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Encore la résilience…

Par Catherine Barret, membre de l’OVEO

Dans un remarquable article paru sous le titre « Assignés à résilience ? » dans la rubrique « Penser autrement » du dernier numéro 2020 du magazineTélérama 1, la journaliste Juliette Bénabent retrace l’historique de la notion de résilience et les critiques dont elle fait l’objet.

“Resilience” by Kelsey Broich

À bien des égards, ces critiques rejoignent celles d’Olivier Maurel et de l’OVEO – voir entre autres 2 cet article d’Olivier Maurel datant de 2008, à propos du livre de Boris Cyrulnik Autobiographie d'un épouvantail, qui venait de paraître : La théorie de la résilience a encore frappé (ou comment la violence éducative est méconnue par les chercheurs sur la violence), et le chapitre V « Une source d’illusion : la résilience » de son livre Oui, la nature est bonne ! Il y a tout juste vingt ans, dans son article La résilience, une notion réconfortante 3, Olivier Maurel critiquait déjà l’usage fait par Boris Cyrulnik de ce concept de résilience.

Comme l’écrit l’auteure de l’article de Télérama – qui cite son origine dans la physique des solides, « capacité du métal à reprendre sa forme après avoir subi un choc » –, « depuis une vingtaine d’années, le terme a envahi tous les champs du quotidien ». Elle rappelle qu’il a d’abord été théorisé dans les années 1960 par « de nombreux psychiatres et psychologues anglo-saxons […] parmi lesquels le Britannique John Bowlby, qui soulignait après la guerre, dans sa théorie de l’attachement, le rôle crucial des liens affectifs tissés dans l’enfance pour traverser les épreuves de la vie », et la façon dont il a été popularisé en France par Boris Cyrulnik à partir de la fin des années 1990.

La suite de l’article s’appuie sur deux ouvrages que nous n’avons pas pu lire, mais qui nous paraissent a priori recommandables, ne serait-ce que parce qu’ils sont l’œuvre de deux sociologues qui ont étudié l’évolution de l’usage de ce concept en France : Xavier Briffault pour Santé mentale, santé publique (PUG, 2016), et Nicolas Marquis pour Du bien-être au marché du malaise (PUF, 2014).

Le second signale l’évolution récente qui consiste à « [appliquer] ce concept psychologisant à des phénomènes collectifs, comme la réaction au terrorisme, au réchauffement climatique, aux crises diverses. Cela témoigne d’un raisonnement libéral qui opère une nouvelle répartition des responsabilités entre individus et collectif, en insistant sur les premiers. » Il cite comme dernier exemple en date « le discours de lutte contre la pandémie de Covid-19 4 » et dénonce la fascination pour « le potentiel caché de notre cerveau, ce dernier Far West et ses merveilles inexplorées que les neurosciences nous font miroiter 5 ».

« Le niveau d’action le plus efficace, poursuit Nicolas Marquis, est désormais celui de l’individu, avec ses ressources psychiques, ses gestes barrières, son tri des déchets, etc. Si chacun fait sa part, l’ensemble en bénéficiera : c’est la vocation politique du développement personnel, et en son sein de l’idée de résilience. »

Les deux sociologues soulignent donc que le problème avec la « résilience », au-delà de son passage dans le langage courant et de son usage abusif, c’est l’idéologie à la fois individualiste et doloriste véhiculée par ce mot :  la valorisation du « récit personnel »  ne serait pas en soi un problème (après tout, c’est la base de tout travail de reconstruction après un traumatisme), si elle ne s’accompagnait pas, écrit Xavier Briffault, d’une « valorisation du traumatisme et de la douleur, qui met l’accent sur une énergie vitale, innée, curative en elle-même. Chacun disposerait de cette énergie et, en l’activant, pourrait se soigner. »

« Le revers de cette compréhension de la résilience, poursuit Xavier Briffault, c’est le risque de dévaloriser et de culpabiliser ceux qui ne surmontent pas leur souffrance. » Dans ses livres, Cyrulnik éprouve le besoin de donner à son « merveilleux malheur » une valeur thérapeutique universelle dont l’efficacité est pourtant très loin d’être prouvée, et qui relève bien davantage de la croyance religieuse, ou au minimum d’une philosophie volontariste, que de la méthode scientifique.

« Sous les traits de l’individualisme américain conquérant, écrit Nicolas Marquis, le concept n’aurait pas eu tant de succès en France. Ici, la résilience a prospéré comme une manière de faire de ses fragilités des forces, pour soi-même mais aussi au service du collectif. » C’est donc au nom du service des autres que l’on est invité (à titre individuel !) à faire sien ce que l’auteure de l’article appelle le « célèbre aphorisme nietzschéen Ce qui ne me tue pas me rend plus fort 6 ». Mais « la résilience, avec sa promesse de seconde chance et l’idée rassurante que le malheur, pour peu qu’on sache comment s’y prendre, constitue une occasion d’apprentissage et même de progrès, ne recèle-t-elle pas quelques pièges » ?

« Quelques pièges »... C’est le moins qu’on puisse dire au vu de toutes les dérives entraînées par cette idéologie, au nom de laquelle tant de psychothérapeutes (et avec eux beaucoup de donneurs de conseils) affirment, par exemple, que nous avons « choisi » notre famille 7 (serait-ce pour consoler, par une curieuse inversion, ceux qui ont la pénible impression de n’avoir pas été « choisis », eux, par leurs propres parents qui ne leur donnent guère de « preuves d’amour » ?), ou que les épreuves que nous subissons ont « quelque chose à nous apprendre » – cela arrive parfois… mais à quel prix ? Et la leçon est-elle nécessairement celle que l’on voudrait nous voir tirer de l’épreuve ? Les relations de cause à effet sont-elles vraiment ce que d’autres croient ou imaginent à notre place, et les solutions réellement de notre ressort – moyennant quoi ne pas réussir à sortir de la souffrance sera notre échec individuel et la preuve de notre incapacité ?

Sans surprise, l’article n’aborde pas la question de la violence éducative, si ce n’est indirectement (à propos de la théorie de l’attachement de Bowlby), et nous ne savons pas si les livres mentionnés en parlent. Mais de tels articles, comme l’entretien avec Eva Illouz cité en lien 8, aident à comprendre pourquoi, au-delà des difficultés causées par la situation sanitaire actuelle, il est si difficile d’obtenir la mise en œuvre de véritables mesures collectives (campagne d’information, formation de professionnels…) pour accompagner la timide loi dite « d’interdiction des violences éducatives » votée en juillet 2019. Il suffit de lire (en pensant aux enfants et à notre propre enfance) la conclusion de l’article de Juliette Bénabent :

« La résilience est offerte à tous, mais tous n’y parviennent pas. Il faut se distinguer, d’abord par un traumatisme suffisamment grave, ensuite par la capacité d’activer le processus. Le prestige de la résilience vient aussi du fait qu’elle n’est pas une condition commune, mais reste réservée à certains. » (Nicolas Marquis.)

« Dans ses usages politiques comme psychologiques, la résilience valorise l’action sur la passivité, entretient l’espoir de chacun quelles que soient ses difficultés, et redonne le sentiment d’une marge de manœuvre de l’individu en toutes circonstances: il s’agit de prendre le contrôle de sa vie, sans attendre de miracle des autres (les proches, le patron, la société, l’État…). Quitte à servir une vision néolibérale, et à fournir un caricatural alibi pour délester le collectif de tout rôle dans la protection d’individus qui, résilients par nature, n’auraient besoin de personne. »


  1. N° 3702-3703. Article disponible sur le site de Télérama sous le titre Et si trop de résilience tuait la résilience ? (réservé aux abonnés).[]
  2. Un autre article sur le site de l’OVEO : « Lettre ouverte à Sandrine Garcia », auteur de Mères sous influence, livre paru en janvier 2011 (Olivier Maurel : « Ce n’est pas la résilience que nous remettons en question, mais l’importance que lui attribuent ceux qui la présentent comme la panacée »).[]
  3. Publié  le 1er février 2001 sur le site d’Alice Miller, un mois après l’article de celle-ci « À propos de la “résilience” » rendant hommage à l’image de l’iceberg, suggérée par Olivier Maurel pour désigner la maltraitance « visible » aux dépens de la violence éducative ordinaire, qui en est la partie « immergée ». D’autres articles d’Alice Miller citent la résilience, en particulier La dépression ou l’art de se leurrer (2005), et un certain nombre de témoignages.[]
  4. Comme l’indique l’article, Emmanuel Macron a baptisé « opération Résilience », en mars 2020, la mission de soutien de l’armée aux autorités civiles dans la lutte contre la pandémie, et le Haut comité français pour la défense civile (association loi 1901) est devenu « Haut comité français pour la Résilience nationale (Résilience France) » (sic !), présenté sur son site comme « une plateforme d’échanges entre l’État, les assemblées parlementaires, les collectivités, les entreprises et les experts sur les questions touchant à la sécurité-sûreté et à la résilience organisationnelle et structurelle des organisations publiques et privées »  qui « participe in fine à la protection des populations et à l’objectif de résilience nationale défini dans les livres blancs de la sécurité et de la défense nationale » (re-sic)…[]
  5. Rappelons qu’il ne s’agit pas ici, bien entendu, de dénoncer « les neurosciences » elles-mêmes, mais l’usage qui peut en être fait. L’OVEO cite les neurosciences pour les preuves qu’elles apportent des dégâts causés par la violence éducative sur le développement des êtres humains, dégâts dont les conséquences se mesurent tant sur les individus qu’à tous les niveaux du collectif. Voir notre rubrique Etudes scientifiques sur les effets de la violence éducative ordinaire.[]
  6. Aphorisme qui revient si souvent et depuis si longtemps dans les discussions entre membres de l'OVEO que nous lui consacrerons prochainement un article à part entière.[]
  7. Voir par exemple, sur notre site, l’article La violence faite aux enfants dans les traditions religieuses et spirituelles.[]
  8. « Sois heureux et travaille : quand le bonheur devient une injonction de tous les instants », article du 12 septembre 2018. Extraits : « La psychologie positive a transformé la quête du bonheur en tyrannie. Et les individus en bons petits soldats de la société néolibérale, explique la sociologue Eva Illouz. » « Ceux qui continuent à souffrir sont accusés d’être responsables de leur souffrance. » « L’aptitude à la félicité s’est transformée en qualité professionnelle, gage de productivité. » Le livre Happycratie, d’Edgar Cabanas et Eva Illouz (éd. Premiers Parallèles, 2018), est également cité en référence dans l’article de Juliette Bénabent.[]