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Lettres ouvertes à Frédéric Gros à propos de son livre Désobéir

Nous publions ci-dessous une lettre d’Olivier Maurel au philosophe Frédéric Gros à propos de son livre Désobéir (message envoyé à son adresse à Sciences Po et resté sans réponse), suivie du courrier adressé par une adhérente de l’OVEO à Frédéric Gros, invité par Aude Lancelin pour Là-bas si j'y suis dans l’émission « La Guerre des idées » du 24 octobre 2017, Sommes-nous tous soumis ?


Cher Monsieur,

Je viens de lire avec passion votre livre Désobéir, même si je n'ai pas été d'accord avec tout ce que vous y écrivez.

Si je me suis précipité sur votre livre, c'est que mon passé m'a fait accorder à la désobéissance une grande valeur : une sœur résistante et déportée, le choix de l'objection de conscience dès mes dix-huit ans, en 1955, le choix de la non-violence et donc de la désobéissance civile un peu plus tard, le renvoi de mon livret militaire pour protester contre la stratégie anti-cités, de multiples manifestations et actions de désobéissance civile, notamment en soutien aux paysans du Larzac, et au centre de tout cela la préoccupation constante de la violence en raison de mon enfance à une époque où j'ai pu connaître la guerre au plus près. Puis, après avoir constaté que ces actions n'avaient qu'un effet très limité dans le temps, même les plus grandes, celles de Gandhi, de Martin Luther King..., la prise de conscience, grâce à Alice Miller, que toute violence commise est le résultat de violences subies dans l'enfance. Un travail de recherche sur la violence éducative, sur son caractère massif, et l'ignorance non moins massive dont elle est l'objet. Et enfin la découverte grâce aux recherches scientifiques effectuées au cours des dernières décennies, des extraordinaires capacités relationnelles innées des enfants. C'est tout cela qui m'a fait à la fois me passionner pour votre livre et me permettre de vous en proposer quelques critiques.

J'ai particulièrement apprécié tout ce que vous écrivez de La Boétie, de Thoreau. J'ai beaucoup aimé ce que vous dites de la démocratie, qui « n'est pas tant un régime politique parmi d'autres qu'un processus critique qui les traverse tous et les oblige précisément à être « plus démocratiques » et la manière dont vous aboutissez à l'affirmation du « moi indélégable ».

Mais précisément à propos de ce « moi », il me semble qu'il y a beaucoup à prendre pour prolonger votre réflexion et sans doute un peu l'infléchir, dans les capacités relationnelles innées des enfants. Nous sommes des animaux sociaux depuis des millions d'années, bien avant même l'apparition de l'homo sapiens, et notre cerveau a été programmé par l'évolution par et pour la vie en société. Les enfants (et donc les hommes!) naissent avec de formidables compétences relationnelles.

L'attachement d'abord, base de l'affection et de l'amour. L'imitation, base de tous les apprentissages. L'altruisme qui apparaît très tôt spontanément chez les enfants, avant même qu'ils sachent marcher (peut-être avez-vous regardé sur Internet les expériences du chercheur allemand Warneken). Et surtout, une grande absente de votre livre, ce qui m'a étonné : l'empathie. Cette faculté qui existe déjà, comme les compétences précédentes, chez nos cousins les grands singes, et qui, en nous faisant éprouver les émotions des autres, nous pousse, si elle n'a pas été détruite par une éducation autoritaire et violente, à éviter de les faire souffrir. C'est en fait, bien plus que la morale, la religion et la philosophie, le grand frein intérieur à la violence. Il faudrait aussi parler du sens de la justice qui apparaît très tôt chez les enfants.

Parce que je crois à l'importance capitale de ces prédispositions à la vie sociale, j'en accorde personnellement moins à la philosophie et même à Socrate (et encore moins à Kant dont les idées sur l'éducation que vous évoquez sont abominables !). Je crois très profondément que les enfants, s'ils sont respectés, portent en eux une véritable boussole socialisante qui les porte à avoir avec les autres des relations de respect et de bienveillance et à réagir aux injustices qu'ils peuvent subir, et cela même s'ils n'ont eu aucune formation philosophique. Connaissez-vous l'étude réalisée sur les Justes par Samuel et Pearl Oliner ? Ils ont interrogé plus de quatre cents Justes et ils leur ont demandé comment ils avaient été élevés. Les quatre réponses les plus fréquentes ont été les suivantes : ils ont eu des parents affectueux, des parents qui leur ont donné l'exemple de l'altruisme, qui leur ont fait confiance, et leur éducation a été non autoritaire et non répressive. Autrement dit, ils ont été respectés dans leur intégrité et, même s'ils n'ont eu aucune formation philosophique particulière, ils ont su faire preuve d'empathie à l'égard de personnes que souvent ils ne connaissaient pas, désobéir à des lois iniques et prendre pour ces personnes les plus grands risques.

Mais ce qui nous empêche très souvent de voir tout cela, c'est l'éducation traditionnellement violente et autoritaire que nous avons subie, ou même simplement les traces que cette éducation a laissées dans la culture. La vision négative qu'on a souvent de l'enfant vient de là. Nous avons derrière nous au moins cinq mille ans de violences sur les enfants (cinq mille ans, l'âge de l'écriture dont les premiers textes comportent des proverbes qui recommandent de battre les enfants), des violences présentes dans toutes les vieilles civilisations, des violences terribles (bastonnades, flagellations...), des violences infligées pendant toutes les années où le cerveau des enfants se formait (et se forme encore car dans beaucoup de pays, on en est encore là !), des violences infligées par les modèles les plus proches des enfants, leurs parents et leurs maîtres. Or, ces violences, malheureusement, la quasi-totalité des philosophes ne leur ont prêté aucune attention, et en tout cas pas une attention proportionnée aux dégâts provoqués par elles sur la quasi-totalité de l'humanité, car très peu d'enfants échappaient à ces traitements. Même le grand La Boétie, dont vous faites très bien de louer le discours, n'attribue à aucun moment la tendance des hommes à la « servitude volontaire » au dressage violent qu'ils subissaient au XVIe siècle et que Montaigne, lui, certainement parce qu'il avait été élevé avec douceur par son père, avait bien vu. La Boétie dit même que l'obéissance aux parents serait « naturelle » et ne souligne aucun rapport entre elle et la servitude volontaire.

Aujourd'hui encore, la plupart des auteurs des différentes branches des sciences humaines (psychologie, psychanalyse, sociologie, histoire, philosophie) qui écrivent sur la violence humaine en général, ne disent pas un mot de la violence à but éducatif sur les enfants, et, à plus forte raison, ne semblent pas soupçonner le moins du monde l'influence qu'elle a pu avoir sur la violence humaine en général. Et le pire, c'est qu'ils attribuent souvent aux enfants, à leur animalité prétendue violente, à leur prétendue « pulsion de mort », la responsabilité des guerres, des massacres des génocides.

Quand vous écrivez (p. 170) : « c'est en l'individu que se fait entendre la voix morale, l'appel de la justice. », il faudrait préciser que c'est à la fois à sa capacité innée d'empathie et à son sens inné de la justice d'abord, plus qu'à une philosophie apprise, que l'individu doit d'entendre cette voix et cet appel.

L'admirable mot de Thoreau : « Si je ne suis pas moi, qui le sera à ma place ? », seuls peuvent le prononcer ceux dont le moi n'a pas été piétiné, ravagé, ou même simplement altéré par une enfance sous contrainte.

Vous avez tout à fait raison d'écrire : « Découvrir en soi le moi indélégable, c'est se sentir appelé à agir pour les autres, à faire exister cette justice dont on sent l'urgence. » car l'empathie et le sens de la justice venus du plus profond de nous-mêmes, de notre part à la fois animale et sociale nous animent. Et quand les parents et les éducateurs n'ont pas limité le « nous » auquel appartient l'enfant par des préjugés sociaux, religieux ou racistes, alors on peut dire comme vous le faites que « le soi indélégable exige la dignité universelle. » (P. 174-5.)

Toutefois, quand vous écrivez : « C'est la pensée pensante, le travail critique qui nous fait désobéir. L'examen socratique requiert cette pensée pensante, et non une pensée pensée (la leçon qu'on récite, le dogme qu'on répète). » (p. 203), il me semble que ce n'est pas tout à fait juste. Ce passage m'a fait penser à ce qu'a montré Antonio Damasio dans son livre Spinoza avait raison. L'intelligence toute seule, si pensante et critique soit-elle, est privée de boussole si elle n'est pas en rapport avec les émotions, c'est-à-dire avec le fond affectif de nous-mêmes. D'ailleurs, voyez Socrate lui-même qui, loin d'exiger la « dignité universelle », en excluait les esclaves, les femmes et les enfants qui devaient être soumis à leurs maîtres, à leurs maris et à leurs parents. Et s'ils désobéissaient, c'était la fin de l'ordre social ! Il est probable qu'une bonne part de lui-même avait été altérée par l'éducation autoritaire et violente en usage à son époque.

Je ne crois pas non plus que vous ayez raison quand vous refusez d'attribuer à : « l'échauffement des cœurs, à l'ouverture de la sensibilité, à un peu d'épanchement » le « quelque chose d'impérieux (qui se) fait entendre » (p. 210) quand nous nous sentons contraints d'aider un enfant ou un être démuni. C'est bien l'empathie venue du fond de nous-mêmes qui se manifeste. Et la base de cette empathie est animale plus que philosophique.

J'ai été étonné aussi que vous ayez pu écrire : « J'imagine les premiers pas. Des hommes fragiles se rassemblent, formant des communautés d'aide. Au commencement, c'est bien cela : des hommes se regroupent. Comme ils ont peur, ils vont trouver quelque sécurité à se presser les uns contre les autres. » (P. 232-3). Avant d'être des adultes fragiles, les « hommes fragiles » ont été des enfants fragiles rassurés par leur mère et leur père. Tout commence dans le rapport mère-enfant « pressés l'un contre l'autre », eux-mêmes déjà inclus depuis des millions d'années dans des groupes familiaux qui sont déjà des « communautés d'aide ». Chaque enfant, chaque adulte donc, s'est formé dans ce rapport nourrissant et constructif ou asséchant et destructif. Mais peut-être repreniez-vous, dans votre description des débuts de la société les idées exprimées par Platon.

Je ne suis pas d'accord non plus quand vous écrivez : « Désobéir, c'est donc, suprêmement, obéir. Obéir à soi. Sauf que cela n'existe pas, ce soi comme consistance. Je ne suis personne, le soi dur et souverain est un mythe. » (P. 239). Je ne crois pas que le « soi » soit sans consistance. Il a, à mon avis, la consistance de ces capacités relationnelles innées du bébé qui vient au monde. Ce qui nous donne l'illusion du manque de consistance, ce sont les ravages produits depuis des millénaires sur ce « soi » par l'éducation autoritaire et violente qui a fait que la majorité des hommes, pour une grande part d'eux-mêmes, ont adhéré au « on » social au lieu de développer leur « moi indélégable ».

L'humanité est-elle vraiment « ce qui fondamentalement nous décale par rapport à nous-mêmes » (p. 241) ? Je n'en suis pas sûr. Je la verrais plutôt comme ce qui nous rattache à notre fond à la fois animal et social, quand ce fond n'a pas été altéré ou ravagé par l'éducation traditionnelle, c'est-à-dire en grande partie par la coutume.
Pardonnez la longueur de ce message. Mais ne vous en prenez qu'à vous-même : votre livre fait penser, fait réagir, fait désobéir à votre propre pensée. Je crois que c'est profondément ce que vous souhaitiez.

Olivier Maurel


Bonjour,

J'ai écouté ce matin votre entretien avec Aude Lancelin dans « La Guerre des idées », et il me serait très difficile de ne pas vous écrire un courrier.

S’il peut alimenter vos réflexions, j’en serais ravie. Réflexions que je trouve fort intéressantes sinon absolument nécessaires aujourd’hui. Je n’ai pas lu votre livre, mais ce sera chose faite d’ici la fin de l’année. Je partage avec vous une partie importante de vos propos, je suis contente d'entendre des paroles qui résonnent avec mes convictions.

Peut-être partagerez-vous aussi une partie de mon point de vue.

Je ne suis pas une universitaire, néanmoins je me considère comme l’un des maillons « irremplaçables », comme vous le dites très justement à mon goût, pour penser, agir et faire que la politique ne soit pas une chose à côté de ma vie ou que d'autres font à ma place, mais intégrée à ma vie, à ma conscience au quotidien, pour moi et pour le collectif.

En vous écoutant (France Culture, La Guerre des idées, et France Inter, pour être sûre de ne pas passer à côté de l’information que j’attendais au tournant), je suis partagée.

J’ai été très étonnée, justement, de ne pas vous entendre évoquer un domaine qui me semble fondamental lorsque l’on fait des recherches au sujet des questions de violence et de la soumission à la violence.

Je suis comédienne et je me suis interrogée longuement au sujet des violences que je jouais « pour de faux » mais qui avaient bien lieu « pour de vrai ». La question n’était pas originale : « D’où vient cette violence omniprésente et l’être humain n’est-il bon qu’à s’y soumettre ? » Je me pose encore bien des questions, mais d'une autre manière.

Je suis devenue maman et j’ai débuté une recherche à partir d'une question simple : « Ça marche comment, un petit d’homme ? » Aujourd’hui, j’ai réalisé une conférence dont le sous-titre est « De la violence éducative ordinaire à la violence de l’humanité », mais j’aurais aussi bien pu la nommer « De la soumission dans l’enfance à la soumission de l’humanité », ou encore « de la domination adulte à la domination de l’humanité sur l’humanité ».

Mes recherches m’ont amenée à prendre conscience qu’accompagner un enfant est politique. Ce n’est pas une révélation, mais en prendre conscience au quotidien est une sorte de tour de force et un défi permanent auquel personne ni rien ne nous prépare tant les fonctionnements des enfants sont communément méconnus et le demeurent malgré tout.

La Boétie, que vous citez plusieurs fois, a écrit qu’« on ne regrette jamais ce que l’on n’a pas eu ». On pourrait dire aussi : « On ne connaît pas ce qu’on a jamais connu. » À la question « Comment sortir de la servitude ? », La Boétie répond : « En gardant l’esprit libre. » Pour le garder encore faut-il l’avoir eu une fois libre.

En me plongeant dans la question de l’éducation, j'ai pris conscience que la domination adulte est si omniprésente, si pressante que je me demande comment pourrait-on espérer des individus qu’ils « gardent » un esprit libre alors que l’enfance est bien souvent une promenade désagréable d’injonctions en injonctions « pour leur bien » naturellement.

Je suppose que vous avez lu les ouvrages d’Alice Miller, notamment C'est pour ton bien ? Si ce n’est pas le cas, je vous le recommande vivement. Mais vraiment, je serais stupéfaite que vous ne le connaissiez pas.

Un autre moins connu pourrait vous intéresser aussi, La Violence éducative ordinaire, un trou noir dans les sciences humaines d’Olivier Maurel, fondateur de l'Observatoire de la violence éducative ordinaire.

Ou encore Yves Bonnardel, La Domination adulte, qui est un ouvrage militant, politique et absolument pas psychologique.

Très peu d'auteurs traitent véritablement de cette question de l'enfance au sujet des violences, disons qu'ils évitent en grande majorité les conséquences de la violence éducative ordinaire. Il y a c'est vrai beaucoup à dire sur les causes de la soumission et la violence sans même soulever le problème des violences éducatives ordinaires.

Vous évoquez rapidement le syndrome de l’enfant sage, je m’attendais à ce moment à ce que vous vous attardiez volontiers sur ce point, mais vous passez rapidement dessus en ajoutant qu’« on pourrait trouver une partie de réponse dans la psychologie et les histoires de famille mais [qu’]au fond, non, tout cela est bien plus compliqué ».

Or, de mon point de vue, une immense partie de la réponse se trouve ici.

J'ai entendu dans le ton de votre voix une forme de réticence à la psychologie, je me trompe peut-être. Bien sûr, tout ne s'explique pas par un seul domaine de réflexion.
Si vous m’accordez un peu de temps, permettez-moi de m’expliquer, malgré toutes les recherches que vous avez déjà faites.

J’ignore si vous avez des enfants, mais toute personne ayant des enfants, je crois, ne peut ignorer que l’enfant apprend par imitation. C’est un imitateur-né, et ce dès les premières heures de sa vie, car il est outillé pour cela, il possède les neurones miroirs découvert par Rizollati, et mieux encore par Jean Decety. Cela lui permet d'apprendre, c'est naturel.

Le cerveau humain va créer en l’espace de 5 années de vie 1 million de milliards de neurones à la vitesse éclair d’une moyenne de 700 connexions/seconde. Absolument tout ce qu’il voit, touche, entend, sent, ressens, perçoit, déduit, tout absolument tout va créer une connexion. Le cerveau adulte en possède 300 000 milliards, soit plus de 3 fois moins. Tout ce qui ne sera pas utilisé régulièrement sera détruit, c’est l’élagage.

Vous n’ignorez pas le célèbre dicton « C’est en forgeant qu’on devient forgeron », qui peut se résumer ainsi : tout ce qu’on pratique (entend, perçoit, ressent, etc.) le plus souvent se consolide de sorte qu’on devient expert en la matière. Tout cela s’explique très bien par le fait que les chemins neurologiques se construisent puis se consolident à force d’être empruntés.

Vous affirmez qu’il existe une satisfaction inavouable à nous en remettre à l’autorité. Vous évoquez qu’on peut y voir là le plaisir d’être un enfant bien aimé, qui a bien obéit, car oui, nous sommes imprégnés du fait qu’il est plus évident d’aimer mieux un gentil petit garçon qu’un enfant insoumis, jugé impertinent, qui emprunte des chemins de traverses voir de désobéissance… cet amour conditionnel et notre difficulté à accepter la désobéissance de nos enfants ne serait-il pas le premier responsable de cet quête d’amour permanente ? Celle dont vous parlez, pour plaire aux chefs, à l’autorité ?

Comme une déformation de notre état sauvage, j'entends sauvage au sens noble du terme spontané, curieux, énergique, vivace, franc, sincère, authentique, etc.

L’enfant, lui, est un être qui connaît l’amour inconditionnel, celui pour ses parents, ses figures d’autorité qui ont, quoi qu'ils fassent, des comportements pour son bien. En aucun cas donc il ne peut remettre en question ceux-là qui agissent dans son intérêt à priori (ou seulement très tardivement). Dans la logique d’un enfant, si ceux-là le punissent, c’est donc de sa faute. Et pour l'immense majorité des parents, il n’y a pas à leur connaissance d’autres chemins que la sanction, la punition ou toute autre forme de coercition, de contrôle, de domination.

Vous vous demandez quel est le « monstrueux processus » qui s’est mis à l’œuvre pour que les plus faibles dominent les plus faibles qu'eux ?

Que faire de la phrase pourtant pleine d’humanité « tu ne feras pas de mal à un plus petit que toi, tu ne feras pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse » que tant de parents souhaiteraient voir appliquée par leurs propres enfants ? Alors que ceux-là même, les parents, n’hésitent pas à menacer, faire du chantage, à user du retrait d’amour, à punir, voir frapper (des plus petits qu’eux même), crier, donner des ordres, faire peur, faire les gros yeux, ou encore… récompenser qui est, peut être partagez-vous cet avis, une forme de violence également, une immense maladresse (enfant sage, amour conditionnel, apprentissage de se conformer aux attentes, etc.) doublée d'un terrible malentendu au sujet de l'être humain qui a une motivation intrinsèque suffisante pour grandir sainement dans le monde et se réaliser lui et au milieu de ses semblables.

Et c'est alors que l’enfant devient expert dans toutes ces matières de coercition. Pour lui, ces comportements ne sont ni bien, ni mal, ils sont normaux, c’est ceci qu’on lui transmet, "c'est ainsi qu'on se comporte et c'est en te soumettant que tu dois te comporter". Comment réagir face à un conflit ? On crie. Un ordre non respecté ? On punit et on ne réplique pas. Pour obtenir quelque chose ? On fait du chantage, on menace, etc. etc. etc.

L’enfance est un empilement de ces milliers de situations où ces violences ordinaires, banales, admises sous prétexte de donner une bonne éducation sont faites et l’air de rien s’engramment dans le cerveau immature et extrêmement plastique des enfants soumis à ces comportements dominants récurrents. A l'école, dans la famille, etc.

Et je vous cite : « Tout le monde est plus au moins complice de la chaîne de domination… » L’enfant devenu adulte reproduit ce qu’il connaît, pour lui c’est l’ordre des choses, jusqu’à dire même, comme vous le déplorez : « Le monde est comme ça, ce n'est pas nous qui allons le changer... »

Je n'emprunterai pas de raccourcis et comme vous le précisez bien aussi, il est parfois très difficile de désobéir pour des vies déjà fragiles. En revanche, je ne vous suis plus lorsque vous dites qu'il y a une certaine jouissance à obéir. Certes, c'est une chose plus aisée, je suis d'accord en partie, s'opposer est fatiguant, sans compter que l'esprit critique est affaibli, mais dans bien des cas, supporter des règles qui génèrent un malaise ne peut pas être un plaisir, une facilité, c'est au contraire là que la difficulté commence, la maladie, la morosité, c'est par cela qu’un pays comme la France est vérolé à mon avis.

Vous-même comme La Boétie exprimez clairement ce qui reste pour vous une énigme : Pourquoi la division s’est-elle instaurée dans nos sociétés ? Pourquoi l’homme a-t-il renoncé à sa liberté ? » et pour vous : « Pourquoi la désobéissance à un moment devient contagieuse et pourquoi ne l’est-t-elle pas à d’autres moment ? » ou encore : « L'obéissance est une énigme. »

La violence éducative ordinaire n’a pas toujours existé. Je vous renvoie aux travaux de Cornélia Gauthier ou encore d’Olivier Maurel dans Oui, la nature humaine est bonne !

Vous dites que la désobéissance fait peur aux dirigeants, je ne suis pas étonnée de mon côté que l'école publique en 2017 en France reste un très bel endroit pour le dressage des mentalités asservies et que rien ou si peu de choses soient faites pour prendre une autre direction. Oui, 1917 est une énigme, je ne me suis pas plongée dans le contexte qui a précédé cet événement. En revanche l'immense majorité des acteurs de la Commune, par exemple, avaient connu l'enseignement mutuel... sans compter qu'ils n'avaient rien à perdre.

Si l'on regarde d'autres événements plus proches de nous, comme mai 68, une révolution qui n'a pas eu lieu finalement, on peut aussi considérer que de nombreux "suiveurs" sont prêts à bondir dès que le pouvoir se met à tourner (pouvoir populaire) comme je suis sûre que c'est le cas aujourd'hui. Pour autant, rien n’a vraiment tenu, probablement parce que le chemin de la réelle désobéissance, le sens pour lequel il fallait exiger un monde nouveau, n'avait pas été fait jusqu'au bout par une masse suffisamment critique pour faire tenir la révolte d'un petit nombre d'insoumis.

Le courage s'apprend je crois, la confiance en soi d'assumer la désobéissance (légitime et non systématique ou déplacée, celle qui s'élève contre l’inhumanité) se gagne à mon sens. Encore faut-il savoir reconnaître une chose inhumaine et ne pas avoir perdu son empathie. L'empathie est également une compétence naturelle que l'être humain possède dès sa naissance, toujours grâce à ses neurones miroirs, c'est à dire, la lecture des émotions chez l'autre. Mais elle peut être gravement altérée, par une enfance semée de violences notamment.

La Boétie parle de division. Nous savons maintenant que l’humain a un potentiel pour la coopération qui est totalement abîmé par le comportement coercitif de l’adulte (le stress à répétition altère le cortex orbito-frontal, siège de l'empathie et de la relation aux autres). De plus, une immense majorité d'adultes ne vont pas inviter l'enfant à réfléchir par lui-même ou avec les autres pour trouver des solutions (chose pour laquelle l'enfant est pourtant si doué, si tant est qu’on lui permette de le faire systématiquement !)

Il existe une somme telle de malentendus au sujet des enfants. Petit à petit, à pas très lents je l’avoue, la société civile est en train de remettre en question, d’alerter l’opinion publique, etc. Le sujet est bien trop vaste et je pourrais écrire des pages et des pages comme tout sujet qui fait l’objet de recherches approfondies.

Sur le site la-bas.org, l’article dit : il (vous) « entend mettre à jour les racines même de ce qui nous lie à l’autorité ». Mais pour moi, avec tout mon respect pour vos recherches précieuses, j'ai l'impression non pas que vous n’allez pas assez loin, mais qu'une chose fondamentale a été oubliée. Ou en tous cas, si vous le faites dans votre ouvrage, vous ne le faites pas lors des interviews.

Je serais prête à cesser de regarder la monstruosité des dominants (et des systèmes de dominations) à partir du moment où on donnera la possibilité aux individus (qui font collectif ensemble) dès l'enfance d'être responsables, critiques, autonomes, en bonne santé, et un tant soit peu libres ou en capacité de le devenir peu à peu tout au long de leur vie. En attendant, je préfère pointer les dominants et les structures dominantes. Même si cela peut vous sembler trop facile. Ça ne l'est pas, je vous l'assure !

Sans prétendre avoir compris l’ensemble du problème, j’avoue être aujourd’hui absolument convaincue de ce que je vous exprime et nous sommes de plus en plus nombreux. Il y a un lien étroit sinon direct entre le potentiel d’un individu à se soumettre (et non un plaisir, si ce n’est de se conformer à l’amour de l’autorité comme vous le dites) et le comportement que la figure d’autorité a eu envers lui durant son enfance.

Si effectivement vous êtes certain qu’il y a un plaisir à la soumission et qu’on peut trouver des liens avec le syndrome de l’enfant sage, pourquoi ne pas mieux expliciter ce lien ? Pourquoi ne pas souhaiter donner du fil à retordre aux défenseurs de l'obéissance comme principe fondamental de l'éducation, pour participer à changer certains de nos comportements ? Car lorsque je vous écoute, je me dis : « Très bien, nous avons un problème avec l’obéissance, l’autorité, OK, je suis au courant, mais que faire ? Que me propose-t-il ? Être libre ? la belle affaire ! dans cette belle… démocratie ??! » Mais peut-être n’est-ce pas l’objet de votre travail et je m'égare probablement.

Après tout, pourquoi avoir écrit ce livre ? Je le découvrirai sans doute en le lisant ! L’urgence aujourd’hui n’est-elle pas de donner des pistes d’actions corrélées aux réflexions ?

Je ne crois pas au grand soir, à la révolution, mais à un changement profond et lent de notre monde (quoique le changement sera peut-être brutal et rapide par la force des choses… mais c'est une autre page du même sujet).

Bien sûr reconnaître la violence éducative ordinaire est un processus long et lent qui consiste en un tour de force également car c’est reconnaître que nous l’avons subie et/ou que nous l’avons fait subir, et il n’est pas sans difficulté de remettre en question tout cela.

Je vous remercie de m’avoir lue jusqu’au bout.

Je lirai quant à moi votre livre avec attention. Si mon message attire quelque peu votre curiosité je vous invite à découvrir des articles pertinents et une foule d’informations ici : site de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire.

Cordialement,
Camille Pasquier