un éclairage médiatique important.
En mai 2010, un père de famille d’origine étrangère a d’abord été condamné à un mois de prison pour avoir battu sa fille. Selon le quotidien SmåIandsposten, il avait reconnu avoir frappé sa fille de 9 ans sur les fesses avec la main, un bâton ou un rouleau à pâtisserie, et ce à de nombreuses occasions. Devant le juge, le père de famille expliqua qu’il n’avait séjourné que très peu de temps en Suède lorsque les faits s’étaient produits, qu’il n’avait pas connaissance de l’interdiction et que, dans son pays d’origine, les châtiments corporels étaient largement admis. Sa peine fut raccourcie par le juge, qui considéra les circonstances atténuantes, soulevant l’émoi : la loi n’est-elle pas la même pour tout le monde ?
Plus récemment, à l’automne 2010, une autre affaire de violences envers enfants a fait l’actualité. Selon le site Internet d’information locale Värmlandsnytt, un couple de parents a été condamné à 9 mois de prison et 25 000 kr à verser à chacun de leurs enfants, pour avoir quotidiennement donné des coups avec une planche en bois, une brosse à vêtements ou avec la main, à trois de leurs quatre enfants, et ce depuis l’âge de trois ans. Les parents ont affirmé être d’accord sur l’usage de punitions corporelles comme méthode d’éducation et considèrent être dans leur droit, malgré leur connaissance de l’interdiction, citant la Bible comme source d’inspiration, elle-même au-dessus des lois suédoises 2.
Le 24 janvier dernier, un nouveau cas fait l’actualité. Selon le site Internet d’information Smålandsnytt, c’est un garçon de 13 ans qui a lui-même osé raconter que sa mère le battait à coups de ceinture et que son beau-père le frappait sur la tête, les épaules et les mains. Les parents nient, mais se sont retrouvés devant la justice le jour même. Un représentant de l’association BRIS (association de défense des droits de l’enfant), interviewé dans le même reportage, explique que ce sont environ 2 000 conversations téléphoniques qui sont traitées chaque année par leur équipe concernant des faits de violences infligées aux enfants, mais que les enfants ont très peur de raconter, craignant des représailles.
Voilà de quoi inquiéter ! Espérons que ces trois affaires serviront de sonnette d’alarme et que de nouvelles campagnes d’information seront prochainement lancées pour rappeler l’interdiction.
Il faut cependant replacer tout cela dans le contexte politique particulier que vit la Suède. Pays traditionnellement ancré à gauche, la Suède a été gouverné par le parti socialiste ou des coalitions de gauche durant la plus grande partie du XXe siècle. Or, depuis le début des années 2000, le parti social-démocrate voit le nombre de ses sympathisants en chute libre. Réélue de justesse en 2002, la coalition de gauche a perdu les élections de 2006 et, fait historique, n’a pas réussi à reprendre le pouvoir quatre ans plus tard. J’ose affirmer que cela a aussi joué un rôle important dans le retour de certaines formes de violence éducative.
En effet, c’est lors de la campagne pour les élections législatives de 2006 que fut soulevée la question du statut des enseignants, du manque de respect des élèves envers ceux-ci, et de la discipline en classe en général. La droite unifiée l’a emporté avec notamment la promesse de renforcer l’autorité des enseignants en leur donnant plus de pouvoir. Depuis, le ministre de l’Education prépare la réforme annoncée. Elle sera mise en place à la rentrée 2011 et prévoit notamment :
- de donner le droit aux enseignants de confisquer temporairement tout objet qui perturbe le bon déroulement des cours (principalement les téléphones portables et les casquettes !),
- elle autorise à nouveau l’usage des retenues à l’école pour les élèves au comportement perturbateur,
- elle donne au directeur la possibilité d’envoyer un avertissement écrit, de placer temporairement l’élève dans une autre classe de l’école, de placer l’élève temporairement dans une autre école ou de l’exclure pour une durée limitée dans les cas extrêmes.
Dans le nouveau texte de loi sur l’école, ces modifications sont justifiées comme étant une volonté de donner les moyens aux enseignants de créer un environnement de travail favorable à l’apprentissage. Implicitement, c’est le comportement jugé inadéquat de certains élèves qui est mis en cause. Malheureusement, les mesures prises visent à punir ces comportements plutôt que de chercher à les comprendre et à voir qu’ils sont les symptômes d’un mal-être.
Dans un rapport remis au gouvernement en 2009, le Défenseur des enfants suédois s’est opposé à ces mesures, rappelant dans sa critique la loi d’interdiction des châtiments corporels et traitements humiliants et la Convention des droits de l’enfant. Le principal syndicat d’enseignants est resté très discret sur ces points-là, ne demandant dans son rapport au gouvernement que des éclaircissements sur l’organisation des diverses mesures disciplinaires afin de ne pas surcharger de travail les pédagogues !
Réélu donc pour quatre ans, le ministre de l’Education, Jan Björklund, a conservé son poste, et il semble que le gouvernement n’ait que faire des critiques du Défenseur des enfants. Un dernier changement important vient même d’être voté au parlement : les élèves seront notés maintenant dès la 6ème et non plus seulement à partir de la 4ème comme c’était le cas jusqu’à présent, avec le risque de créer encore plus de stress et de compétition entre les jeunes en vue de l’entrée au lycée. Les notes obtenues dans chaque matière sont en effet transformées en points et le total de points obtenu est l’outil principal de sélection pour l’entrée au lycée. Pour l’élève (et les parents), ce total de points, et donc les notes, devient facilement la chose la plus importante des dernières années d’école obligatoire, au détriment de l’acquisition du savoir. L’ensemble de ces réformes, qui visent au départ à favoriser la mise en place d’un environnement favorable à l’apprentissage, donc à l’acquisition de connaissances solides et d’un savoir pour la vie, risque malheureusement d’avoir les résultats inverses et de « dégoûter » de l’école un certains nombre d’enfants déjà en difficulté.
Pour avoir vécu en Suède pendant douze ans, commencé à prendre conscience des méfaits de la violence éducative ordinaire au contact des jeunes de la génération d’« après 1979 », pour avoir été formé à la pédagogie en Suède puis y avoir enseigné jusqu’en 2008 dans un système scolaire qui, à mes yeux et du point de vue de la relation adulte-enfant, était sans doute le plus avancé au monde, je dois dire que je suis consterné de voir une telle régression. Il me semble évident que les confiscations, retenues, exclusions, notes n’auront pas l’effet souhaité, mais risquent bien au contraire de créer encore plus de frustration chez les jeunes vis-à-vis du monde adulte.
Voici donc les enfants suédois à nouveau battus à la maison et risquant maintenant l’exclusion de l’école en cas de comportement inadéquat… tout cela au nom de l’éducation et de la discipline !
J’attends maintenant avec impatience la rencontre organisée très prochainement sur le thème des violences infligées aux enfants à l’initiative de l’association BRIS et du Défenseur des enfants. J’espère qu’elle saura être le déclencheur d’un renouveau. Je veux croire aussi en la génération des gens nés dans les années 1980-1990, qui, devenus maintenant parents, oseront réagir et refuser le retour de ces méthodes violentes d’éducation.
NB : Un résumé du contenu des sources d'information en suédois utilisées ici pour cet article par l'auteur sera proposé prochainement.
- Note de l'OVEO : On peut voir un entretien avec Lars H. Gustafsson dans le film de Marion Cuerq Si j'aurais su... je serais né en Suède ![↩]
- Note de l'OVEO : C'est ce cas qui est monté en épingle dans le documentaire diffusé en décembre 2011 sur Arte, Au pays de la fessée interdite, documentaire qui cherche au contraire à donner l'impression d'une répression abusive ![↩]
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