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Tunisie : les châtiments corporels interdits dans les familles ?

Post-scriptum, janvier 2011

Le 14 janvier 2011, nous écrivions : Les événements qui se déroulent actuellement en Tunisie (répression de manifestations par la police et par des milices avec des dizaines de morts, actes de torture, nouvelles arrestations arbitraires) confirment encore les réserves que nous émettions dans l'article ci-dessous à propos des intentions du gouvernement tunisien lorsqu'il a adopté cette loi d'interdiction des châtiments corporels : comment peut-on prétendre abolir les châtiments corporels et pratiquer la torture ? Espérons seulement que la présence de ces dispositions dans la loi tunisienne finira par dépasser malgré eux les intentions des auteurs de la loi !

Une semaine plus tard, nous nous réjouissons de voir la fin de la répression policière et, d'une façon que nous espérons durable, la libération de la parole publique, de la presse et du livre. Faut-il en conclure que, lorsqu'une dictature en est à légiférer contre les châtiments corporels comme dernier alibi démocratique possible (et supposé sans danger)... sa chute n'est peut-être pas loin ? Espérons que la question de la violence éducative ne retombera pas dans l'oubli : un pays qui devient démocratique après de longues années d'oppression a le droit de prendre de l'avance, y compris sur la France ! Après tout, cela a déjà été le cas pour la Tunisie des années 1960 avec les droits des femmes...


Une dépêche AFP du 21 juillet 2010 reprise dans divers journaux (cf. par exemple Le Figaro) nous informe que la Tunisie est le premier pays africain et le 27ème au monde à « interdire » les châtiments corporels dans les familles.

Cette nouvelle nous interpelle et nous avons souhaité la commenter sous plusieurs angles.

Selon la dépêche de l’AFP, ceux qui ont désapprouvé cette loi « considèrent que la nouvelle disposition sape l'autorité parentale et pourrait conduire à dissolution des liens familiaux traditionnellement forts. » On pourrait déjà s’étonner de l’idée que ne pas frapper ses enfants puisse « dissoudre les liens familiaux » : c’est reconnaître que « l’autorité parentale » n’est pas basée avant tout sur un lien affectif, mais sur une relation hiérarchique où le plus fort a tous les droits sur le plus faible. C’est la vision traditionnelle de la pédagogie noire (« Qui aime bien châtie bien »). Le lien « fort » que l’on constate chez les enfants ainsi élevés relève davantage de la dépendance affective (l’enfant devenu adulte continue à se soumettre à ses parents, mais aussi à attendre en vain un amour inconditionnel qui ne lui a pas été accordé à l’âge où il en avait besoin) que d’un lien familial fondé sur l’amour et le respect mutuel. De plus, dans une société très traditionnelle, la violence éducative est le moyen de transmettre de génération en génération un mode de vie qui nécessite la répression des émotions et de la vraie personnalité des individus.

D’autre part, toujours selon la dépêche de l’AFP, « la Tunisie, qui a volontairement adhéré à la Convention internationale des droits de l'enfant, oppose ces droits et ceux également avancés des femmes pour rejeter les critiques de violation des droits de l'Homme dont elle est souvent l'objet ». On est en droit de se demander si cette loi ne serait pas un leurre pour se créer un alibi « démocratique », alors qu’on sait pertinemment que le régime tunisien pratique la censure (notamment de la presse et de nombreux sites Web), que la liberté d’expression est faible et les atteintes aux droits humains nombreuses en Tunisie (torture des prisonniers politiques et d’opinion, harcèlement de toute dissidence politique, etc.). Le gouvernement tunisien n’userait-il pas de cette image libérale pour embellir ou masquer la dictature ? Nous attendons de voir si des mesures d'accompagnement (non répressives) seront prises pour que le vote de cette loi provoque une réelle amélioration de la situation des enfants. Mais on peut être sceptique lorsqu’on sait qu’une loi interdisant le châtiment corporel des détenus adultes (donc a fortiori la torture) existe depuis 20011.

Comme on a pu le lire (le 21 juillet) sur un blog qui, citant un discours officiel, ironise sur « l'approche graduelle du Président en matière de droits de l'Homme » : « Mon rêve c'est de voir un jour tous les Tunisiens de 18 ans et plus bénéficier des mêmes droits que ceux accordés aujourd'hui aux enfants. Je rêve de lire un jour une dépêche de l'AFP qui nous annonce que "corriger un opposant ou un militant en lui donnant la bastonnade sur la plante des pieds ou des gifles est désormais interdit par la loi en Tunisie, apprend-on aujourd'hui de source gouvernementale". »

Saddam Hussein aussi, avant d'être renversé, avait interdit les punitions corporelles, manière simple et peu coûteuse (quand on n'est pas vraiment décidé à la rendre effective) de paraître respecter les droits de l'enfant et les droits humains. On peut difficilement se défendre de l’impression que cette « approche graduelle » est une façon pour le détenteur du pouvoir de dire : « Après moi le déluge… » : je fais des concessions pour que vous me supportiez au moins jusqu’à ma mort, mais il ne faudrait pas que ces droits aillent jusqu’à vous permettre de mettre en cause mon pouvoir ! (Et, comme chaque nouvel héritier fait de même… cela peut durer très longtemps.)

On peut certes se dire qu'aucun système, si autoritaire soit-il, n'est monolithique. Il peut être traversé de courants variés et comporter des personnalités qui souhaitent vraiment aller dans le sens d'une éducation sans violence. Toutes proportions gardées, la députée Edwige Antier, qui demande l'interdiction des punitions corporelles, appartient au même parti que Nicolas Sarkozy, dont le gouvernement pratique une politique essentiellement basée sur la répression2 et véhicule une idéologie pour le moins ambiguë sur les causes de la violence. Même si, en France, le clivage entre partisans du « droit à la fessée » et partisans de son interdiction est loin de correspondre à un « clivage droite-gauche », la gauche étant elle-même tiraillée entre deux tendances contradictoires – d’un côté, le désir de considérer l'être humain comme bon (non dépourvu d’altruisme, de compassion et d’empathie, donc capable d’améliorer la société), de l’autre, un héritage culturel largement marqué par l’idée que l’égoïsme, la cruauté et le sadisme sont inhérents à la nature humaine (ce qui n’aide pas à envisager une éducation sans violence, fondée sur la confiance dans les capacités prosociales des êtres humains)… Et même si, dans beaucoup de pays, qu’ils aient voté ou non des lois d’interdiction, on peut souvent s’interroger sur les méthodes d’éducation préconisées pour « remplacer » les châtiments corporels et autres traitements humiliants.

Pour en revenir à la loi tunisienne, un autre aspect pose question : le détournement possible de la loi pour condamner des opposants au régime, en particulier les journalistes indépendants, régulièrement inquiétés par la police et emprisonnés sous des prétextes divers. Le journaliste Taoufik Ben Brik « est devenu célèbre en 2000 lorsqu'il s'était mis en grève de la faim pour protester contre le régime tunisien. Sa grève avait duré six semaines et mobilisé les ONG internationales. Le régime, à l'époque, a accepté de délivrer un passeport au journaliste pour qu'il se rende en France. » Depuis, il s’exprime régulièrement dans les médias français, mais continue à vivre en Tunisie où il a été plusieurs fois emprisonné, la dernière fois d’octobre 2009 à mars 2010 – voir cet article de Libération (cité par Ben Brik sur son site) sur son arrestation, et l’article en lien sur les conditions du procès.

En octobre 2009, un article sur le site de Radio-Canada (repris sur le site de Taoufik Ben Brik) commentait : « Reporters sans frontières (RSF) et le Parti des verts, à Paris, estiment que cette affaire est “une manipulation” du régime tunisien à l'égard duquel le journaliste s'est montré critique. Selon Me Chebbi, “la seule explication [à cette affaire] se trouve dans la série d'articles publiés récemment par le journaliste dans la presse française.” Le frère du journaliste a expliqué dans une entrevue au quotidien algérien El Watan que “le régime [tunisien] a décidé de ne plus faire de procès politique contre ses opposants. Il a trouvé un moyen indirect de les faire taire. On leur colle des procès de droit commun pour les mettre en prison.” »

Il est donc à peine étonnant qu’au moment même où sont votées toute une série de lois censées témoigner d’une volonté de démocratisation (suppression de la légalité du châtiment corporel des enfants – en même temps dans la famille, à l’école et dans les institutions –, majorité à 18 ans), on apprenne sur le site de Reporters sans frontières (28 juillet 2010) que « suite à la publication de deux articles illustrant l’Etat policier tunisien dans le journal français le Nouvel Observateur, le poète et journaliste Taoufik Ben Brik est assigné à résidence depuis plusieurs jours. Un cordon de policiers en civil empêche en permanence toute personne d’accéder à son domicile3. » Sur le même site, on peut lire dans un article du 6 juillet 2010 que le gouvernement tunisien est prêt à violer ses propres lois pour faire condamner un autre journaliste, Fahem Boukadous, dont la vie est aujourd’hui en danger, et qu’un autre journaliste indépendant se retrouve aujourd’hui « accusé de coups et blessures et de diffamation sur la personne de son agresseur » (proche des services de police) contre qui il avait porté plainte.

Sur le blog du « forum tuniso-suisse des libertés », on peut lire un article d’Amnesty International... où l’on apprend que « le gouvernement tunisien a récemment sollicité les services d'une agence américaine de relations publiques et a lancé une campagne de relations publiques visant à contrer son image de tortionnaire et à présenter le pays comme sûr pour les investissements étrangers4 » !

Selon un autre article du 29 juillet, « la pression du gouvernement tunisien s’accroît sur les journalistes qui osent critiquer le pouvoir et défendre de la liberté d’expression », avec, outre la mise en résidence surveillée de Taoufik Ben Brik déjà mentionnée, l’arrestation d’autres journalistes, des saisies de journaux et d’autres mesures répressives. « Ce climat de terreur sur les libertés de la presse s’inscrit dans la volonté de l’exécutif tunisien de criminaliser la profession de journaliste », avec l’aide d’un amendement à l’article 61 bis du Code pénal tunisien voté le 1er juillet 2010. A la suite de quoi « Reporters sans frontières, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, International Foundation for the Protection of Human Rights Defenders, l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme, un programme conjoint de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme et de l’Organisation mondiale contre la torture, ainsi que le Réseau Euro-méditerranéen des droits de l’Homme ont adressé, le jeudi 8 juillet 2010, une lettre au président de la République tunisienne ».

Le moins que nous puissions dire à propos de cette loi sur les châtiments corporels, c’est que nous attendons de voir de quelle façon elle sera appliquée… Mais, dans un pays où un journaliste peut être mis en prison pour une agression montée de toutes pièces, on peut toujours craindre, même si cela paraît difficilement crédible vu de France, que l’on n’incite ou même oblige un enfant à porter plainte contre un opposant politique.

1. Voir le rapport détaillé sur la Tunisie sur le site End All Corporal Punishment of Children : “Law No. 2001-52 (2001) on the organisation of prisons provides for the physical and moral integrity of detainees, and corporal punishment is not among the permitted disciplinary measures in article 38 of Decree No. 2423 (1995) regulating detention centres for children.” On note ici qu’un décret de 1995 excluait déjà le châtiment corporel des « mesures disciplinaires permises » dans les « centres de détention pour enfants »… Ce qui donne à penser que cette mesure ne devait guère être appliquée, le châtiment corporel n’étant même pas interdit dans les écoles.

2. A l’inverse, nous considérons que, dans un pays où les violences contre les adultes sont un délit, une loi non répressive, accompagnée de mesures de sensibilisation, pour interdire le châtiment corporel des enfants dans la famille comme à l’école et dans les institutions serait avant tout une loi préventive. Voir aussi l’article Pourquoi une loi…

3. A voir également : un article où Ben Brik résume les multiples accusations dont il a été l’objet et les persécutions qu’il a subies depuis des années ; son interview (sur le site de RSF) lors de son arrivée à Paris après sa dernière libération en mars 2010.

4. Voir aussi sur ce sujet : La Tunisie rejette les critiques de Washington, Le gouvernement tunisien doit cesser de punir arbitrairement les anciens prisonniers politiques.


Le point de vue juridique

Le 23 juillet, un petit article sur le forum pénal Dalloz était titré : Mais… ce qui n'est pas strictement autorisé est-il pour autant interdit ? Extrait :

    « Question de présentation… La chambre des députés tunisienne vient d'amender l'article 319 du code pénal qui autorisait jusqu'alors “la correction infligée à un enfant par les personnes ayant autorité sur lui”. De là à dire que la Tunisie “interdit claques et fessées”, comme a pu le titrer une dépêche AFP, il y a un pas que l'on se gardera de franchir. Ce qui n'est pas strictement autorisé est-il pour autant interdit ? »

A contrario, rappelle ensuite cet article, la proposition de loi soumise à l’Assemblée nationale française le 22 janvier dernier dispose dans son article unique que « l’enfant a droit à une éducation non violente. Aucun enfant ne peut être soumis à des châtiments corporels ou à toute forme de violence physique. »


Châtiment corporel des enfants en Tunisie, le verre à moitié vide ou à moitié plein !

(par Thierry Kopernik, membre de l’OVEO)

Le 30 juillet 2010, le chef de l'Etat tunisien promulguait une loi modifiant l'article 319 du code pénal tunisien ainsi rédigée : « Article unique. Est abrogée, l'expression “Toutefois, la correction infligée à un enfant par les personnes ayant autorité sur lui n'est pas punissable” mentionnée à l'article 319 du code pénal. »

Les médias avaient publié cette information dès le 21 juillet, alors que la loi n'était pas encore promulguée. Que faut-il voir derrière cela ?

Si nous y regardons de plus près, en d'autres termes, les mots « Toutefois, la correction infligée à un enfant par les personnes ayant autorité sur lui n'est pas punissable » sont retirés du code pénal tunisien. A priori, l'impunité absolue pour les auteurs de corrections faites aux enfants n'a désormais plus cours en Tunisie.

Mais cela signifie-t-il pour autant que c'est la fin du calvaire pour les enfants ? Rien n'est moins sûr ! En effet, même si l'impunité dont jouissaient les auteurs de corrections sur les enfants n'est plus de mise, l'interdiction des corrections par les personnes ayant autorité sur l’enfant n'est pas inscrite formellement dans le code pénal tunisien avec les sanctions appropriées. De plus, seuls les mauvais traitements par privation de nourriture et absence de soins sont punissables en droit tunisien.

Alors, pères, mères, autres membres de la famille, enseignants pourront continuer à administrer des corrections aux enfants pour autant qu'il n'y ait pas de témoins extérieurs susceptibles de témoigner, dans la mesure où il existe une certaine tolérance liée aux pratiques coutumières.

Quant aux enfants qui oseraient se plaindre, du moment qu'il n'y a ni blessures causant une invalidité, ni privation de nourriture ou absence de soins, tout continuera comme avant ! Ils ne seront pas écoutés, encore moins considérés, et pour peu qu'un juge soit attiré par les thèses islamistes, ces enfants pourraient même être condamnés pour procédure abusive, puisqu’il existe désormais un vide juridique dans le droit tunisien.

A qui profite ce tour de passe-passe ? La publication dans la presse internationale de cette loi tunisienne n'a rien d’un hasard, au moment où beaucoup de critiques s'élèvent à travers le monde pour dénoncer les agissements de ce gouvernement particulièrement autoritaire. Le verre est donc à moitié vide ou à moitié plein, selon le côté où l’on se situe, mais les enfants n'en sortent pas les grands gagnants, cela est une certitude !