Pourquoi appelle-t-on cruauté le fait de frapper un animal, agression le fait de frapper un adulte et éducation le fait de frapper un enfant ?

Enfants « battus » : les errements de la Justice

Par Catherine Barret, membre de l’OVEO

La chaîne de télévision France 3 a diffusé le mardi 4 janvier 2011 un documentaire intitulé Enfants battus, et sous-titré : « La justice aurait dû les sauver. » Comme presque toujours, ce documentaire était intéressant autant par ce qu’il montrait et disait que par ce qu’il ne disait pas.

Pour sauver de la mort d’autres enfants victimes de violences aussi extrêmes, il est indispensable de mettre en cause le fonctionnement (ou plutôt le dysfonctionnement) des institutions que sont la justice et les services sociaux (qui, est-il souligné dans le reportage, n’interviennent qu’à la demande des familles : on ne peut donc pas s’adresser à eux pour signaler une situation où la famille ne reconnaît pas que l’enfant est maltraité !).

Il est indispensable aussi de s’interroger sur le rôle des experts psychiatres et médecins qui apprécient la gravité des situations, et qui, comme on le voit dans ce documentaire, ont tendance à minimiser le danger pour l’enfant – sous prétexte qu’il n’est pas toujours possible d’affirmer que telle blessure, brûlure, morsure ou ecchymose est due à des violences et non à un accident (à noter qu’il est démontré depuis longtemps qu’il existe une forte corrélation entre le fait d’être souvent victime d’accidents et la maltraitance, et toute « propension aux accidents » devrait être déjà en soi un signe que l’enfant mérite un peu plus d’attention – les quelques cas dramatiques de parents accusés de maltraitance alors que leur enfant souffrait de la « maladie des os de verre » ne doivent pas servir d’écran).

Dans le reportage, nous avons vu que le rapport d’expert concernant le petit Enzo (mort à l’âge de deux ans) donnait des indications précises qui auraient dû alerter la Justice, mais mêlées à toutes sortes de précautions oratoires qui, au total, ont fait qu’un juge pressé et sans doute peu sensible au problème a estimé qu’il n’y avait pas danger pour l’enfant. Rappelons qu'une raison importante du non-repérage des cas de maltraitance est le fait que les médecins, au cours de leurs études, ne reçoivent qu'une heure ou deux de cours sur ce sujet : dans ces conditions, on peut penser que seuls ceux qui y sont sensibles (ou y ont été sensibilisés) par ailleurs perçoivent les « signes » et les interprètent correctement.

Espérons que la dénonciation de ces dysfonctionnements dans ce reportage aura un impact au moins sur la façon dont les juges liront les rapports d’experts, ou encore sur la façon dont les experts rédigeront leurs rapports sur des enfants dont les parents sont soupçonnés de maltraitance… grave !

Nous espérons au moins cela, car, en tant qu’association contre la violence éducative ordinaire, nous nous interrogeons aussi sur le titre de ce reportage : « Enfants battus. » A-t-on craint de faire fuir les spectateurs en employant l’expression « Enfants martyrs », qui aurait eu ici tout son sens ? Sur les trois enfants dont il est question, deux sont morts, Enzo à 2 ans, Marina à 8 ans. Le troisième est le petit Dylan, découvert à 7 ans dans la maison de ses parents, dont il ne sortait jamais – il semblerait d’ailleurs que ce petit garçon ait souffert au moins autant de négligence grave (absence de soins, isolement, abandon affectif total) que de coups. Là encore, c’est bien plus qu’un « enfant battu ». Un enfant battu est-il seulement un enfant que la justice doit retirer de toute urgence à ses parents (ou aux personnes qui en tiennent lieu) pour le confier à une institution ? Les enfants régulièrement frappés par des parents considérés comme de « bons parents », qui vivent dans des familles supposées « normales » et « sans histoires », où ils sont nourris, vêtus, lavés et envoyés à l’école, ces enfants ne sont donc pas des « enfants battus » ? L’expression « enfant battu » doit-elle nécessairement évoquer des violences extrêmes, que le voisinage, la justice ou l’institution scolaire réprouveraient s’ils étaient au courant ?

Nous nous réjouissons que la télévision de service public diffuse un documentaire qui dénonce des dysfonctionnements tels que même des enfants en danger de mort, victimes de parents ou beaux-parents dont le comportement avait fait l’objet de signalements à la justice, n’ont pas pu être sauvés. Mais nous nous inquiétons qu’en France, les enfants méritent si peu d’attention, de respect et d’égards (pour ne pas parler d’amour) qu’il soit nécessaire que des enfants meurent pour que le public s’indigne que des enfants soient « battus ».

On estime officiellement que plusieurs centaines d’enfants meurent chaque année de mauvais traitements extraordinaires (trompeusement qualifiés de « maltraitance »). Mais dans le même temps où 600 enfants meurent (deux par jour en France, selon les estimations), il est plus que probable que 600 000 sont victimes de violences graves qui ne les tuent pourtant pas (car le corps d’un être humain n’est pas programmé pour mourir facilement, mais pour résister aussi longtemps que possible, quels que soient les dommages…), et que 6 millions au moins subissent ce que nous appelons la « violence éducative ordinaire » : celle qui se pratique au quotidien dans la majorité des familles et des écoles : tapes, gifles, fessées, menaces, punitions et privations sous prétexte d’éducation (pour « apprendre » à « ne plus faire » ceci ou cela).

Tous ces enfants subissent déjà et subiront à l’âge adulte les conséquences d’une telle éducation : angoisse, peurs diverses, manque de confiance en soi et dévalorisation, difficultés relationnelles et sociales, peur d’avoir à son tour des enfants (et, lorsqu’on en a, reproduction de l’éducation subie), révolte contre tout et agressivité sans rapport avec la situation vécue, ou à l’inverse soumission à toute autorité suffisamment impressionnante, dépression, maladies dues à la dépression du système immunitaire, comportements autodestructeurs, etc. – la liste est longue et toutes ces conséquences peuvent bien entendu être surdéterminées par toutes sortes de facteurs environnementaux, économiques et sociaux sur lesquels nous ne pouvons pas nous étendre.

La plupart des adultes qui ont subi dans leur enfance la violence éducative ordinaire la reproduisent, considèrent que ce qu’on leur a fait était le plus souvent « mérité », ou sinon que cela ne leur a pas fait de mal « puisqu’ils s’en sont bien sortis » (trouvent-ils – sans se demander comment aurait été leur vie sans cela).

Si nous voulons faire en sorte que les individus et la société réagissent avant la mort des enfants, il faut que ces cas extrêmes en viennent à être considérés non pas comme des cas monstrueux et qui ne concernent pas les gens « normaux », mais plutôt comme la pointe visible d’une immense pyramide qui repose sur des millions de petits cas de violence éducative ordinaire, de petites souffrances inutiles et mesquines infligées quotidiennement aux enfants par des adultes oublieux de leur propre enfance – ou même qui ont appris très jeunes que tout ce qu’on leur faisait était plus ou moins « mérité », juste ou au moins pardonnable, puisqu’ils étaient « méchants » et qu’un enfant doit seulement être « sage », c’est-à-dire obéissant et aussi silencieux que possible, tout en produisant des « résultats » qui honorent ses parents ou ses maîtres.

Que la Justice n’ait pas été capable de « sauver » Enzo et Marina (*) – en réalité, de les empêcher simplement de mourir – devrait attirer l’attention sur ce qui se passe dans les milliers d’autres cas où des jugements judiciaires confient les enfants à un parent violent qui a simplement su faire valoir ses « droits » (de propriété sur l’enfant ?). Nous connaissons tous des cas de séparation où, même lorsque la garde des enfants est confiée – souvent après un long combat judiciaire et personnel – au parent qui respecte le mieux les besoins de l’enfant, au parent qui n’est pas violent (et qui a souvent été lui-même victime de la violence de son conjoint), le parent violent garde des droits qui ne préservent pas l’intégrité de l’enfant : bien souvent, le parent violent, parfois même reconnu violent par la Justice, obtient le droit (ou l’obligation !) de « garder » ses enfants un week-end sur deux et/ou pendant la moitié des vacances scolaires, sans aucune possibilité pour l’autre parent de protéger l’enfant (pas de contrôle extérieur, souvent même pas de contact possible).

Tant qu’il ne s’agit « que » de violence psychologique ou de violences physiques qui ne laissent pas de traces visibles, la Justice et les experts ne prendront généralement pas au sérieux les plaintes de l’enfant. Sauver un enfant, ce n’est pas seulement lui éviter la mort ! Au nom du droit des parents – comme s’il s’agissait d’un droit de propriété et non d’une responsabilité ! –, on décide que l’enfant devra vivre dans l’angoisse, le stress, la peur, l’instabilité (qui ne sont pas limités aux moments que l’enfant passe avec le parent violent), on décide qu’il subira toute sa vie des conséquences qu’une décision mieux informée, et un accompagnement social réellement à l’écoute de ses besoins (et pas seulement soucieux d’« équité » et de « droit des parents »), auraient pu éviter. En matière de décisions de justice sur la garde d’enfant, comme le relève Me Isabelle Steyer, avocate du père d'Enzo, dans une interview de Télérama (l’un des rares articles parus dans la presse sur ce documentaire) « le doute [devrait] profiter à l’enfant »…


Sur le même sujet, voir :
- Le compte-rendu par Olivier Maurel d’un livre sur la maltraitance, Les Oubliés, d’Anne Tursz
- Sur l’état actuel de la législation française :La fessée est-elle un attribut de l’autorité parentale ? et les autres articles de la rubrique Vers une loi d’interdiction en France.
- Les articles du Dr Cornélia Gauthier, en lien sur les pages : Violence éducative et diagnostic médical et Des arguments médicaux contre la violence éducative ordinaire
- Sur la relation entre violence des parents et violences faites aux femmes, un article sur la journée du 25 novembre et la loi contre le harcèlement moral.
- Sur le manque d’accompagnement des parents et en particulier des mères autour de la naissance, un article sur la dépression postnatale.

*  Lire l’article d’Olivier Maurel : En mémoire de Marina


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