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Comment accepter, supporter d’avoir des parents fous ?

Je rencontrais pour la première fois un témoin lucide, j’avais trente-cinq ans ! Jusque-là je ne parlais pas de ma vie. D’un côté je n’allais pas me plaindre, je n’avais pas été enfermée dans un placard ni attachée à des chaînes, je n’avais pas été violée, je n’avais pas été frappée tous les jours. Somme toute, mon enfance me semblait assez ordinaire, peut-être une sorte de malédiction, une mauvaise fée ayant dû se pencher sur mon berceau : c’est la vie quoi ! D’un autre côté, je n’en parlais pas non plus car les maigres tentatives pour l’évoquer faisaient surgir devant moi un regard fuyant, un silence encombré, une pirouette de mots légitimant le fait que, ma foi, c’est comme ça qu’on « dresse » les enfants. Alors je me suis tue. Il semble que par là je me suis tuée, aussi. 

Il fallut une femme, médecin de campagne, devant laquelle mon débit de parole ne sut s’arrêter. Les images souvenirs dans la tête, j’osais quelques mots et là, pour une fois, j’eus face à moi une écoute, une porte qui s’ouvrait, sans autre forme de « jugement » qu’un regard horrifié. Je vis dans son regard le reflet pur d’un réel : ce que fut mon enfance. Premier éclair de lucidité, ce que j’avais vécu et ce que je vivais par ricochet était purement et simplement de la maltraitance, de la violence, une sorte de folie admise et tue tout autant que mon être flottant jusque-là dans le silence.

Je me suis mise à lire, beaucoup, sur tout. La psyché, l’enfance, les traumas. J’identifiais aisément tous les symptômes de mes difficultés (la sidération, la peur, la force de subir, le désir fou d’aider) mais jamais ne parvenais à rattacher ce que j’avais vécu à ce qui était décrit. Non, encore une fois, moi je n’avais pas été battue tous les jours, je n’avais pas été violée par mon père. Karma, vie antérieure ? Toutes les questions étaient bonnes Et puis je suis tombée sur les livres d’Alice Miller et j’ai compris. 

Non, pas battue tous les jours, mais souvent. La ceinture, les vimes, ces petites branches d’osier si souples et si solides, que l’on me « cassait » sur les jambes à ne plus pouvoir marcher. Descendre l’escalier tirée par les cheveux. J’ai quatre ans. Les jours où l’on « oublie » de me donner à manger et ceux où on m’oblige à manger ces horreurs, trop grosses pour ma bouche d’enfant, choses si écœurantes mais « si bonnes pour moi » : à la mode de Caen, oui, mais, des tripes. Ma mère qui s’en va « vivre sa vie » alors que j’ai onze ans, me laissant à cet homme, mon père. Cet homme plein de colère hurlante, et si plein de faiblesses que je dois materner quand il pleure. On m’apprend, on me dresse à être forte, à ne pas avoir froid quand mes pieds marchent dans des sandales au milieu de la neige. Être forte à ne pas me sentir brûlée quand mes pieds marchent nus sur les sables brûlants des après-midis estivaux du Sud-Ouest. On me dresse si bien que moi, je les comprends, « les pauvres ». Elle enfant de l’assistance publique à la sortie de la guerre, lui sans père, englouti par les ailes de plomb d’une mère, une « sainte ». Je comprends, je supporte, je subis. La « sainte » n’est pas en reste quand ma mère est partie à m’apprendre qu’une fille c’est pour servir les hommes. J’apprends le ménage quand ils jouent, eux les garçons. J’apprends que les filles ça épouse pendant que les garçons font des études. Ils ont des vélos, je n’en ai pas. 

Les familles éclatent, se recomposent, écopent des enfants des anciens mariés. Il n’y a plus de place pour moi, je suis ballotée chez les uns, chez les autres. Pas de chambre. Pas de lieu. 

Pourquoi me plaindre ? Comment me plaindre ? Ils me disent qu’ils m’aiment, la sainte me câline entre deux ménages. Les pauvres ! les pauvres ! C’est qu’ils sont malheureux, eux ! Je n’ai pas à me plaindre, moi. Je suis forte. J’encaisse, je m’évade par la fenêtre de mon âme, je rêve. Les arbres et les oiseaux, les anges et la Madone deviennent ma famille, mon havre. Oui pourquoi me plaindre ? Je serais bien ingrate et bien vilaine si je le faisais. Je serai donc une bonne fille. Je serai dressée consentante, c’est pour mon bien. Je sais que non, tout au fond de moi je sais que ce n’est pas bon pour moi, mais je veux les croire, sans eux je suis perdue. 

Consentante, la tâche est difficile car les messages reçus sont bien contradictoires. Je te frappe, je t’aime. Je te nourris, je t’affame, je te protégerai, je ne te protège pas. Les mensonges font la loi et les entourloupes foisonnent. J’écris des poèmes ? Mon père les signe. 

Lorsque ma mère passe me voir, en coup de vent, je m’accroche à ses jambes « maman ne t’en va pas ». Les coups de pied détachent la petite sangsue bien égoïste que je suis. La pauvre, oui elle a besoin d’aller vivre sa vie. Je pleure, mais je me cache pour pleurer…

Oui il m’a fallu du temps pour comprendre, prendre avec moi, cette réalité crue, nue, de la violence, de la maltraitance de tout cet entourage familial, complice, avec pas un, pas une seule âme à voir, me protéger, un peu. Confirmer mes alertes car je vois, ce jour-là, c’est mon anniversaire. Ils m’offrent un tuyau. Ils rient. Ils se moquent de moi. J’ai cinq ans. Je vois bien qu’ils sont fous. Mais comment accepter, supporter d’avoir des parents fous, tordus, tortionnaires ? Je fuis, je refuse, je refoule. 

Quelque part je savais, quelque part je voyais, quelque part. Où ? Lorsque je fus mère, je n’ai pas reproduit, j’ai bien fait attention à ne pas violenter, à ne pas blesser ni la chair ni l’âme. Non, là j’ai su du mieux que je pouvais. C’est dans ma vie de femme que la reproduction s’est déployée, rejouant à l’infini, la confrontation avec lui (mon père), avec elle (ma mère). J’ai projeté sur mes époux, cherché à travers eux à rejouer le drame de l’amour sans amour.  Vont-ils finir un jour par m’aimer un peu ? Inconcevable encore et toujours pour la petite fille lovée, restée en moi, d’imaginer qu’il soit possible que l’on ne m’aime pas. Qu’ils ne m’aiment pas.

Il m’a fallu cette femme aux oreilles lucides, il m’a fallu Alice Miller, de longues années sur les fauteuils lustrés d’inconscients écoutants, pour parvenir enfin, un jour, à comprendre, « prendre avec moi » : oui j’ai été maltraitée, oui mes parents ne m’aimaient pas et se servaient de moi pour la vengeance de leur propre détresse. Oui ils avaient un cerveau, un cœur peut-être, mais ils n’ont pas su, pas voulu l’offrir en partage à l’être que j’étais, que je suis. Oui tout cela fut possible parce que la société ferme les yeux, ne dit rien, et ne veut pas entendre. Ils sont nombreux pourtant à m’avoir vue marcher négligée, esseulée, baladée comme un fétu de paille. Certains ont vu mes jambes lacérées… 

Aucun jamais n’a voulu relever mon regard qui se voile, quand haute comme trois pommes je reçois magistrale une « baffe »… Une petite baffe, humiliante et marquant au fer rouge ma volonté de vivre. 

Je me suis donné le droit de ne plus les aimer. Je n’honore plus mon père et ma mère. Je ne suis plus loyale, je ne suis plus sous emprise et ça c’est vraiment pour mon bien. 

Sylvie