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La mort sans intention de la donner : les racines de la violence

Par Catherine Barret, membre de l’OVEO

Le 29 décembre 2009, un SDF de 25 ans est mort étouffé après avoir été maintenu pendant trente minutes (dont six minutes de « compression thoracique ») par des vigiles d’une grande surface, qui l’avaient surpris essayant de voler des canettes de bière. Ce jeune homme, déjà repéré pour des tentatives de vol et hébergé dans un foyer, était dans un état décrit comme « agité », il criait et se débattait et devait donc, selon les critères de ce service de « sécurité », être contenu et maîtrisé.

Ne nous arrêtons pas trop sur la question de savoir dans quelles conditions il a été arrêté – avec quels gestes, quelles paroles, quelles menaces –, ni sur les causes (immédiates ou lointaines) de cet état « agité ». Mentionnons seulement pour mémoire la question de la politique de surveillance de cette grande chaîne de supermarchés, la formation de ces vigiles, la façon dont ils sont recrutés. Cela a fait l’objet de quelques articles et d’émissions de radio – en particulier celle de Daniel Mermet sur France Inter(1). Emission où il est aussi régulièrement question de la politique de gestion des grandes entreprises, du stress au travail, des licenciements et des personnes qui, là encore, sont chargées d’exécuter ces consignes. Un auditeur de l'émission a parlé récemment, à leur propos, de l’expérience de Milgram, disant que cette expérience prouvait que, « dans certaines conditions » (en l’occurrence, pression du système économique, consignes données par des supérieurs hiérarchiques), tout individu pouvait en venir à des actes de violence, du fait qu’il était couvert par l’autorité – sous-entendu : cette faculté était donc inhérente à la « nature humaine », tout être humain, « dans certaines conditions » (ou sous une pression suffisante), devenant capable d’actes de violence allant jusqu’à la torture.

Nous avons souhaité rappeler ces faits et les mettre en relation parce que, dans les deux cas, ils posent la question de savoir comment un être humain peut devenir capable de tels actes, non seulement avec l’impression ou la certitude de faire son devoir, mais aussi sans avoir conscience du mal qu’il fait à un autre (mal allant parfois jusqu’à la mort) – dans le cas de ce jeune SDF : comment a-t-il été possible, d’abord de le traiter avec une telle violence pour un délit aussi mineur (en toute affaire de justice, il est toujours pire de condamner l’innocent que de laisser échapper le coupable), ensuite de ne pas s’apercevoir, avant qu’il soit trop tard, que cet homme était en train de mourir ?

Tout d’abord, l’idée, régulièrement relayée par les médias et par de nombreux auteurs, que tout être humain sans exception est capable, sous une pression suffisante, de torturer un autre humain, est pour nous tout à fait contestable, car l’expérience de Milgram ne prenait pas en compte les facteurs culturels et surtout éducatifs (l’éducation étant d’ailleurs le moyen par lequel se transmettent les valeurs de la culture)(2). Il est probable que les personnes recrutées dans ces sociétés de surveillance sont pour la plupart (comme la majorité des êtres humains !) d’anciens enfants qui ont subi un degré élevé de violence éducative, en particulier des châtiments corporels – qui ne vont d’ailleurs jamais sans menaces ni violence psychologique. Ces personnes, déjà conditionnées par la violence éducative, souvent aussi issues des mêmes milieux que les délinquants auxquels elles ont affaire, sont de plus soumises à une pression extrême (plus ou moins intériorisée et acceptée) de la part de leurs employeurs, donc se sentent « couvertes » par une autorité supposée incontestable et en tout cas toute-puissante.

Un être humain éduqué sans violence aurait-il pu :

1/ travailler dans de telles conditions (qui supposent de mettre de côté toute possibilité d’empathie, au bénéfice d’une autorité supérieure) ?

2/ étant chargé de surveiller les clients d’un magasin pour éviter les vols, arrêter un voleur dans des conditions aussi violentes ? Imaginons le cas d’un voleur agité et violent, qui plus est déjà repéré et ayant fait l’objet d’une plainte : un vigile n’ayant pas été rendu « violent » lui-même par la conjonction de ces deux facteurs (éducation et système économique violents) n’aurait-il pas préféré laisser partir le voleur (identifié, facile à retrouver, ayant commis un délit tout à fait mineur) plutôt que de le maîtriser en prenant de tels risques ?

3/ ayant arrêté et maîtrisé le délinquant dans ces conditions, aurait-il pu, constatant que ce dernier cessait de crier et de se débattre, ne pas se poser la question de savoir s’il s’agissait non pas d’une simple « soumission à l’autorité », de l’abandon de la « résistance », mais de quelque chose de plus grave (à supposer qu’il soit plus grave de mourir que de renoncer à lutter) ?

Quelles pensées peuvent traverser la tête d’un vigile ou d’un policier dans un tel moment : « Ah, enfin, il a compris ? » Quelle scène d’enfance se rejoue à ce moment-là ? Le moment où ce vigile ou ce policier, enfant, a cédé devant la violence d’autrui et renoncé à se défendre ? Le moment où il a compris que, lorsqu’on n’était pas le plus fort, il était plus prudent de se soumettre ? Le moment où, au lieu de crier et de pleurer, il a serré les dents et « décidé » qu’il ne souffrirait plus ou ne manifesterait plus sa souffrance ? Tout est possible. Mais rien de tout cela n’aurait été possible sans la violence éducative.


(1) Site de l’émission : Là-bas si j'y suis (voir aussi https://la-bas.org). Parmi les archives, quelques émissions sélectionnées pour la façon dont elles montrent ce phénomène d’obéissance à l’autorité et d’insensibilité à la souffrance des autres (ou la souffrance au travail causée par une politique d’entreprise) : Manager de transition, un bien joli métier (29/12/09) ; C'est pour un contrôle médical ! (22 et 23/10/09) ; Orange stressée (6, 8 et 9/10/09)
; Les James Bond Positif (reportage sur un ancien vigile, 12 et 13/3/08).

(2) Cf. les articles « Une pollution méconnue » ; « Un homme aimable peut aussi être un bourreau », note 1 ; et l'extrait du livre d’Alice Miller, Abattre le mur du silence, cité à la fin de cette page.


Sur la question de la soumission à l’autorité :

Olivier Maurel - Dangers spécifiques des châtiments corporels

[…] Le deuxième comportement inné de l'enfant est le comportement d'imitation. L'enfant imite d'instinct dès les premiers jours de sa vie les comportements qu'il voit et entend, surtout ceux que l'on a à son égard. Frapper un enfant, ce n'est donc pas seulement le dresser par l'effet de la peur des coups, c'est aussi le conditionner à la violence en lui en fournissant des modèles qui s'intègrent à la gestuelle de son corps, avant même qu'il ait pu comprendre quoi que ce soit à ce qu'on exigeait de lui. Les coups, c'est le corps des parents qui parle directement au corps de l'enfant sans même passer par l'esprit. Et l'adulte qu'il deviendra portera toute sa vie en lui ces comportements, presque aussi consubstantiels à son corps que s'ils étaient innés.

De plus, les coups sont en contradiction radicale avec les principes fondamentaux communs à toutes les traditions et les religions et que tous les parents cherchent à inculquer à leurs enfants, même s'ils ne les mettent pas eux-mêmes en pratique : "Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'on te fasse" et "Ne frappe pas un être plus petit que toi". L'enfant frappé subit littéralement un électrochoc. Il subit simultanément deux messages contradictoires : une leçon de morale ("Ne fais pas aux autres...") et une leçon gestuelle violente ("Fais aux autres, comme je le fais en ce moment, ce que tu ne veux pas qu'on te fasse"). Cette contradiction subie à travers son corps et son esprit ne peut que perturber gravement les capacités morales et les capacités logiques de l'enfant. Il est vraisemblable que beaucoup de nos incohérences ont ces électrochocs pour origine.

Alice Miller - Les origines de la perversion dans l'enfance refoulée (article écrit en 2004 à la suite des actes de torture par des soldats américains en Irak)

[…] La soif de vengeance ne vient pas de nulle part. La cause est clairement identifiable même si presque personne ne veut la voir. Cette soif de vengeance trouve son origine dans l'enfance lorsque les enfants ont été contraints de souffrir en silence, soumis à la cruauté infligée au nom de l'éducation. Ils ont appris comment torturer les autres de leurs propres parents violents et souvent pervers et plus tard de leurs professeurs et de leurs supérieurs. Ce n'est ni plus ni moins qu'un enseignement systématique basé sur l'exemple pour apprendre comment détruire les autres. Pourtant, beaucoup de gens croient que celui-ci n'a pas de conséquences néfastes. Comme si un enfant était un container qui peut être vidé de temps en temps ! Mais le cerveau humain n'est pas un container. Ce que l'on apprend en bas âge reste en nous tout le long de notre vie.

[…] Les media citent des spécialistes en psychologie qui prétendent que la brutalité dont les soldats américains font preuve est due au stress de la guerre. IL est vrai que la guerre déchaîne une agressivité latente. IL LUI FAUT NEANMOINS DEJA EXISTER AU PREALABLE POUR ETRE DECLENCHEE. Des individus qui n'ont pas été exposés à la violence tout petits, à la maison ou à l'école ne pourraient pas abuser et se moquer de prisonniers sans défense. Ils en seraient tout simplement incapables. Ces hommes et ces femmes ne se portent pas volontaires dans les forces armées. Nous savons d'après l'histoire de la dernière guerre mondiale que de nombreux soldats enrôlés de force furent capables de montrer leur humanité, même sous le stress de la guerre, s'ils avaient grandi sans être exposés à la violence. Nombreux sont les comptes-rendus sur la guerre et les camps qui racontent que même un stress si extrême n'a pas nécessairement transformé les adultes en pervers.

[…] Les gens qui ont appris à obéir sous la violence ont toutes les raisons d'éviter que leur soient rappelées leur souffrance d'enfants et empêchent les faits refoulés d'émerger au grand jour. Il n'est pas vrai que nous abritons tous en nous la "bête", comme le prétendent certains experts en psychologie. Seules les personnes qui ont été traitées de manière perverse et qui le dénient chercheront des boucs émissaires sur lesquels inconsciemment elles pourront déverser leur rage. Ou alors elles se détruiront elles-mêmes en prenant des substances pour soulager leur souffrance. Les enfants bien sûr sont incapables de supporter la douleur de leur persécution ou de comprendre ce qui leur est fait. Tandis qu'en tant qu'adultes, ils peuvent apprendre à compatir aux blessures de l'enfant qu'ils ont été et, en en prenant conscience, peuvent se libérer eux-mêmes (et le monde) de la "Bête" intérieure.

Alice Miller - Les racines de l'horreur dans le berceau (article écrit en 2002)

[…] Nous devons nous dégager du vieux système traditionnel axé sur le châtiment et les représailles qui nous permet de déguiser nos réactions sous le terme d'éducation. Nous ne devons évidemment pas négliger notre protection. Mais les vidéo-caméras à l'école ne résoudront pas le problème. La violence que les enfants apportent à l'école, ils l'ont apprise déjà chez leurs mères à l'âge d'un an et demi ou plus tôt. Selon un sondage mené en France, 89 % des mères se sont rappelé qu'elles ont commencé à donner des tapes sur les mains ou des fessées à l'âge de 1,8 an en moyenne. Les 11 % [restants] ne pouvaient se rappeler l'âge exact mais aucune mère n'a dit qu'elle n'avait pas du tout tapé ses enfants. Pour éviter les guerres à l'avenir il nous faut une loi interdisant cette pratique et il nous faut chercher et mettre à l'épreuve d'autres formes de communication avec les enfants que celles que nous a enseignées notre éducation, et qui, elles, reposeront sur le respect et ne conduiront pas à de nouvelles humiliations. On peut punir l'enfant de la façon la plus brutale et mettre fin à la désobéissance, mais on ne peut effacer les effets des humiliations qu'on lui inflige. Celles-ci se retourneront contre la société.

Un extrait du livre d’Alice Miller, Abattre le mur du silence (Aubier, 1991, p. 120) :

« […] Si de plus – comme Hitler – je peux jouer de mes talents de comédien, prendre l’air du père menaçant que presque tous dans leur enfance croyaient aveuglément, et que tous redoutaient, alors je trouverai d’innombrables complices pour tous les crimes imaginables – et plus ce sera insensé, plus ce sera facile. » Cela, l’expérience de Milgram l’a amplement prouvé. Car nombre d’adultes, qui ont été des enfants obéissants, attendent de pouvoir décharger légalement leur colère réprimée des décennies plus tôt. La société leur en offre le moyen, assorti de la justification culturelle spécifique correspondante, par la maltraitance de leurs propres enfants – appelée « éducation » – ou les guerres et génocides.