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La violence légale des adultes

Par Mike A. Males
Extrait de The Scapegoat Generation: America's War on Adolescents (« La génération bouc émissaire : l'Amérique en guerre contre ses adolescents »), Common Courage Press, 1996, pp. 115-17, paru en anglais sur le site Project NoSpank

En 1985, une étude sur les violences familiales menée par le chercheur Murray Straus sur 1 000 familles montrait que, comparés aux actes commis en sens inverse, les actes de violence perpétrés par des parents sur leurs enfants adolescents étaient deux fois plus nombreux pour les actes graves, et près de quatre fois plus nombreux pour l'ensemble des actes de violence(51). Selon d'autres études, les résultats trouvés par Straus seraient plutôt en dessous de la réalité. En 1988, une enquête auprès de 1 146 parents a montré que 80 % des enfants de moins de 10 ans, les deux tiers des enfants de 10 à 14 ans et un tiers des 15-17 ans avaient été frappés ou battus par leurs parents dans l'année précédente. Le risque d'agression physique de parents sur leurs enfants adolescents, comparé au risque inverse, est près de quatre fois plus élevé pour les violences simples, et deux fois plus élevé pour les violences avec voies de fait. Chaque année, 2 000 à 5 000 enfants sont tués par leurs parents dans des actes dont la plupart sont rebaptisés « accidents »(52).

Quand les victimes de violences familiales sont des adultes, l'administration leur apporte toute son attention et prend des mesures légales. Il suffit de mettre en regard l'appel de la secrétaire d'État à la Santé Shalala à la « tolérance zéro » envers les violences domestiques dirigées contre des femmes, et son « zéro commentaire » s'agissant des violences faites aux enfants. Après l'acquittement d'O.J. Simpson et à la veille de la marche sur Washington d'un million d'hommes organisée par Louis Farrakhan, le discours radiodiffusé de Clinton condamnant les violences domestiques a été consacré presque uniquement aux violences conjugales et n'a mentionné qu'en passant les enfants victimes(53). Willie Williams, chef de la police de Los Angeles, a eu des mots très durs pour les « jeunes gens » qui commettent des violences « contre leurs parents ou leurs grands-parents », et pratiquement aucun pour les 170 000 cas de maltraitance et de négligence envers des enfants commis l'année précédente dans sa ville par des parents et des personnes responsables d'enfants(54). En tant qu'électeurs, les enfants battus ont encore bien moins de pouvoir que les femmes battues. [...]

Les parents américains n'hésitent guère à frapper leurs enfants. L'enquête nationale de 1990 sur la jeunesse (étude longitudinale) a montré que 61 % des enfants de 3 à 5 ans avaient été fessés dans la semaine précédant l'enquête, et cela en moyenne trois fois. Deux adolescents sur trois déclaraient avoir reçu des coups (légalement permis) de leurs parents ou d'autres adultes au moins une fois depuis l'âge de 10 ans(59). Ainsi, une forme de violence qui, infligée à un adulte, recevrait une qualification légale de délit ou de crime, est commise des centaines de millions de fois chaque année envers les enfants américains - sans que cela apparaisse dans les statistiques officielles de la maltraitance.

Les bienfaits annoncés par les défenseurs des châtiments corporels ne se traduisent pas dans les faits, comme cela a été amplement démontré dans d'autres pays. Bien au contraire, les fessées et les coups reçus sous couvert de la légalité sont « associés à un accroissement de la probabilité de problèmes psychosociaux » tels que : échec scolaire(60), alcoolisme(61), dépression et violences conjugales à l'âge adulte(62), employabilité réduite et moindre réussite au travail(63), augmentation des agressions et violences commises(64), (65), et même un très net accroissement de la probabilité d'encourir la peine de mort(66). Selon une logique qu'aussi bien le législateur, la Cour suprême et la police du district de Pico/Aliso que six parents américains sur dix continuent à ne pas comprendre, frapper les enfants (légalement ou illégalement) produit des enfants qui frappent.

Qu'importe ! Les universitaires peuvent faire des études et publier des rapports, les logiciens raisonner et les coeurs des défenseurs des droits civils saigner tant qu'ils voudront, le droit de frapper les enfants n'est pas un sujet de débat rationnel. Encore une manifestation typique de la façon dont on exploite les enfants aux Etats-Unis en les faisant servir de modèles à des normes de comportement absolutistes et à des châtiments si rigoureux que jamais des adultes n'accepteraient de se les infliger à eux-mêmes. Les partisans des châtiments corporels (comme le comté d'Orange en Californie, où le législateur propose de fesser à la palette les jeunes auteurs de graffiti) veulent passer pour des « durs ». Pourtant, à Singapour, dont les partisans américains de la fessée pour les mineurs citent en exemple l'application légale de coups de trique aux criminels, 95 % des coups administrés par décision de justice le sont sur des adultes - en particulier sur des politiciens corrompus. A contrario, les Etats-Unis semblent être le seul pays où on autorise sur les mineurs des coups dont on protège même les délinquants adultes. Cette stupéfiante hostilité envers les enfants transparaît dans cette décision de 1977 de la Cour suprême :

« L'examen de l'amendement et des décisions de cette cour interprétant l'interdiction des châtiments cruels et inhabituels confirme que l'amendement est destiné à protéger les personnes convaincues de crimes. Nous acceptons cette limite fixée de longue date et maintenons que le Huitième Amendement ne s'applique pas à la fessée comme moyen disciplinaire envers les enfants(67)... »

La Cour suprême a prononcé ce jugement dans une affaire où, en Floride, on avait battu des élèves de collège pour punir des fautes aussi anodines que « ne pas répondre assez rapidement ». À la suite de ces coups, un élève a dû être soigné pour un hématome et manquer les cours pendant plusieurs jours, l'autre n'a pas pu se servir de son bras pendant une semaine. Non seulement la Cour a validé l'usage des châtiments corporels sur les mineurs, mais elle a autorisé les établissements scolaires à y recourir sans avertissement ni conseil de discipline et sans avoir de comptes à rendre. On peut difficilement lire les attendus de la majorité des juges sans en conclure qu'ils étaient ravis d'avoir su être assez « durs » pour écarter du jugement tous les faits significatifs.

Quant aux quatre juges (aujourd'hui tous retraités) qui se sont opposés à ce jugement, leur argumentation selon laquelle, « lorsqu'une punition corporelle est trop sévère pour être encore acceptable dans une société civilisée, (nous) ne voyons pas de raison pour qu'elle devienne plus acceptable du seul fait qu'elle soit infligée à des enfants » est un aimable euphémisme. Comme pour notre politique sociale, nous imposons à nos enfants, à travers nos institutions et nos tribunaux, des conditions de pauvreté et de violence légale dignes du tiers monde, tout en réclamant pour nous-mêmes le niveau de protection d'un pays riche et démocratique.

La question n'est pas tant que les châtiments corporels puissent être barbares, dérisoires ou contre-productifs, mais bien plutôt leur extraordinaire hypocrisie. Si les coups étaient efficaces pour dissuader les mauvaises conduites, et si la dissuasion était vraiment le but, alors, les Américains adultes (et particulièrement ceux qui citent si volontiers, dans la Bible, les proverbes du genre « qui aime bien châtie bien », mais passent sous silence des versets entiers du Deutéronome qui ordonnent des châtiments corporels très durs pour les criminels adultes) devraient exiger contre les conducteurs ivres, les délinquants pédophiles, les criminels en col blanc, les députés auteurs de rackets et autres mécréants adultes un programme de coups de trique et de palette et autres punitions physiques bien plus sévère que ce qu'on fait à des enfants dont le seul crime est de « ne pas répondre assez rapidement ». Et, pour accroître l'effet dissuasif et le plaisir des spectateurs, il faudrait montrer les séances de flagellation sur une chaîne de télévision spéciale : The Caning Channel - la chaîne des coups de trique !


Note 51 : Straus MA (1985). Family training in crime and violence. In Straus MA, Lincoln AJ (1985). Crime and the family. Springfield, IL: Charles C Thomas.

Note 52 : Huchings N (1988). The Violent Family. New York: Human Sciences Press, p 93.

Note 53 : Fulwood S III (1995, 15 October). Clinton urges men to pledge end to domestic violence. Los Angeles Times, p A23.

Note 54 : Becker M (1995, 5 October). Yearlong drive by anti-violence groups pays off. Los Angeles Times, A3.

Note 59 : Giles-Sims J, Straus MA, Sugarman DB (1995). Child, maternal, and family characteristics associated with spanking. Family relations (in press).

Note 60 : Straus MA, Mathur AK (1995, 7 April). Corporal punishment of adolescents and academic attainment. Communication présentée à la rencontre annuelle de la Pacific Sociological Association, San Francisco, p 3.

Note 61 : Straus MA, Kaufman Kantor G (1994). Corporal punishment by parents: A risk factor in the epidemiology of depression, suicide, achohol abuse, child abuse, and wife beating. Adolescence 29, 114.

Note 62 : Turner H, Finkelhor D (1994). Corporal punishment and the stress process. In Donnelly M, Straus MA (editors). Corporal punishment of children in theoretical perspectives. New Brunswick, NJ: Transaction.

Note 63 : Straus MA, Gimpel HS (1994). Alienation and reduced income. Beating the devil out of them: Corporal punishment in American families. Lexington, MA: Lexington/ Macmillan Books, chapter 9.

Note 64 : Kandel E (1991). Physical punishment and the developement of aggressive and violent behavior: A review. Durham, NH: Family Research Laboratory, University of New Hampshire.

Note 65 : Larzelere RE (1986, March). Moderate spanking: Model or deterrent of children's aggression in the family. Journal of Family Violence 1, 27-36.

Note 66 : Voir résumé des conclusions reliant les conduites criminelles aux abus subis dans l'enfance, in Braun E, Lustgarten K (1994). Breaking the Cycle of Child Abuse. Woodland, CA: Childhelp, USA.

Note 67 : U.S. Supreme Court (1977). Ingraham v. Wright, 490 U.S. 651.


Traduit de l'anglais par Catherine Barret.