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Rwanda : de la violence sur les enfants aux génocides

Le gouvernement français et son armée semblent avoir joué au Rwanda, avant et pendant le génocide, un rôle pour le moins douteux dans la terrible tragédie qu'a vécue ce pays. On ne peut que souhaiter, comme le demande l'association Survie, la levée du secret défense sur le véritable rôle de la France au Rwanda.

Néanmoins, en tant qu'Observatoire de la violence éducative ordinaire, il nous semble indispensable, à l'occasion du 20ème anniversaire du génocide dans ce pays, de rappeler que les méthodes d'éducation violentes sont un facteur déterminant dans les explosions de violence collective. Et il est d'autant plus nécessaire de le rappeler que le rôle de ce facteur est systématiquement ignoré par les chercheurs qui étudient les génocides.

Ainsi, dans Le Monde du 4 avril 2014, un débat sur le thème « Comment devient-on bourreau ? » réunissait Jean Hatzfeld, auteur de plusieurs livres sur le génocide du Rwanda, Jacques Sémelin, auteur d'un important ouvrage, Purifier et détruire (Seuil, 2005), sur les massacres et les génocides, et Rithy Panh, auteur de documentaires sur le génocide cambodgien. Or, comme d'habitude, au cours de ce débat, aucun des trois intervenants n'a mentionné que si l'Allemagne pré-nazie, le Cambodge et le Rwanda sont trois pays on ne peut plus différents, un point commun les unit : la pratique dans les familles et dans les écoles d'une méthode d'éducation particulièrement autoritaire et violente.

Dans l'Allemagne pré-nazie, les méthodes préconisées par le docteur Schreber (1808-1861), qui s'ajoutaient à la discipline prussienne et visaient à se rendre « maître de l'enfant pour toujours », avaient eu un immense succès. Ses livres ont connu quarante éditions. D'autre part, contrairement à ce qui s'était passé en France, les châtiments corporels ont été maintenus dans les écoles allemandes au moins jusqu'à la Première Guerre mondiale. Au Cambodge, l'éducation traditionnelle bouddhiste est d'une extrême sévérité. « Bastonnades, humiliations, coups de poing et de pied sont monnaie courante », écrit Véronique Chalmet dans le chapitre sur Pol Pot de son livre L'Enfance des dictateurs (Prisma, 2013). Quant au Rwanda, on y frappe les bébés dès le plus jeune âge pour obtenir qu'ils soient « propres » le plus tôt possible. La bastonnade à la « chicote » y est couramment pratiquée tout au long de l'enfance et de l'adolescence, non pas par des parents maltraitants, mais par des parents qui veulent le bien de leurs enfants et qui leur appliquent les méthodes au moyen desquelles leurs propres parents les ont éduqués.

Ce dressage par la violence, auquel très peu d'enfants échappent, a de multiples effets qui tous, en cas de crise collective (conflit social, conflit ethnique, guerre civile, guerre internationale), favorisent le déclenchement et l'accomplissement de génocides.

En effet, les corps et les esprits ont été habitués dès la petite enfance à un niveau très élevé de violence sur autrui. Les gestes violents du fort au faible, du bourreau à la victime, ils les ont enregistrés depuis leur plus tendre enfance quand ils étaient battus par un adulte deux fois plus grand qu'eux, et considérés comme normaux. D'autre part, le blindage intérieur que les enfants doivent mettre en place pour supporter la souffrance des coups les amène à se couper de leurs propres émotions et à ne plus ressentir celles des autres. Une fois réduite leur capacité d'empathie, ils peuvent blesser et tuer sans états d'âme. Il ne faut pas s'étonner que des individus ainsi conditionnés et qui ont appris très tôt que la violence pouvait être un bien (« Je te frappe pour ton bien ! ») puissent devenir les agents dociles des pires meneurs et des pires propagandes. Ils ont pris dès l'enfance le pli de se soumettre non pas à leur conscience ni même à la loi, mais à la violence et aux leaders violents comme ils se soumettaient à l'autorité des parents et des maîtres. Parce qu'ils ont été dressés à obéir à des stimulations extérieures (les injonctions, les coups) au lieu d’apprendre à agir librement, leur capacité de jugement individuel et d'esprit critique n'a pas pu se former, ce qui rend leur esprit perméable aux pires aberrations et aux appels au meurtre.

Bien sûr, spontanément, on trouve disproportionné le rapport entre les punitions corporelles reçues par les enfants et la violence meurtrière qu'ils peuvent déployer plus tard, une fois devenus adultes. Mais de multiples études ont montré que ce rapport existe bien. Dans le cerveau en voie de construction de l'enfant, les connections entre les neurones s'effectuent de manière différente selon que l'enfant est respecté ou dressé par la violence. Le cerveau est façonné, sculpté, par l'éducation reçue, et si rien n'est venu la remettre en question, l'homme adulte reste profondément marqué par la méthode d'éducation qu'il a subie durant les années capitales de l'enfance et de l'adolescence. En temps ordinaire, la violence subie dans l'enfance ressurgit à l'âge adulte sous la forme de violence sur les enfants, de violence conjugale, de violence interpersonnelle, de délinquance ou de criminalité. Mais en période de crise, où les pires cruautés paraissent justifiées par les circonstances et les idéologies, c'est sous la forme de tortures, de massacres, de persécutions, de génocides qu'elle refait surface. Ce n'est pas la crise, le conflit qui sont provoqués par la violence éducative, mais bien la violence, souvent démesurée, avec laquelle on croit pouvoir les résoudre. Certains, bien sûr, échappent à cette reproduction de ce qu'ils ont subi, le plus souvent parce qu'ils ont eu l'occasion de le remettre en question, mais la majorité des enfants pensent, une fois devenus adultes, que si on ne les avait pas battus, ils seraient devenus délinquants ou criminels.

Dès 1932, dans son « Discours à l'Office international de l'éducation », à Genève, publié dans L’Éducation et la paix (Desclée de Brouwer, 1996), Maria Montessori, qui a vu naître le fascisme en Italie, avait analysé les conséquences de la violence infligée aux enfants, qu'elle appelait la « guerre incessante qui assaille l'enfant dès le jour de sa naissance ». Parmi ces conséquences, elle énumérait :

- la dissimulation, « dans le but de se conformer aux attentes de l'adulte qui étouffent [l'enfant] » ;

- « une attitude irréfléchie de respect, presque d'idolâtrie chez les adultes, paralysés face aux dirigeants publics qui en viennent à être considérés comme des substituts du père et de l'éducateur » ;

- le fait de « rester étrangers à [eux-mêmes] pour toujours », d'ignorer « leur nature propre » et enfin de devenir des êtres profondément « isolés les uns des autres », « comme les grains de sable du désert » et qui, « même lorsqu'ils se massent, restent solitaires ». « La moindre brise », alors « peut les emporter ».

On peut imaginer ce qu'il en est quand il ne s'agit pas d'une « brise », mais d'une véritable tempête de propagande meurtrière comme celle qu'a fait souffler la Radio des Mille Collines sur tout le Rwanda.

Quelques années avant le génocide, une animatrice d’une association qui a séjourné dans diverses régions du Rwanda au milieu de la population a particulièrement étudié le maternage et l’éducation donnée aux enfants. Elle a constaté que les mères, qui portent leur bébé sur leur dos, parvenaient à obtenir des enfants « propres » à l’âge de quelques semaines en les frappant dès qu’ils se salissaient. « Au bout de quelques fessées, l’enfant qui a envie de faire pipi pleure à l’avance, car il sait qu’il va recevoir une correction. Quand la mère l’entend pleurer, elle l’enlève de son pagne et le fait uriner. » Et elle ajoutait : « Cette éducation où les parents sont gagnants et les enfants perdants, donne des enfants très disciplinés et obéissants, mais aussi passifs et perdus dès qu’ils sont hors de leur habituel cadre de vie. En grandissant, ces enfants deviennent des adultes relativement soumis, passifs et fatalistes. »

Françoise Dolto, dans son livre La Difficulté de vivre, huit ans avant le génocide du Rwanda, a analysé les effets d'une telle éducation à la propreté, en montrant que « l’enfant, qui n’a pas le système nerveux terminé, ne peut pas retenir ses excréments avant au moins dix-neuf mois pour les filles et vingt-deux mois pour les garçons... S’il le fait, ce n’est qu’en se greffant sur l’humeur de sa mère, en déniant son être de nature. [...] L’enfant ainsi contrarié, dérythmé, [...] ne saura jamais ce qu’il veut faire [...]. Il aura toujours besoin d’une loi extérieure, d’appels et d’injonctions extérieures, pour lui dire ce qu’il doit faire. Car il a commencé dans la vie par ne rien savoir de lui-même : c’est sa mère qui savait pour lui. [...] Les enfants élevés ainsi, nous les voyons essayer de se coller dans des groupes quand ils sont jeunes : dans un groupe porteur dont ils ne sont qu’un petit élément, comme un enfant dans les bras d’un géant adulte. Alors là, ils savent ce qu’ils veulent : ils veulent comme la troupe. Et l’école ne cherche pas à changer cette éducation de départ : elle ne cherche pas à ce que chacun pense comme il veut. Il faut savoir, penser, dire la même chose. » (La Difficulté de vivre, pp 173-174).

Or, l’un des faits principaux qui ressort du livre de Jean Hatzfeld sur le génocide du Rwanda, Une saison de machettes (Seuil, 2003), compte-rendu des interviews d’un groupe de tueurs, c’est que l’obéissance et le grégarisme ont été les principaux ressorts des tueurs, au moins autant que la haine des Hutus pour les Tutsis, elle-même reçue des parents dans la petite enfance. On pourrait multiplier les citations qui font écho au texte de Françoise Dolto : « On obéissait de tous côtés et on s’en trouvait satisfaits [...]. Je reconnais mon obéissance de cette époque [...]. Tuer, c’est très décourageant si tu dois prendre toi-même la décision de le faire, même un animal. Mais si tu dois obéir à des consignes des autorités, si tu as été convenablement sensibilisé, si tu te sens poussé et tiré [...] tu te sens apaisé et rasséréné. Tu y vas sans plus de gêne [...]. Quand tu as été sensibilisé comme il faut par les radios et les conseils, tu obéis plus facilement même si l’ordre est de tuer tes avoisinants [...]. Il nous fallait donc d’abord obéir aux chefs. » « Nous avons été éduqués à l’obéissance absolue. » (P. 210.) « Quand le génocide nous est arrivé par surprise de Kigali, je n’ai pas reculé d’un pas. J’ai pensé : Si les autorités ont opté pour ce choix, il n’y a pas de raison de tergiverser [...]. Celui que la fuite ne poussait pas vers la lâcheté était tiré vers sa machette par obéissance. » (P. 215.). Jean Hatzfeld insiste aussi sur « la puissance du conformisme social en période de crise » (p. 272). « Dans le brouhaha des tueries, la mise à l’écart n’est pas vivable pour une personne [...]. Être seul est trop risquant chez nous. Donc la personne s’élance au signal et prend sa contribution, même si la contrepartie est le sanglant ouvrage que vous connaissez. » (P. 275.) « Quand tout le monde a commencé à sortir la machette en même temps, j’ai fait pareil sans m’attarder. » (P. 282-3.)

Comment peut-on ne pas tenir compte de cette convergence entre les propos des tueurs et les analyses de Maria Montessori, Françoise Dolto et, à plus forte raison, Alice Miller qui a montré mieux que personne, notamment dans C'est pour ton bien (Aubier, 1981), les rapports entre violences subies dans l'enfance et violences commises à l'adolescence et à l'âge adulte ?

J'ai écrit, il y a quelques années, à Jacques Sémelin et à Jean Hatzfeld pour leur exposer cette réponse à la question : « Comment devient-on bourreau ? » Le premier, qui pourtant retenait comme explication plausible les « fantasmes destructeurs de la petite enfance », autrement dit l'explication de Mélanie Klein qui fait retomber la responsabilité de la violence sur l'enfant, s'était dit « troublé » par mon explication, mais n'a fait aucune allusion dans le débat à la responsabilité possible de la violence éducative. Jean Hatzfeld, lui, m'a répondu que les tueurs qu'il a interrogés n'avaient pas l'air d'avoir été maltraités. Et il est effectivement très probable qu'aucun des tueurs qu'il a interrogés ne pensait avoir été maltraité. Ils ont sans doute tous été élevés de façon « normale » et « pour leur bien », par de bons parents qui croyaient bien faire en les battant. Jamais ils n'auraient pensé et dit que leurs parents les avaient maltraités, même si Jean Hatzfeld le leur avait demandé.

Rappelons qu'en France, jusqu'à la fin du XIXe siècle environ, on trouvait aussi tout à fait normal d'élever les enfants à coups de bâton et de ceinture. Résultat : le moindre conflit social ou politique pouvait dégénérer en massacre (cf. le nombre de morts à l'occasion des révolutions de 1830 et 1848, de la Commune et même des émeutes lors des funérailles du général Lamarque en juin 1832, ou de la révolte des Canuts en avril 1834 : chaque fois, des centaines ou des milliers de morts).

Quand donc ceux qui font l'opinion en France accepteront-ils de reconnaître que la manière dont les enfants sont éduqués dès le plus jeune âge joue un rôle capital dans les comportements individuels et collectifs des adolescents et des adultes ? Et qu'on ne peut rien comprendre aux faits de l'histoire des sociétés si l'on ne prête pas attention à la manière dont les enfants y sont élevés ?

Par Olivier Maurel

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A lire également :
- la critique par Olivier Maurel du livre de Harald Welzer Les Exécuteurs, Des hommes normaux aux meurtriers de masse ;
- les entretiens d’Alice Miller sur l’enfance et la politique : La destructivité et Le sadisme.