Quand on a rencontré la violence pendant l'enfance, c'est comme une langue maternelle qu'on nous a apprise.

Marie-France Hirigoyen.

A propos du livre de Christine Schuhl, « Vivre en crèche (Remédier aux douces violences) »

Par Peggy Millez, membre de l’OVEO

Les crèches sont généralement perçues par les parents et tous ceux qui ne sont jamais entrés dans le quotidien de ces structures comme des lieux idylliques, pleins de douceur et de vie, exempts de problèmes sérieux. Comme il existe une violence ordinaire au sein des familles, des écoles, des institutions pour personnes âgées et autres structures, il existe effectivement des violences dans les crèches. Le livre de Christine Schuhl, Vivre en crèche (Remédier aux douces violences)1 est, à ma connaissance, le premier à avoir aussi explicitement et sans détour mis en mots la violence existante dans les crèches ordinaires, ces crèches où « tout se passe bien », dont « tout le monde » est satisfait. Il a été écrit en direction des professionnels de la petite enfance, mais peut intéresser toute personne sensible au sujet.

Quelle est cette violence ?

Cette violence prend des formes différentes, qui vont de l’agacement parce qu’un enfant2 n’a pas le comportement désiré, aux gestes brutaux (ex : tirer un enfant par le bras), en passant par les propos dévalorisants (« tu pues », « tu es un vrai cochon », p. 13) et les punitions (ex : priver de dessert, obliger un enfant à rester assis par terre parce qu’il refuse de participer à une activité). Il s’agit en fait de violence psychologique (mais ces termes ne sont jamais écrits) et de violence par manque de professionnalisme (dans le sens où certains comportements attendus de l’adulte sont liés au métier et non à ce qu’on pourrait attendre d’un parent auprès des enfants (exemple : négligences liées au fait que deux adultes discutent de leur projet de vacances pendant une demi-heure).

L’auteure explique qu’elle a utilisé le terme « douces » violences, « douces » pour « atténuer le mot violence, porteur de haine et de déchirement » et parce que les professionnels pensent que c’est « pour le bien des enfants » (p. 14) ; cet argument ne me semble pas suffisant pour justifier l’utilisation du terme « douces » ; Christine Schuhl ne l’utiliserait-elle pas parce que les professionnels de la petite enfance vivent déjà mal le fait que leur métier est mal reconnu et même régulièrement dévalorisé (notamment par les politiques) ?

Quels sont les déclencheurs ?

L’auteure fait part de ce qu’elle considère comme les éléments déclencheurs de cette violence (tout en précisant que cela ne rend pas excusables les « dérives » et qu’il ne faut pas en faire des prétextes) ; elle en identifie quatre :

  • « Les conditions institutionnelles » (p. 25) : elle dénonce notamment (p. 27) le « systématisme » (faire systématiquement tous les jours la même chose et pour tous les enfants), qui est une facilité pour gérer un groupe, mais qui ne prend pas en compte les individualités et aboutit forcément à des « douces violences ». Elle pointe également le manque très fréquent de personnel (lié à des absences et des démissions) engendrant difficultés d’organisation, mauvaise humeur, fatigue et donc souvent comportements inadéquats vis-à-vis des enfants.
  • « Le travail en équipe » (p. 24, développé à partir de la p. 30) : la quasi-totalité des équipes sont entièrement féminines, Christine Schuhl pense que c’est pour cette raison que les discussions personnelles deviennent prioritaires sur les enfants, que les tout-petits se retrouvent victimes de négligences, l’enfant « se retrouve alors otage de l’état psychologique du professionnel » (p. 31). Veut-elle dire que c’est le manque de mixité, le fait qu’un seul genre soit représenté dans ces structures qui engendre ces problèmes, ou pense-t-elle que c’est un problème spécifique aux femmes (ce qui pour le coup serait douteux…) ? Par ailleurs, certaines équipes restent inchangées pendant de très nombreuses années, ce qui mènerait à un certain immobilisme et à la difficulté de faire évoluer les pratiques. « On a toujours fait comme ça », disent les professionnelles pour justifier leurs actes, en ajoutant que cela n’empêche pas les enfants de grandir. Ceci aurait également pour conséquence que « l’énergie du professionnel se focalise alors sur les intérêts des uns et des autres et la réflexion pédagogique est littéralement inhibée » (p. 31). Elle évoque aussi le fait que, dans ces structures, une partie du personnel a une histoire personnelle fragile, ce qui ne manque pas de se répercuter. Enfin, le manque de réunions, de temps de concertation entre adultes n’aide pas à la disparition des « douces violences ».
  • « La démarche pédagogique » : au nom de l’éveil et du développement de l’enfant « l’activisme », ainsi que le nomme Christine Schuhl (p. 34), est source de « douces violences » : les projets pédagogiques prévoient que le jeune enfant participe à de nombreuses activités, ce qui peut avoir des effets pervers. Le premier est que l’enfant n’est pas toujours au centre de ces activités : l’objectif de l’activité devient la production, le résultat au détriment des réels besoins et intérêts du jeune enfant ; « les parents apprécient, les équipes se sentent valorisées à travers les productions des enfants, mais l’enfant dans tout cela ? est-ce qu’au fond ce n’est pas quelque chose qui lui est imposé, dont il ne comprend pas le sens et qui lui échappe complètement ? » (p. 35) Par ailleurs, en mettant l’accent sur le « résultat » de l’activité, l’adulte est obligé d’user de « douces violences » pour « obtenir ce que l’on désire de l’enfant ».
  • L’enfant, les parents. L’auteure insiste également sur la pression de certains parents (pour que l’enfant soit propre tôt, pour qu’il finisse ses repas) qui peuvent influencer le comportement du professionnel en recherche de reconnaissance, qui ne saura pas ou n’osera pas toujours expliquer son désaccord : c’est sur l’enfant que cette pression et ces exigences se répercuteront, l’adulte pourra alors utiliser la force pour le faire manger, pour le mettre sur les toilettes, etc. Quant à la place de l’enfant dans ces violences, on peut lire : « L’enfant lui-même peut être un déclencheur » (p. 44, c’est l’auteure qui souligne), et donc « il serait bien réducteur de le laisser de côté », « capable de provocations, il pourra pousser le professionnel aux frontières de ses propres limites » (p. 46)… Pourquoi Christine Schuhl met-elle la responsabilité des violences faites aux enfants sur les enfants eux-mêmes ? Ces phrases ne sont-elles pas plutôt des maladresses ? Ne voulait-elle pas plutôt dire qu’il n’est pas toujours aisé de comprendre les comportements de l’enfant ? Ou alors, souhaite-t-elle signifier que les enfants déjà victimes de violences ordinaires dans leur famille vont par imitation des adultes adopter des comportements de provocation, cris, coups sur les autres, et qu’ils expriment ainsi leur détresse ? Certes, il est important de reconnaître la difficulté de travailler avec des enfants dont le comportement nous échappe, parfois nous choque, nous désarme ; mais dire que l’enfant est un déclencheur, n’est-ce pas dire que l’enfant l’a bien cherché et donc justifier la violence éducative, ce dont Christine Schuhl se défend pourtant ?

Il est étonnant qu’elle soit silencieuse sur l’influence évidente du regard que la société en général porte sur l’éducation, société qui justifie les humiliations, les punitions, etc. Il me semble en effet impossible que ceci n’ait pas d’influence sur le comportement des professionnels : les adultes exerçant en crèches sont aussi des personnes ordinaires, tous ont été des enfants, beaucoup sont parents, qui entendent les discours ordinaires concernant l’éducation et prônent encore trop souvent la violence ordinaire comme moyen d’éducation sain. Ainsi, remettre en cause sa manière de travailler en crèche, c’est souvent remettre aussi en cause son mode de relation avec ses propres enfants, cela n’expliquerait-il pas nombre de résistances au changement spécifique à ce milieu ?

Quelles sont les conséquences de ces violences ?

L’auteure insiste sur la gravité des violences sur la construction de l’enfant : ce dernier se construit à travers le regard de l’autre, les violences affectent sa confiance en lui, en l’adulte, en l’autre en général.

On peut regretter que les conséquences des violences ne soient pas plus développées :

  • Il n’est pas précisé en quoi la violence exercée par le professionnel a des impacts spécifiques, notamment sur un enfant qui subit déjà des violences ordinaires chez lui : si les adultes qu’il rencontre en dehors de sa famille sont eux-mêmes méprisants ou usent de punitions ou d’une quelconque autre violence, cela ne peut que renforcer chez l’enfant le sentiment de mal-être, le sentiment de culpabilité, l’idée qu’on doit se soumettre à l’adulte quel que soit le contexte, ou au contraire qu’il faut se révolter contre l’autorité, la provoquer. A contrario, tout adulte bientraitant peut devenir pour l’enfant la personne qui va lui permettre de comprendre que ce qu’il vit dans sa famille n’est pas juste et qu’il mérite de la considération. De plus, pour le parent, le professionnel représente souvent un modèle à suivre, raison pour laquelle le comportement du professionnel, mais aussi ce qu’il dit aux parents se répercutera parfois sur leur attitude avec leur enfant (combien de parents ont expliqué que, déboussolés par le comportement de leur enfant, ils lui ont donné une tape et se sont vu répondre par un professionnel de la petite enfance : Bien sûr, vous avez eu raison, il faut vous faire obéir ; ici, à la crèche, on ne peut pas mettre de tapes, malheureusement, mais si c’était mon fils…).
  • Il n’est pas non plus mentionné en quoi cette forme de violence peut entraver le développement de l’empathie, ce qui aurait été intéressant.

« Que faire de cette douce violence ? »

D’après Christine Schuhl, « comprendre les failles » constitue déjà un premier pas vers plus de bientraitance. Elle propose également de travailler sur la notion d’équipe et sur l’importance de la hiérarchie. Elle explique en quoi il est important de savoir dire à l’enfant que « nous n’aurions pas dû » agir de cette manière. Enfin, elle écrit très justement qu’il est nécessaire de « reconnaître l’enfant comme un individu sensible et intelligent ».

L’ouvrage se termine en donnant des pistes à travers l’expérience d’une structure qui a travaillé sur ce thème : mise en place d’une charte et d’affiches ayant pour but de sensibiliser le personnel.

Quels que soient les petits détails qui peuvent surprendre ou les sujets qu’on aurait souhaité plus développés, l’ouvrage de Christine Schuhl a le mérite de mettre en mots la violence que vivent la plupart des enfants au quotidien, de reconnaître l’enfant comme digne de respect comme l’est tout adulte.


1. Ed. Chronique sociale, 2003. Christine Schuhl est éducatrice de jeunes enfants et formatrice dans le secteur de la petite enfance.
2. J’utiliserai ici indifféremment le mot « enfants » pour désigner les petits de 0-3 ans, donc les bébés compris.

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