Quand la « minorité » disparaît dans la guerre mais réapparaît dans la mort : un autre scandaleux état d’exception
À ceux qui nous demandent d’accepter de perdre nos enfants.
Par Rodolphe Dumouch, membre de l'OVEO
En 1995, Christine Delphy écrivait « L’état d’exception : La dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée1 », dénonçant, pour la première fois, la condition juridique des personnes « mineures2 », exclues des droits humains fondamentaux par le statut que la société leur impose. Toutefois, elle a oublié que cet état d'exception peut entrer, dans la sphère publique, en intersection avec une autre exception : l'état de guerre. À l'époque où elle rédigeait son article, on considérait le spectre d'un conflit éloigné pour toujours, il était donc naturel qu'elle ne l'envisageât pas de ce point de vue.

Le droit français, avec une approche binaire rigide (mais quand même à géométrie variable), refuse de reconnaître des degrés d'autonomie entre la naissance et la « majorité ». Ainsi, même un jour avant votre « majorité », votre signature ne vaut rien. Pas d'exception, rétorquera-t-on sèchement ; pourtant, des exceptions, il y en a au moins deux : aller en prison et faire la guerre. On pourrait ajouter aussi la « majorité sexuelle » qui n'est pas, comme beaucoup le croient naïvement, une reconnaissance d'autonomie dans ce domaine mais juste une moindre protection à partir de 15 ans3. Il en est de même pour les coups et blessures : au-delà de 15 ans, tu es assez fort4 pour être moins protégé et traité comme un « majeur »... Mais si l'on creuse, on trouve d'autres scories plus laides, d'autres pustules sur le visage de Marianne.
Les urnes à 21 ans mais la guerre dès 17, considérés à nouveau comme « mineurs » si morts au champ d'honneur
Ainsi, avant 1974, quand pour voter ou signer un document valable il fallait avoir 21 ans, l'appel sous les drapeaux intervenait dès 18 ans (voire avant). Cela n'interrogeait pourtant pas les tenants du dogmatisme de la soi-disant « impossibilité d'être mineur sur un plan et majeur sur l'autre », y compris quand il s'agissait de participer à la guerre d'Algérie, là sans autorisation parentale bien entendu. Pire : le volontariat était parfois avancé à 17 ans, comme j'ai pu en avoir le témoignage d'un ancien Harki.
La guerre crée donc un état d'exception à la « minorité ». En cas de conflit et même, d'ailleurs, d'incorporation en temps de paix, la « minorité » disparaît pour une majorité militaire pleine et entière, ce qui n'empêcha nullement le retour à la condition de « mineur » après le retour à la vie civile. Et ce même si ce retour se fait dans un cercueil : ainsi, l'arrêt lamentable de la cour d’appel de Paris du 16 décembre 1961 – jurisprudence 410 – sur le cas d'un engagé d’Algérie de 20 ans, ordonne de ne pas respecter ses dernières volontés et de l'enterrer là où son père l’avait décidé car la parole et le testament d’un « mineur » n’ont aucune valeur juridique. Sabrina Meddour, dans sa thèse de 20115, note que c'est la dernière jurisprudence en la matière et qu'elle est donc toujours en vigueur comme référence s'il fallait statuer en justice sur l'enterrement d'une jeune personne « mineure ». La longue période de paix nous a éclipsé cet honteux déni de droit et ce deux poids deux mesures, qui fait pourtant encore partie du corpus juridique français actuel.
Accepter de perdre ses enfants
Ces scandales ne relèvent donc pas que du passé, ni de la seule tâche des historiens. L'actualité nous y ramène, de surcroît, depuis le 18 novembre 2025, avec la déclaration du chef d'état-major des armées quand il lance que la France devrait accepter de perdre ses enfants. Déclaration faite, au passage, deux jours avant l'anniversaire de la Convention Internationale des Droits de l'Enfant. Le terme « enfant » n'est évidemment pas choisi au hasard ni innocemment : ce sont toujours les plus jeunes qui sont envoyés dans les conflits, pendant que les bellicistes ventripotents et les donneurs de leçons restent à l'arrière. C'est d'autant plus scandaleux que lesdits bellicistes, réclamant la guerre depuis leur canapé devant LCI, sont ceux qui ont profité de la longue période de paix. Beaucoup d'entre eux, dans les années 1970 et 1980, avaient pour grande ambition de simuler pour échapper au service militaire en se faisant réformer P4. D'autres, comme Brice Couturier, ancien soixante-huitard maoïste devenu libéral-conservateur, chroniqueur sur Radio France, nourri aux frais du contribuable, qui nous exhorte à longueur d'année d'accepter l'austérité néolibérale, passe son temps à dénoncer un ennemi imaginaire. Il bloque par milliers les comptes X qui osent le contredire un peu en y voyant des « agents russes » qui, selon sa vision paranoïaque, s'infiltrent partout, même sous son lit. Il a d'ailleurs bloqué le mien : je peux lui donner mon adresse en France s'il le désire. Nous avons aussi assisté au pathétique et libidineux spectacle de Gérard Larcher se révoltant contre la perspective de se voir supprimer sa buvette au Sénat avant de soutenir le CEMA deux jours plus tard : pas touche à mon apéro mais, le sacrifice des enfants des autres, pas de souci. Nous sommes dans une caricature qui n'a d'égal que celle des va-t-en-guerre de 1914 dans leurs salons dorés.
La perspective de toucher des armes à 15 ans sans autorisation parentale quand il en faut une pour envoyer un essai à un concours de nouvelles...
Cette ambiance délétère se redéveloppe depuis déjà de nombreuses années. Des velléités autoritaires se manifestent avec ce retour de l'idée de rendre le service militaire obligatoire au moment même où son souvenir ne concerne désormais plus que les vieux mâles de plus de cinquante ans. Le plus inquiétant fut sa tentative de réintroduction par l'instauration du SNU (Service national universel) : d'abord facultatif, il était prévu de le généraliser et de le rendre obligatoire aux cohortes entrant au lycée, donc à 15 ans. Cela signifiait qu'à 15 ans, on était bon pour manipuler des armes sans autorisation parentale (il y en avait une mais en cas d'obligation, forcément, elle aurait disparu), tandis qu'il en faut une pour envoyer une nouvelle à un concours littéraire et que la France réitère régulièrement son refus d'abaisser le droit de voter à 16 ans. C'est donc presque une répétition, en plus précoce, de la mobilisation à 18 ans quand le vote était à 21. Finalement, le SNU, suite à des scandales de violences physiques et sexuelles mais aussi grâce aux restrictions budgétaires néolibérales, a fait long feu.
Le service militaire « volontaire »
Mais ces derniers jours, il revient, dans la bouche d'Emmanuel Macron, qui le veut volontaire et à partir de 18 ans mais pouvant « engager toute une génération » (sic)... Ne nous trompons donc pas, étant assorti d'une solde minable de 800 € mensuels, il s'adressera d'abord à ceux qui ont le plus besoin de cette somme : les pauvres, les enfants d'immigrés, les ultramarins souvent descendants d'esclaves et impactés par le coût faramineux de la vie.
Là encore, il y a un décalage des droits, la France maintenant l'exclusion des minima sociaux avant 25 ans (à l'inverse de ses voisins) mais n'excluant pas de la guerre à partir de 18. Derrière l'entretien, depuis plusieurs années, de cette polémique dont nous avons vu le paroxysme anxiogène ces derniers jours, se cachent probablement des techniques d'ingénierie sociale pour se maintenir au pouvoir ainsi que la création d'un abcès de fixation permettant de détourner les yeux du bon peuple des questions sociales afin de lui faire avaler de nouvelles « réformes ». L'OVEO dénonce les relents nauséeux d'adultisme et de misopédie qui sont manipulés dans cette rhétorique odieuse.
Ces exhalaisons infectes ne sont pas nouvelles. L'Histoire se répète souvent deux fois mais espérons que si la première fut une tragédie, la seconde se contentera d'être une comédie. Ainsi le sinistre Guy Mollet, à l'approche de la mobilisation d'Algérie, qui en appelait aux « jeunes gens » (« mineurs » pour leurs droits) en 1956, disait : « Quand je regarde un enfant, je ne vois pas seulement l’enfant d’aujourd’hui ; je vois l’adulte de demain. » En ce qui nous concerne, à l'OVEO, nous avons plutôt tendance à voir dans les adultes d'aujourd'hui les enfants d'hier, ce à quoi nous ajoutons notre stupéfaction de constater que la plupart ont oublié qu'ils l’avaient été.
- Christine Delphy, “L’état d’exception : La dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée″, Nouvelles Questions féministes, 1995, vol. 16, n° 4. ↩︎
- En effet le terme de « mineur.e » dévalorise de facto celui ou celle qu’il désigne. Ce mot est malheureusement une représentation exacte de la considération que la société porte aux plus jeunes. ↩︎
- La « majorité sexuelle » découle en fait de l'interprétation de l’article 227-25 du Code pénal. ↩︎
- Article 222-8 et suivants du Code pénal. ↩︎
- Sabrina Meddour, L’Enfant et la liberté religieuse à la lumière du droit international, européen et français, thèse de doctorat, Université Jean-Moulin Lyon 3. ↩︎
