Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Des enfants « élevés en liberté » ? Ça dépend…

par Alfie Kohn 1

En octobre dernier, un article paru dans le New York Times Magazine racontait comment un entrepreneur de la Silicon Valley avait transformé son jardin en un espace de jeux perfectionné pour les enfants du quartier, afin qu’ils puissent « prendre des risques et jouer à des jeux un peu casse-cou » sans être surveillés par des adultes. La plupart des lecteurs ont probablement approuvé avec le sourire cette prise de position en faveur des jeux de plein air (Ils vont enfin lâcher leurs appareils numériques !) et des espaces partagés (Ils ont bien le droit de traîner ensemble quand ils veulent !) d’une personne qui se prononçait aussi contre cette terrible mode du « parent hélicoptère ».

Cependant, la suite de l’article montre un tableau plus complexe. Le père en question, un libertarien 2) bon teint, rit des inquiétudes du journaliste quand celui-ci lui demande s’il est bien raisonnable de laisser de jeunes enfants monter sur un toit sans aucun adulte dans les parages. Il écarte de la même façon sa remarque sur le comportement apparemment brutal de son fils. Selon lui, le mot bully (petite brute) « sert à pathologiser l’agressivité normale et saine d’un garçon ». Il considère que, de nos jours, les garçons « sont privés d’expériences masculines par des mères surprotectrices à qui on permet de dominer des pères passifs ».

Tous les partisans du mouvement aujourd’hui connu sous le nom d’« enfants élevés en liberté » ne partagent certainement pas l’idéologie de cet homme. Cependant, chaque fois que quelqu’un déclare que les parents actuels dorlotent trop leurs enfants ou leur mettent trop de limites, et leur demande de laisser les enfants tranquilles afin qu’ils circulent librement comme au bon vieux temps… nous ferions bien de regarder ce qui peut se cacher derrière de telles affirmations.

*

Les parents sont-ils surprotecteurs ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, qui met en jeu un grand nombre de variables. Parlons-nous de tous les parents, ou seulement de ceux qui répondent à un certain profil démographique ? Jusqu’où remontons-nous dans le passé pour établir nos comparaisons ? Par rapport à quelles situations ou quels dangers perçus comme tels définissons-nous le fait d’être « protecteur » ? (Allons-nous vraiment qualifier d’excès les casques pour les deux-roues et les ceintures de sécurité, les terrains de jeu conçus pour que les enfants risquent moins la fracture du crâne, les flacons de médicaments difficiles à ouvrir pour les enfants, les barrières de sécurité en haut des escaliers, etc. ?)

Considérons le jugement de valeur implicite dans le mot « surprotecteur ». Une personne peut estimer parfaitement approprié – au moins pour certains enfants dans certaines situations – ce qu’une autre juge excessif. De fait, ce que vous voyez comme un excès de parentage quand c’est moi qui le fais avec mes enfants vous paraîtra peut-être beaucoup plus défendable quand il s’agira des vôtres. Il n’y a pas de réponse simple à la question « à partir de quel âge peut-on laisser des enfants seuls à la maison ».

Le bon sens consisterait donc probablement à dire qu’il faut prendre en compte les particularités de chaque situation, les besoins, les capacités et le tempérament de chaque enfant en particulier, avant de décider s’il est prudent de le ou la laisser se débrouiller seul(e). Mais tout le monde n’est pas de cet avis.

D’une part, certains parents interviennent non pas tant parce que les enfants ont besoin qu’ils le fassent, mais parce que ces parents eux-mêmes ont besoin que leurs enfants aient besoin d’eux. Notez bien que ce qui se joue ici n’est donc pas la « quantité » de protection ou d’investissement des parents – auquel cas nous pourrions nous contenter de leur dire : « Laissez-les tranquilles » –, mais bien leur motivation lorsqu’ils proposent cette protection. La solution dans ce cas n’est pas « moins de parentage », mais de meilleurs parents.

D’autres parents, convaincus qu’il faudrait imposer moins de contraintes aux enfants, se déclarent en bloc en faveur d’une parentalité libérale. Comme dans d’autres contextes où la liberté est invoquée, c’est une position qui dépasse plus ou moins les clivages politiques. Il est devenu à la mode dans certains milieux de s’écrier : « Arrêtez de les empêcher de faire ce qu’ils veulent ! Laissez-les découvrir le monde, inventer des jeux, aller à l’école à pied, grimper aux arbres, décider ce qu’ils veulent faire de leur temps… »

Mais, derrière ces appels à laisser les enfants tranquilles, la sensibilité apparemment la plus répandue est une réaction de colère contre ce qui est perçu comme un excès de parentage, un sentiment d’indignation contre ce qui est censé être une vie trop facile pour les enfants, qui n’ont pas eu à mériter leurs notes (ou leurs récompenses, ou leur estime de soi) et qu’on élève « dans du coton », en les protégeant du monde réel impitoyable qui les attend.

Deux principes inexprimés sous-tendent en filigrane ce discours profondément conservateur – et qui, dans notre société, semble être devenu la vision dominante sur la parentalité (et sur les « ados d’aujourd’hui »). Le premier est que les enfants doivent se suffire à eux-mêmes aussi tôt que possible : l’idéal est l’indépendance, pas l’interdépendance. Le deuxième, que la meilleure façon de préparer les enfants à la frustration et aux désagréments qu’ils rencontreront un jour ou l’autre est de veiller à ce qu’ils en fassent largement l’expérience dès le plus jeune âge 3.

Les exhortations pour que les parents laissent les enfants tranquilles se basent sur une combinaison de croyances empiriques (sur la prédominance et les effets supposés de l’« hyperparentalité 4 ») et de jugements de valeur (sur la façon dont il « faut » élever les enfants). Je ne vais pas analyser ici en détail ces affirmations, ni argumenter sur le fait que ces croyances empiriques sont en grande partie contredites par les faits, parce que c’est l’objet de mon livre Le Mythe de l’enfant gâté (The Myth of the Spoiled Child), et, pour ce qui est de la dénonciation si courante des « parents hélicoptères » venant au secours de leurs enfants déjà grands, de cet article 5.

Notons simplement qu’il est bénéfique pour les enfants d’avoir des parents proches d’eux et qui s’impliquent dans leur vie. Les recherches menées sur ce sujet avec des bases solides ont prouvé que c’était vrai non seulement pour les jeunes enfants, mais jusqu’à l’adolescence et au-delà. Les mises en garde sur les dangers de l’hyperparentalité ne sont bien souvent qu’un vernis pour masquer ceux de ce qu’on pourrait appeler « l’hypoparentalité ».

Qui plus est, nous ferions bien de nous méfier des plaidoyers simplistes pour des enfants élevés en liberté. Cette position a tendance à passer sous silence ce qu’il y a de complexe à décider des moments où il est bon que les parents interviennent, et quelle est la meilleure façon d’intervenir. Faut-il laisser les enfants livrés à eux-mêmes ? La seule réponse possible est : Parfois. Ça dépend des cas.

Ce qui devrait nous mettre la puce à l’oreille, en fait, c’est l’éventualité que ces déclarations sur les enfants qu’on devrait laisser « en liberté » soient basées davantage sur l’idéologie – le rejet de tout ce qui pourrait ressembler à un excès de parentage – que sur ce qui est vraiment dans l’intérêt de tel enfant en particulier. Notre premier impératif ne devrait pas être d’« en faire moins » pour eux, mais bien d’avoir à cœur de les soutenir activement dans leur désir d’avoir leur mot à dire sur leur vie, sans perdre de vue notre propre responsabilité à l’égard de leur sécurité et de leur bonheur.


Traductions d'articles d'Alfie Kohn déjà publiées sur notre site et d'autres : voir la liste à la fin de l'article Des preuves ? Qu'est-ce qu'on en a à faire de vos preuves ?!



  1. Article original : “Free-Range Kids”? It Depends… publié le 7 février 2017 sur le blog d’Alfie Kohn. Free-range est le terme utilisé pour désigner l’élevage en plein air des animaux de ferme. (Les notes sont de l’OVEO, sauf la note 3. Traduction : Catherine Barret.) []
  2. Les libertariens sont des libéraux (donc à ne pas confondre avec les libertaires européens) radicaux, opposés au pouvoir de l’État, avec deux tendances principales, « le minarchisme, théorie politique qui considère que les pouvoirs de l'Etat devraient être très restreints, s'apparentant ainsi au libéralisme classique ; l'anarcho-capitalisme qui prône la suppression des pouvoirs de l'État et l'instauration d'un droit privé ». (Source : La Toupie.[]
  3. J’appelle cela le principe du « Tu ferais mieux de t’y habituer » (en anglais “BGUTI”, Better Get Used To It, cf. l’article Getting Hit on the Head Lessons - Justifying Bad Educational Practices as Preparation for More of the Same, 7/9/2005). Cela explique aussi pourquoi on oblige les jeunes enfants à faire des devoirs à la maison et à subir des tests standardisés. Ils n’en tirent peut-être aucun profit, ou même, cela leur fait carrément du mal, mais, bon, il faut bien les rendre un peu malheureux maintenant, si on veut qu’ils soient prêts à supporter tous les malheurs que ces pratiques leur causeront plus tard. (Note de l’auteur.[]
  4. Overparenting désigne les parents surprotecteurs, dont on estime qu’ils « en font trop » (par opposition à l’« hypoparentalité », underparenting, terme inventé par l’auteur).[]
  5. Helicopter Parenting, traduction à venir prochainement sur le site de l'OVEO.[]

, ,