C’est seulement quand se produit un changement dans l’enfance que les sociétés commencent à progresser dans des directions nouvelles imprévisibles et plus appropriées.

Lloyd de Mause, président de l'association internationale de Psychohistoire.

Pourquoi beaucoup d’amour (ou de motivation) ne suffit pas

Par Alfie Kohn

Titre original : Why Lots of Love (or Motivation) Isn’t Enough. Traduction : Catherine Barret.


Détecter les fils invisibles qui relient des théories et des sujets de recherche les plus variés est un de mes grands plaisirs. Il m’arrive même parfois de remarquer (après coup) ce genre de fil conducteur entre certains de mes propres essais sur différents sujets – ce qui est plutôt gratifiant… jusqu’au moment où je m’aperçois que le dénominateur commun est d’une simplicité gênante.

L’une des observations que j’ai faites dans plusieurs contextes est que, pour certaines choses, il est souvent plus important de préciser de quelle variété on parle plutôt que la quantité nécessaire. J’ai écrit là-dessus dans quatre domaines très différents, et lorsqu’on me répond : « Et alors ? Qui t’a dit le contraire ? », tout ce que je peux dire pour ma défense, c’est : « Personne n’a dit le contraire… mais la plupart d’entre nous font comme si ce n’était pas vrai. » Explication pour les quatre domaines en question :

1. La motivation. Après avoir publié un épais volume sur les effets nocifs des récompenses 1, je me suis aperçu qu’un grand nombre des recherches que j’avais citées pouvaient se résumer en quelques phrases très simples. Sans y penser spécialement, nous avons tendance à supposer qu’il existe une entité unique appelée "motivation" – dont chacun d’entre nous peut avoir un peu ou beaucoup. Quand nous avons affaire à des personnes sur qui nous avons un pouvoir, nous sommes souvent tentés de leur proposer des récompenses pour qu’elles agissent comme nous le voulons, parce que nous imaginons que cela augmentera leur niveau de motivation pour cela.

Si on ne tient pas compte des conséquences morales de cette façon de traiter les autres, il peut paraître justifié, d’un point de vue pratique, de les récompenser… du moins, tant que l’on peut croire que le modèle implicite de la motivation est correct. Ce qui n’est malheureusement pas le cas. En réalité, il existe plusieurs types de motivation, et le type a davantage d’influence que la quantité. Lorsqu’on s’engage dans une activité, ce qui importe est de savoir si on est motivé de façon intrinsèque (c’est-à-dire si on trouve que cette activité est valable ou satisfaisante en soi) ou extrinsèque (autrement dit, s’il y aura production d’un résultat extérieur à la tâche elle-même, par exemple d’une récompense).

Même un niveau impressionnant de motivation extrinsèque n’est pas de bon augure s’il s’agit d’atteindre des objectifs qui aient un sens. De fait, des dizaines d’études ont montré que les récompenses ont tendance à réduire la motivation intrinsèque. Lorsqu’on reçoit une prime pour avoir lu un livre (ou pour avoir rendu un service), on a tendance par la suite à trouver la lecture (ou le fait de rendre service) moins attirante. Ce qui compte n’est donc pas à quel point on est motivé, mais bien de quelle façon. Si les récompenses demeurent tellement populaires malgré le mal qu’elles font, cela est dû en partie à l’idée courante, mais fausse, qu’il n’existe qu’une seule sorte de motivation.

Alors que la plupart des enseignants, d’après mon expérience, connaissent bien le sens des qualificatifs "intrinsèque" et "extrinsèque", ils continuent à parler de façon générale du "degré de motivation" d’un élève ou des moyens de "motiver" les enfants. En passant outre la différence essentielle entre ces deux types de motivation, ils contribuent à perpétuer un problème grave. Puisque la motivation extrinsèque est la seule à pouvoir être accrue de l’extérieur, l’école se concentre sur ce facteur (avec les notes, les bons points, les récompenses, les félicitations et autres) – bien souvent aux dépens de l’intérêt des enfants pour l’apprentissage.

2. L’amour. Prenons un exemple bien différent de ce même principe général. La plupart de ceux d’entre nous qui sont parents se sentent rassurés par l’idée que ce dont les enfants ont vraiment besoin – et peut-être tout ce dont ils ont besoin –, c’est de notre amour. En conséquence, l’amour apparaît comme une substance que nous pouvons fournir en plus ou moins grande quantité – plus d’amour étant bien entendu préférable à moins.

Mais, là encore, cette hypothèse se révèle dramatiquement simpliste, puisqu’il est de fait possible d’aimer un enfant de toutes sortes de façons, qui ne sont pas toutes également désirables. Comme l’a observé Alice Miller, il est possible d’aimer un enfant « passionnément – mais pas de la façon dont il a besoin d’être aimé ». Si elle a raison, la question n’est donc pas seulement de savoir si nous aimons nos enfants, ni même jusqu’à quel point, mais aussi de quelle façon. Une fois que nous avons compris cela, il devient facile de faire la liste des types d’amour parental et d’avoir un avis sur ceux qui valent mieux que d’autres.

La distinction que je préfère est celle entre aimer les enfants pour ce qu’ils font et les aimer pour ce qu’ils sont. Le premier type d’amour est conditionnel, il signifie que les enfants doivent mériter notre acceptation – en agissant de la manière que nous jugeons appropriée ou en obtenant des résultats à la hauteur de nos attentes. Le second type est inconditionnel : il ne dépend pas de la façon dont les enfants agissent, du fait qu’ils réussissent, qu’ils se tiennent bien ou quoi que ce soit d’autre. Et, selon un nombre croissant de recherches, c’est de cette forme d’amour que les enfants ont réellement besoin – de la part non seulement de leurs parents 2, mais même de leurs enseignants. Malheureusement, c’est aussi l’inverse de ce que proposent la plupart des ressources sur la parentalité et sur la gestion de classe. Le renforcement positif du bon comportement, la mise à l’écart (time out) pour un mauvais comportement sont des exemples typiques d’acceptation conditionnelle.

3. L’estime de soi. Cela fait des décennies que les tenants de l’éducation traditionnelle renâclent devant ce qu’ils appellent le "mouvement de l’estime de soi", mais, de fait, un nombre considérable de recherches confirment que la façon de se considérer soi-même est un prédicteur important de toutes sortes d’effets psychologiques, et qu’il vaut mieux une haute estime de soi qu’une mauvaise. Cependant, depuis quelques années, un certain nombre de chercheurs en psychologie ont montré que ce qui comptait n’était pas tant d’avoir un haut niveau d’estime de soi, mais que ce niveau soit stable. Si votre confiance en vous est fragile, cela peut se traduire par la colère ou la dépression. Et, même si votre niveau d’estime de soi est généralement élevé, si cette vision positive n’est pas suffisamment assurée, vous pouvez régulièrement douter de vous-même ou être sur la défensive 3.

Le principal déterminant de cette stabilité est apparemment l’inconditionnalité. Ce qui produit la forme la plus fiable (et la plus saine) d’estime de soi, c’est un noyau dur de confiance en soi, le sentiment permanent d’être compétent et d’avoir de la valeur – même lorsqu’on rate certaines choses ou que le résultat n’est pas à la hauteur de ce qu’on espérait. Inversement, lorsqu’on ne pense du bien de soi-même que dans la mesure où on réussit, où on séduit les autres ou est apprécié par eux – donc lorsqu’on considère l’estime de soi comme quelque chose dont il faut constamment douter –, on est parti pour avoir des problèmes du point de vue psychologique. Une faible estime de soi (« Je ne m’aime pas beaucoup ») est déjà un problème en soi, mais une estime de soi contingente (« Je m’aime seulement quand… ») est encore plus inquiétante 4.

Le parallèle est clair : le niveau d’estime qu’on a pour soi-même, tout comme la quantité d’amour qu’un enfant reçoit de ses parents, n’est pas un critère suffisant. C’est même davantage qu’un parallèle, puisque ces lignes se croisent. Être accepté inconditionnellement est ce qui permet aux enfants de s’accepter inconditionnellement. Inversement, être accepté sous conditions annonce une acceptation conditionnelle de soi-même, et une santé psychologique plus fragile.

4. L’intériorisation. Même lorsqu’ils connaissent la différence entre motivation intrinsèque et extrinsèque, beaucoup de ceux qui s’intéressent à la question du développement de l’enfant aiment à dire qu’il faut aider les enfants à intérioriser (ou à intégrer) les valeurs positives et les bons comportements. Mais comment ce processus se déroule-t-il ? Il arrive que les enfants avalent en bloc (ou "introjettent") la règle ou la norme de l’adulte de telle manière qu’elle semble les contrôler de l’intérieur. Dans ce cas, ils font ce qu’on leur a dit de faire parce qu’ils se sentiraient coupables sans cela. Mais l’intériorisation peut aussi se faire d’une manière plus authentique, de façon que le comportement soit totalement intégré au système de valeurs de l’enfant, qu’il le ressente lui-même comme choisi 5.

L’intériorisation peut donc avoir lieu de façons très différentes. Autrement dit, là encore, ce qui compte n’est pas seulement que les enfants fassent ou non cela (et dans quelle mesure), mais comment ils le font.

Quand les adultes contrôlent les enfants, ils favorisent finalement un mode d’introjection qui aboutit souvent à un apprentissage rigide, superficiel et au bout du compte moins réussi. Beaucoup d’élèves des grandes classes et d’étudiants ont intériorisé très efficacement une compulsion à avoir de bons résultats scolaires. Extérieurement, ils apparaissent comme remarquablement impliqués, mais souvent au prix d’avoir hypothéqué leur vie présente au profit de l’avenir : travaillant sans relâche, d’une persévérance obstinée, stressés au maximum. Le lycée n’est que ce qui prépare à l’université, l’université n’est que l’occasion d’accumuler des diplômes en prévision de ce qui viendra après. Ces élèves sont particulièrement compétents pour passer des tests, obtenir de bonnes notes et savoir différer la satisfaction de leurs désirs, mais ils sont souvent davantage motivés par le besoin permanent de sentir qu’ils valent quelque chose que par une quelconque curiosité.

Bien sûr, ces élèves n’ont plus besoin de la carotte ou du bâton. Ils n’ont plus besoin de discipline, puisqu’ils sont autodisciplinés… mais d’une façon troublante : leur motivation est certes interne, mais elle n’est absolument pas intrinsèque. Si nous nous contentons de nous demander s’ils ont intériorisé telle ou telle valeur, et pas de quelle nature est cette intériorisation, nous passerons nécessairement à côté de cette différence capitale.

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Puisque nous avons tout cela, pourquoi sommes-nous si nombreux à agir comme s’il n’existait qu’une seule variété d’amour, de motivation, d’estime de soi, et une seule façon d’intérioriser ? Si nous cherchons uniquement à savoir "combien" une personne possède de chacune de ces choses, est-ce à cause de la prédilection de notre culture pour la quantification et les données mesurables 6 ? Ou bien est-ce seulement parce que notre attention n’a jamais été attirée sur les conséquences pratiques du fait qu’aucun de ces concepts n’est en réalité unitaire ?


Annexe. Entretien avec Jesper Juul, 3ème partie :

Vous faites une distinction importante entre estime de soi et confiance en soi. Ces termes sont souvent confondus ou utilisés l’un pour l’autre, bien qu’ils aient des significations assez différentes. Résultat, on se fixe souvent pour objectif de renforcer l’estime de soi d’un enfant mais on se retrouve, au mieux, à renforcer la confiance en soi. En quoi est-ce un problème et que gagne-t-on à être conscient de cette distinction ?

Avoir une faible estime de soi est probablement le facteur le plus destructeur pour les gens et leurs relations aux autres. C’est ce qui les conduit souvent à devenir victimes ou à se faire harceler. Cela les amène à abuser de substances addictives, à développer beaucoup de culpabilité et à avoir une mauvaise conscience. Dans les relations entre parents et enfants, cela entraine beaucoup de violence qui, à son tour, empêchera l’enfant de développer une bonne estime de soi. Avoir une estime de soi saine est une qualité existentielle profonde qui enrichit la vie des gens et les rend capables d’enrichir celles des autres.


La confiance en soi est une très bonne chose en ce qui concerne le développement de nos capacités – pratiques, personnelles, académiques, sportives, etc. Mais le fait d’avoir une grande confiance en soi ne permet pas d’acquérir une plus grande estime de soi. La tendance actuelle pour beaucoup de parents européens est de porter aux nues leur enfant, quoi qu’il fasse. Ça ne renforce pas l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes mais simplement leur égo. Un retour d’information personnelle est beaucoup mieux – pour les parents comme pour les enfants – et permet d’accroitre l’estime de soi des uns comme des autres.


Liste des articles d'Alfie Kohn traduits en français : voir l'article Attendons-nous trop ou pas assez des enfants ?


  1. Punished by Rewards, non traduit en français.[]
  2. Voir Unconditional Parenting (2005), traduit en français sous le titre Aimer nos enfants… inconditionnellement (éd. L’Instant présent, 2015).[]
  3. N.d.T. : à comparer avec la distinction entre "confiance en soi" et "estime de soi" faite par Jesper Juul (voir Annexe).[]
  4. Pour plus de détails sur ce point et sur la recherche existante, voir le chapitre 6 (“The Attack on Self-Esteem”) de mon livre (à paraître en français) The Myth of the Spoiled Child (“Le mythe de l’enfant gâté”).[]
  5. Je me base ici sur la théorie et les recherches d’Edward Deci, Richard Ryan et tous leurs collègues et anciens étudiants. Voir la liste des publications (en anglais) sur ce sujet : Internalization and Self-regulatory Styles. Research Reports.[]
  6. Dans les quatre exemples proposés ici, j’ai seulement argumenté sur le fait que la question importante à poser n’est pas tant "combien", mais "de quelle sorte". Cependant, même cette dernière question peut ne pas suffire, parce que certaines pratiques posent problème en elles-mêmes. Dans ces cas-là, la question pertinente est plutôt : « Devons-nous vraiment faire cela ? » Les devoirs à la maison sont l’un des exemples qui peuvent venir à l’esprit. Dire : « Réduire la quantité des devoirs à la maison ne suffit pas, il faut les améliorer » est peut-être un progrès, mais ce n’est toujours pas satisfaisant si l’idée d’imposer des heures supplémentaires aux élèves en les faisant travailler en dehors de l’école pose elle-même problème.[]

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