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Riad Sattouf, un auteur de BD contre la violence éducative ordinaire

Le tome 2 de l'excellente BD de Riad Sattouf L’Arabe du futur vient de paraître aux éditions Allary, une observation implacable des violences éducatives ordinaires en Lybie ou en Syrie dans les années 1980. Extrait d'une interview de l'auteur dans Paris Match, "La BD ce n'est pas seulement pour les enfants" :

« Ce qui parcourt aussi tous vos albums, du prof sadique à l’école jusqu’à Pascal Brutal, finalement, c’est le rejet et l’horreur de la violence, n’est-ce pas ?

Je suis très sensible à la question de la violence, et notamment, sa transmission entre les adultes et les enfants. A l’adolescence, j’ai été très marqué par la lecture des livres de Alice Miller, notamment Le Drame de l’enfant doué, qui raconte comment la violence parentale est transmise à l’enfant à son insu et à l’insu des parents. Aujourd’hui, 90 pays continuent de pratiquer le châtiment corporel, comme je l’ai vécu, dans les écoles. En France, ça s’est arrêté grosso modo en Mai 68. Une des meilleures scènes pour ça, c’est Les 400 Coups de François Truffaut où on voit un prof qui gifle les élèves. Ce n’est pas une spécificité du monde arabe. Quand une société est plus dure, a moins de liberté, ça se matérialise aussi par une éducation plus dure. Taper des gamins et les habituer à se faire taper, c’est aussi habituer à un régime qui va les empêcher de s’exprimer assez fortement. Refuser ça, c’est aussi devenir plus libre. Etre obligé d’utiliser la violence pour élever un enfant, c’est la défaite de l’intelligence. On devrait être capable d’expliquer en parlant… Mais plein de choses interfèrent, le manque de moyens, la tradition. C’est très compliqué. Mais j’essaie de combattre la transmission de la violence en la montrant : elle est partout. Ça peut aussi parfois rebuter, en disant que mes albums sont très noirs, mais pour moi, c’est ce qui empêche les gens d’être libres. »


L’article ci-dessous, que nous publions tel quel, avec seulement quelques mises à jour, a été écrit en 2012, bien avant les tristes événements de janvier 2015. Entre-temps, Riad Sattouf a cessé sa contribution hebdomadaire à Charlie Hebdo et publié les deux premiers volumes de L’Arabe du futur, salués par la presse et par un prix au festival d’Angoulême. Voir par exemple cet article de Télérama : Dans “L'Arabe du futur 2”, Riad Sattouf retourne à l'école (plusieurs autres articles en lien sur la même page).

Riad Sattouf, un témoin de la violence éducative ordinaire

par Catherine Barret, membre de l’OVEO

On peut être membre de l’OVEO et lire Charlie Hebdo… pas fidèlement, certes, entre autres raisons parce que tout le monde n’a pas la même résistance à des images parfois « insoutenables », qui posent la question de la limite entre dénonciation et exhibition, la question aussi des limites du « second degré ». Mais chacun est libre de lire ou de ne pas lire Charlie Hebdo. Ou de le lire de temps en temps…

Parmi les raisons qui peuvent donner envie à un membre de l’OVEO de lire Charlie Hebdo, il y en a une qui s’appelle La Vie secrète des jeunes. Chaque semaine, dans cette petite bande dessinée d’une seule colonne sur huit cases, Riad Sattouf raconte une scène à laquelle il a assisté, dans le métro parisien, dans la rue, à la terrasse d’un café, au cinéma… Des scènes « banales » de la vie quotidienne. Où c’est la banalité même de la situation, des dialogues, qui constitue la démonstration, la dénonciation de la violence ordinaire. Personne n’est épargné, car tous sont concernés, hommes, femmes, jeunes, vieux. Mais ce qui fait la particularité de cette bande, c’est qu’il lui arrive parfois de montrer des scènes de violence parentale ordinaire. On voudrait pouvoir dire : dénoncer, mais, comme l’auteur le reconnaît lui-même, la dénonciation n’est pas évidente pour tous les lecteurs. Cet aspect n’est d’ailleurs jamais relevé dans les critiques de cette BD (publiée en deux volumes aux éditions L’Association) qu’on peut lire sur Internet1.

Sur le site de Riad Sattouf, on a pu lire (le texte a été supprimé depuis) qu’il est un lecteur d’Alice Miller. Il en a parlé dans plusieurs émissions de radio et articles de presse, dont cet entretien paru dans Télérama (n° 3246 du 28 mars 2012), où il raconte des épisodes de son enfance en Syrie, en particulier sur la violence à l’école :

« Elle [la violence] m’intéresse énormément. Pas juste la violence physique, mais toutes les situations où il y a une tentative de dominer ou d’humilier l’autre. Je me souviens de cet instituteur en Syrie qui nous tapait dessus avec un bâton. A force, il finissait par le casser et pendant deux ou trois jours il donnait des claques. Et puis il organisait un concours : tous les gamins devaient lui rapporter des bâtons. Ensuite, il choisissait celui qu’il avait le mieux en main et l’essayait immédiatement sur le gamin qui le lui avait rapporté. Evidemment, ceux qui “oubliaient” de rapporter un bâton étaient battus eux aussi… Ce genre d’expérience m’a sans doute marqué. Je me suis passionné pour les ouvrages de la philosophe et psychologue [sic] Alice Miller2, qui a centré son travail sur l’éducation des enfants et la transmission de la violence. Taper sur des gamins, c’est les préparer à être tapés par la société, c’est du conditionnement. 80 % des Français pensent que frapper leurs enfants est une méthode d’éducation. C’est affreux ! »

Plus haut dans le même article, il parle de son album Ma Circoncision3. A la question du journaliste : « Il est vrai que dans Ma circoncision votre père apparaît comme un être assez brutal », il répond : « C’est un portrait réaliste et juste. Mon père était issu d’un milieu pauvre […]. Il était prof, mais ses doctorats n’avaient pas changé sa vision du monde, comme si, chez lui, la culture et l’éducation étaient deux choses distinctes. [C’est nous qui soulignons : on appréciera la justesse de cette remarque !] […] On a coupé les ponts, il est mort il y a trois ans. Parfois, les gens protègent leurs parents en essayant de les excuser ou en refusant de les juger… Je n’ai pas ce réflexe-là. »

La question suivante concerne justement La Vie secrète des jeunes. Réponse de Riad Sattouf : « […] Je dessine avec un minimum de mise en scène pour que chaque lecteur puisse faire sa propre interprétation. Je me rappelle une des premières histoires : je montrais une mère dans un McDo en train d’engueuler son fils. Elle lui collait une beigne. Moi, j’étais du côté du gamin, bien sûr. Mais des lecteurs trouvaient formidable que des parents exercent enfin leur autorité ! »

Certains d’entre nous ont également vu et aimé le film de Riad Sattouf Les Beaux Gosses, dans lequel un jeune lycéen est aux prises avec une mère visiblement décrite comme abusive et en tout cas intrusive. Là, contrairement à la bande dessinée, il a fallu forcer le trait pour que la dénonciation soit plus claire : la mère célibataire frustrée de sexe reporte ses fantasmes sur son fils, le harcèle de manière insupportable (on pourrait dire : le provoque !) en lui parlant sans cesse de « sa » masturbation (celle du fils !), entre sans cesse dans sa chambre sans frapper, fouille dans ses affaires... Pourtant, il y a fort à parier qu’une partie des spectateurs auront trouvé cette mère simplement « marrante » et « déjantée », d’autant qu’à la fin (et on ne saurait reprocher à Riad Sattouf de lui avoir procuré une sorte de happy end… qui est aussi un soulagement pour le fils, puisqu’il sera d’autant moins harcelé), elle trouve un compagnon à son goût, donc un exutoire plus approprié, et surtout consentant… Finalement, puisqu’elle n’est pas « punie », mais « récompensée », selon la logique courante (et si on considère seulement le point de vue de cette mère sans voir celui du fils !), après tout, quel mal a-t-elle fait ? Là encore, c’est la limite de l’exercice : la violence éducative ordinaire est montrée, mais le spectateur qui n’est pas prêt à la voir ne la verra peut-être pas. Espérons cependant que beaucoup auront apprécié la démonstration ! Qui n’est pas seulement dans l’œil du spectateur sensibilisé au sujet, mais bel et bien dans l’intention de l’auteur – ce qui n’est pas si fréquent.


Scène choisie de La Vie secrète des jeunes… Dans Charlie Hebdo n° 928 du 31 mars 2010 :

Vu et entendu dans le métro, à Paris, station Voltaire... (Dessin : le père et les deux garçons assis sur la banquette, de droite à gauche : grand frère, petit frère, le père affalé, mains dans les poches, avec une jambe croisée sur un genou. Et tout à gauche la mère, debout, bien campée sur ses jambes, les poings sur les hanches, tournée vers les rails.)

Image 2. Le grand frère donne une gifle au petit frère (KLAK !)

Image 3. La mère se tourne vers eux et tend une main : « Continue Bastien ! Continuez tous les deux !!! »
Bastien : « Quoi ?... »
Père : « Hey Bastien »
Petit frère : « Aïïïïïe j'ai maaal »

Image 4. La mère : « Continuez comme ça ce soir ! Soyez insupportables ! Comme ça, la prochaine fois, on vous laissera à la bébisiteure et voilà ! Nous on vous emmène dans nos fêtes parce qu'on est sympa... »
Le père : « Ecoutez maman. »

Image 5. Les parents regardent en silence les enfants effarés, le petit les mains sur la bouche, le grand les mains serrées contre sa poitrine.

Image 6. Le grand frère, d'une petite voix : « Pas la bébisitère »

Image 7. La mère : « ALORS CALMOS » (ce mot souligné)
Le père (toujours moins fort qu'elle, tranquille) : « Calmosse »

Dernière image. Les gamins muets et matés, la mère de nouveau poings sur les hanches, leur tournant le dos : « Nous, on est bien plus heureux quand vous êtes pas là, alors soyez chiants autant que vous voulez, ça nous permettra de vous laisser à la bébisiteur et d'être peinard. »
Le père : « On vous laissera hein... »


A lire également, cet article de Libération paru en juin 2006 : Riad Sattouf. Dessein de femmes.

A réécouter sur le site de France Inter, l'émission La vie est un JE du 21 janvier 2015 avec Riad Sattouf.


  1. Citons par exemple cette critique sur un site de librairie : « Un avant-goût : un père s’amuse avec son jeune enfant, il lui fait faire “l’avion”, ils tournent, ils tournent jusqu’à ce que l’enfant tombe et c'est un grand moment de solitude pour le père qui essaie de consoler son enfant. Moment de vie que l’auteur nous décrit avec ses propres yeux. Dans cet album, beaucoup de situations vont défiler, aussi comiques que tragiques. » On reste dans le registre du « tragi-comique » de « la vie », il n’y a pas lieu de se poser de questions. L’exemple choisi est typique : un bon père qui a juste voulu amuser son enfant, un accident survient, le père est là pour consoler. Outre le fait qu’il n’est pas question de prise de risque inconsidérée (c’est au lecteur d’apprécier), l’auteur de la critique s’est bien gardé de choisir un exemple qui puisse réellement mettre des parents mal à l’aise… []
  2. Rappelons qu’Alice Miller était à l’origine psychanalyste. D’ailleurs, l’avant-dernière question de l’interview de Télérama est celle-ci : « Il y a clairement une dimension psychanalytique [sic] dans votre travail sur la violence et la virilité. » Réponse de Riad Sattouf : « La psychanalyse est l’outil d’interprétation du monde le plus évolué qu’ait inventé l’être humain. Bien sûr, il est imparfait, mais c’est le seul décryptage des comportements qui transcende les clivages culturels. Même si l’on réduisait la psychanalyse au fait d’encourager les gens à pouvoir parler de ce qu’ils ressentent sans peur d’être jugés, cela figurerait déjà un progrès incroyable. Le débat actuel sur sa légitimité me semble être le symptôme d’une époque qui cède à la facilité. » Il est probable que Riad Sattouf n’a pas eu personnellement affaire à des psychanalystes adeptes des deux dogmes fondamentaux mis en cause par Alice Miller (complexe d’Œdipe et pulsion de mort). Et qu’il voit donc dans l’analyse une « bienveillance » qui n’y est pas nécessairement. Car le silence et la « neutralité » de l’analyste ne signifient pas toujours absence de jugement, d’interprétation abusive. Même lorsqu’elle n’est pas formulée (et elle l’est souvent !), l’interprétation faite par l’analyste, son intime conviction, n’en est pas moins lourde de conséquences. En ne relevant pas dans les propos de son patient ce qui pourrait le libérer, en n’accordant aucune importance à la « réalité des faits » pour tout envisager sous l’angle du fantasme, de la « façon dont on a vécu » l’événement (comme si cela ne faisait aucune différence qu’il soit réel ou imaginaire), la plupart des psychanalystes enferment leurs patients dans une dépendance qui dure souvent de longues années, puisque la guérison n’est même pas le but visé. Mais si on entend par « psychanalyse » la cure par la parole, par opposition à des thérapies qui agissent uniquement sur les symptômes et non sur les causes, on ne peut qu’être d’accord avec les propos de Riad Sattouf. Voir l’article d’Alice Miller Comment trouver le/la thérapeute qui me conviendra ?, les lettres qui lui ont été adressées (quelques exemples : La confusion dans la psychanalyse, La psychanalyse nous enferme dans la culpabilité, Victime d’inceste et psychanalyse…), et bien sûr son livre L’Enfant sous terreur, entièrement consacré à la critique de la psychanalyse. []
  3. Lire cet entretien avec Riad Sattouf. Le sujet mériterait en soi d’être traité comme une forme de violence « éducative » ou en tout cas culturelle – il s’agit bien d’exercer un contrôle sur l’identité de l’enfant, et d’une mutilation, même si on peut la considérer comme moins handicapante que les mutilations génitales infligées aux petites filles. Plusieurs documentaires expliquent qu’aux Etats-Unis 80 % des hommes (85 % selon d’autres sources) sont circoncis, donc pour des raisons prétendument hygiéniques qui dépassent largement le cadre des traditions religieuses (et encore plus largement le cadre de la nécessité médicale, comme c’est d’ailleurs le cas avec la banalisation des pratiques d’accouchement provoqué et de césarienne). Ce n’est pas un hasard si on s’autorise d’autant plus facilement cette mutilation qu’il est par ailleurs considéré comme normal de frapper les enfants, donc de ne respecter leur intégrité physique d’aucune façon. []