Il ne peut y avoir plus vive révélation de l'âme d'une société que la manière dont elle traite ses enfants.

Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté.

La dépression postnatale

A propos du film d’Emily Atef L’Étranger en moi et du documentaire La Dépression postnatale de Gisela Berg, diffusés sur Arte le 14 janvier 2011

Par Françoise Charrasse, thérapeute, membre de l'OVEO

Le ressenti des femmes

Ces deux films mettent en évidence le ressenti des femmes. Rebecca, dans le film L’Etranger en moi, Claudia, Tania et Sabine, dans le documentaire, souffrent :

- d'un sentiment de vide intérieur,
- d’épuisement,
- d’une incapacité (qu’elles ne comprennent pas) à aimer leur enfant,
- d’un fort sentiment de culpabilité.

L’environnement

Ces femmes n’ont pas trouvé d’empathie suffisante dans leur entourage, aucune aide véritable, on leur a renvoyé une image négative d’elles-mêmes : « Tu devrais être capable de… », « Toutes les mères aiment leurs enfants… »

Elles sont coupées d’un travail qu’elles aimaient, des relations sociales intéressantes qu’elles avaient, de leur « vie d’avant ».

Quel homme supporterait cela ? Pourquoi ne se pose-t-on pas la question ? Pourquoi trouve-t-on encore normal à notre époque qu’un père ne s’intéresse pas à un nouveau-né au point de lui consacrer tout son temps et considère-t-on comme gravement malade une femme qui ressent le même détachement ? La dépression n’est-elle pas déclenchée par la pression sociétale qui pèse sur les femmes et seulement sur elles ? Pourquoi, dans ce documentaire, la problématique de la déficience de l’entourage est-elle si peu abordée ?

La souffrance est-elle une maladie mentale ?
L’hôpital psychiatrique est-il le lieu idéal pour sortir
de la dépression ?

On parle dans le documentaire de maladie mentale grave. Ces femmes n’ont vraiment pas l’air de malades mentales. Elles sont désespérées, ce qui n’est pas la même chose. (On peut d'ailleurs s'interroger sur ce que recouvre réellement la maladie mentale en général et penser que, quels que soient les autres facteurs qui interviennent, elle est probablement déclenchée elle aussi par un trop-plein de souffrance.) Tania, Claudia et Sabine pourraient être prises en charge dans un autre cadre que l’hôpital psychiatrique. Car elles sont alors davantage stigmatisées, leur entourage se permettant parfois de les considérer comme « folles ». Il est bien qu’il existe des lieux où mères et enfants peuvent apprendre à vivre ensemble, avec l’aide de sages-femmes, de psychothérapeutes, mais il faudrait que les pères soient présents quand ils ne travaillent pas et que ces lieux de vie ne soient pas « psychiatrisés ».

Traitement chimique, la panacée ?

Si ces femmes n’étaient ni stigmatisées ni culpabilisées, elles n’auraient pas besoin d’antidépresseurs. Il faut savoir que ces médicaments n’apportent une rémission complète des symptômes qu’à un tiers des patients, que les effets indésirables sont nombreux : problèmes digestifs, cutanés, diminution de la libido, de l’esprit critique, sentiment de dépersonnalisation, céphalées, insomnies, hallucinations, parfois même augmentation de la dépression, de l’anxiété, risque accru de suicide... Le docteur et chercheur Edouard Zarifian mettait en garde contre l’usage de ces substances qui enrichissent les laboratoires pharmaceutiques, mais sont des drogues et, comme elles, peuvent être dangereuses. Si elles peuvent parfois soulager momentanément certaines personnes qui les supportent bien, (ce qui n’est pas négligeable quand aucune aide thérapeutique n’est possible), elles ne règlent en rien le problème de fond. Le mal-être peut ressurgir à l’arrêt du traitement. En outre, un syndrome de sevrage existe dans 50 à 80 % des cas selon les études. Les protagonistes du documentaire n’expriment aucune réserve à l’égard de ces médicaments.

Et la psychothérapie ?

La psychothérapie émotionnelle permet de sortir de la dépression sans produit chimique. De quel type de thérapie Tania, Sabine et Claudia bénéficient-elles ? Nous n’en savons rien. Elles apprennent à donner à leur bébé les soins appropriés (belles scènes de massage), mais si, dans le film L’Etranger en moi, la mère est elle-même prise en considération (elle reçoit d’abord pour pouvoir donner), le documentaire ne transmet pas le même message. (Excepté dans le court passage consacré à l’activité du docteur Odent en Angleterre.) L’équipe soignante observe l’attitude de Claudia sur un écran, en remarquant l’absence de contact visuel entre la mère et l’enfant et les efforts de l’enfant pour capter l’attention de sa mère. Mais quel regard empathique Claudia rencontre-t-elle pour se reconstruire et trouver la possibilité de regarder son enfant en ressentant à son tour de l’empathie ?

Dans le film L’Etranger en moi, nous voyons quelques séances avec un thérapeute empathique. On peut comprendre que les séances de psychothérapie ne puissent pas être montrées dans le documentaire, mais nous aurions aimé obtenir des renseignements à ce sujet. En l’absence de ceux-ci, l’absorption de médicaments apparaît comme l’essentiel des soins.

Le cas de Claudia semble être le plus désespéré puisqu’il y a eu déni de grossesse et qu’elle doit finalement se séparer de son enfant. De plus, sa situation sociale est catastrophique. Son enfance est rapidement évoquée : elle a eu le sentiment de manquer d’amour et de respect. Sa mère l’a placée en famille d’accueil quand elle avait huit ans. Mais l’enfance des autres femmes est passée sous silence.

Les racines de la dépression postnatale

Le blocage des émotions est un processus neurobiologique qui se met en place dans les premières années de la vie. Les enfants dont les émotions ne sont pas respectées, que l’on néglige, qui subissent cette maltraitance banalisée par la société, nommée aussi violence éducative ordinaire (gifles, fessées, humiliations de toutes sortes), refoulent leurs émotions, car, dans bien des cas, ils n’ont pas le droit de les exprimer (cf. les travaux d’Alice Miller). Ils se coupent ainsi de leurs propres sentiments et les connexions des neurones dans les centres de l’émotion connaissent des perturbations. Celles-ci vont perdurer si l’enfant ne peut échapper à cette situation. L’état de stress dans lequel il vit va entraver la diffusion de neurotransmetteurs bénéfiques à son épanouissement (opioïdes endogènes, ocytocine, GABA). L’enfant ainsi coupé de son moi profond va aussi se dévaloriser, car il croit ses parents quand ils lui disent qu’il est méchant, qu’il n’est bon à rien ou simplement quand ils lui font souvent des reproches et ne lui témoignent pas un amour inconditionnel. L’idéalisation des parents comble le vide laissé par l’abandon du moi.

Que se passe-t-il quand la petite fille, devenue une femme peu sûre d’elle, va donner la vie à son tour ?

1) Elle aura très peur de ne pas être à la hauteur de sa tâche. Devant cette immense responsabilité, le manque d’assurance va atteindre son paroxysme.

2) Les émotions refoulées pendant l’enfance vont tenter de ressurgir au contact de ce tout petit qui n’est qu’émotions. Cela fait très peur, car il faudrait revivre les souffrances éprouvées à l’aube de la vie. Pour les empêcher de se frayer un chemin, la jeune mère déploie inconsciemment une énergie énorme. Il ne lui en reste plus pour gérer sa vie.

3) La colère ressentie quand elle était petite et dépendante de ceux qui ne la traitaient pas bien va se débloquer en partie et se tourner soit vers l’enfant, soit vers le conjoint ou d’autres membres de la famille.

4) Le stress ressenti va à nouveau bloquer la sécrétion d’ocytocine. Comme l’explique Michel Odent, le déclenchement de l’accouchement par injection d’ocytocine de synthèse entrave également la diffusion dans le corps de la femme de l’ocytocine naturelle. Ce neurotransmetteur est normalement sécrété à la fois chez le nouveau-né et chez la mère, il favorise l’attachement mère-enfant. Si le fonctionnement du cerveau émotionnel a déjà été endommagé dans l’enfance, le blocage peut être total et la mère ne ressent pas d’amour pour son enfant.

Les conséquences pour l’enfant

L’enfant dont la mère est dépressive va manquer de ce lien dont il a besoin en arrivant au monde. Il a besoin de l’odeur de sa mère qui le rattache à son vécu intra-utérin, de la voix de sa mère, du corps-à-corps qui permet à son cerveau de sécréter les bons neuromédiateurs et calme ainsi ses peurs. S’il n’a pas ce soutien, s’il n’obtient pas de réponse à ses efforts de communication, il va être seul face aux émotions qui le submergent. Le cerveau émotionnel est le seul qui soit opérationnel dès la naissance. Un tout petit ne peut pas se consoler seul. Il a besoin d’adultes aimants pour lui venir en aide et pour que son cerveau continue son développement de façon satisfaisante. Si la mère est dans l’incapacité de s’occuper avec amour de son petit, il est indispensable qu’un autre adulte soit là pour accompagner le bébé avec empathie et répondre à ses besoins fondamentaux. Dans le film L’Etranger en moi, le père et la tante prennent le relais et c’est bien pour l’enfant. La scène dans laquelle le père prend l’enfant avec lui pour dormir est magnifique.

Françoise Dolto disait que nous nous traitons nous-mêmes comme nous avons été traités enfants. Nous traitons aussi les autres comme nous avons été traités petits. Le psychologue Trevarthen a filmé des femmes qui portaient leurs bébés et, environ vingt ans plus tard, les bébés devenus de jeunes mères portant à leur tour leurs tout petits. Il a remarqué que ces jeunes mamans avaient exactement les mêmes gestes que leur mère vingt ans auparavant.

Une déficience dans les soins apportés au tout petit, dans le respect de sa personne, un manque d’amour inconditionnel sont des facteurs qui creusent le lit d’une dépression à l’adolescence ou à l’âge adulte. La pression de la société et souvent de l’entourage direct, qui accentue le sentiment de culpabilité déjà présent, peut être le déclencheur d’une dépression postnatale.


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