Quand on a rencontré la violence pendant l'enfance, c'est comme une langue maternelle qu'on nous a apprise.

Marie-France Hirigoyen.

Un livre essentiel sur la maltraitance : Les Oubliés, d’Anne Tursz

Par Olivier Maurel

Un des meilleurs livres récents sur la maltraitance est sans doute celui d’Anne Tursz, Les Oubliés, Enfants maltraités en France et par la France (Seuil, mars 2010).

Anne Tursz est pédiatre, épidémiologiste et directeur de recherche à l’Inserm. Elle est aussi membre du collège du Haut Conseil de santé publique et expert auprès du programme « Prévention de la violence et des traumatismes » de l’OMS.

Au centre de son livre, la présentation d’une enquête très précise sur la maltraitance mortelle. Enquête qui a consisté en l’étude des « morts suspectes de nourrissons de moins de un an » auprès des hôpitaux et des tribunaux de trois régions françaises.

A partir de cette enquête, Anne Tursz montre à quel point le phénomène de la maltraitance est mal connu en France, non seulement du grand public et des politiques, mais aussi des professionnels de la santé eux-mêmes. Anne Tursz parle d’une « véritable cécité devant des éléments pourtant troublants, voire évidents » (p. 252). Elle cite de nombreux cas très précis où, devant des bébés présentant des symptômes évidents de maltraitance grave, des médecins ont été incapables, par manque de formation ou par manque de courage, de diagnostiquer la cause réelle de ces symptômes, abandonnant ainsi ces bébés aux mains de parents maltraitants qui ont finalement tué leur enfant. Il est vrai qu’en France, on l’apprend aussi dans ce livre, la formation des futurs pédiatres ne prévoit souvent qu’une heure ou deux, dans toutes leurs études, sur ce sujet. Or, une recherche américaine a montré que les médecins ayant reçu moins de dix heures de formation sur la reconnaissance de la maltraitance signalent significativement beaucoup moins que ceux qui ont bénéficié de dix heures d’enseignement (p. 292). A cela s’ajoute qu’en France, depuis 2006, il n’y a plus de chiffres nationaux sur l’enfance en danger et l’enfance maltraitée (p.372). Les professionnels de la santé « ont dès lors, dans le cas de la maltraitance notamment, une tendance à une vision parcellaire des problèmes, à travers les cas qu’ils ont personnellement vécus, vision qui est également celle des médias et donc du public » (p. 26). Pour Anne Tursz, la maltraitance, est « plus vue comme une série de faits divers que comme un phénomène de société » (p. 293). Cela va, chez un nombre non négligeable d’auteurs, jusqu’à soutenir que le syndrome du bébé secoué, pourtant un des seuls dont les parents soient prévenus dans toutes les maternités et dont les effets sont gravissimes, est une « théorie qui n’est étayée par aucune donnée scientifique fiable » (p. 309).

L’enquête menée par Anne Tursz confirme également le fait que les principaux facteurs qui sont à l’origine de la maltraitance ne sont pas les facteurs socio-économiques, mais bien les facteurs psychoaffectifs (p. 26). Autrement dit, la maltraitance prend sa source dans les relations interindividuelles, notamment familiales, davantage que dans des situations économiques défavorables. Mais le préjugé inverse fait qu’on la traque beaucoup plus dans les milieux défavorisés que dans les milieux aisés, en faveur desquels peut jouer la solidarité de classe sociale : « Pour parler crûment, on est ici dans une sorte d’univers chabrolien dans lequel on ne dénonce pas les personnes avec lesquelles on joue au bridge le mercredi. » (p. 260.)

Le livre d’Anne Tursz montre aussi qu’on assiste en France à une disparition de la politique de l’enfance. Plusieurs faits en témoignent. Plus de la moitié des députés (55 %) ne connaissent la Convention relative aux droits de l’enfant que de nom. La suppression du poste de Défenseure des enfants est, pour Anne Tursz, le signe le plus tangible de cette disparition.

Mais, pire encore, « l’enfant dangereux a remplacé l’enfant victime. L’enfant est discrédité et, par des glissements progressifs des réformes législatives en cours, il est tout simplement en passe de disparaître : le mot enfant devrait être remplacé par celui de mineur, la majorité pénale devrait être fixée à 12 ans ; et finalement, la justice des mineurs disparaîtrait au profit de la justice générale. C’est la négation absolue d’une notion à laquelle la France était attachée : la protection des plus faibles. » (P. 374.) « Les données sur les enfants et adolescents auteurs de violences sont de plus en plus fournies, notamment dans la fiche thématique de l’Observatoire national de la délinquance “Mineurs mis en cause” dont le volume croît chaque année tandis que diminuent les informations sur les mineurs victimes. Dans ce glissement progressif de l’enfant victime vers l’enfant bandit, l’emploi du mot danger à son propos n’est sans doute pas neutre. » (p. 303.) Le mot même de « maltraitance » est souvent contourné, comme s’il était indicible, voire indécent (p.299).

Anne Tursz effectue aussi une mise au point détaillée de l’affaire de l’enquête de l’INSERM sur les Troubles de conduite chez l’enfant et l’adolescent, enquête qui a déclenché une virulente campagne de presse et la pétition « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans ». J’ai moi-même, et je le regrette aujourd’hui, signé cette pétition. La lecture du livre de Richard Tremblay sur la prévention de la violence m’avait déjà donné des remords. Mais celle des Oubliés les a accentués. Anne Tursz montre en effet que le tollé suscité par le rapport de l’Inserm a été en partie provoqué par le fait qu’il a été publié un an après le rapport Bénisti (octobre 2004) qui, lui, désignait le bilinguisme familial et l’immigration comme la source de la délinquance et qui faisait du maire le centre de toutes les actions contre les familles identifiées comme « à problèmes ». Lorsque le rapport de l’Inserm a été présenté à la presse en septembre 2005, beaucoup y ont vu l’application du rapport Bénisti, alors que les deux n’ont rien en commun.

Mais le rapprochement établi artificiellement entre les deux rapports ne tient pas seulement à leur succession chronologique. Il est dû aussi à la méfiance manifestée en France contre toute approche scientifique du phénomène de la maltraitance. Or, le rapport de l’Inserm s’appuyait sur de vastes et rigoureuses enquêtes canadiennes, celles qu’évoque précisément Richard Tremblay, qui ont montré qu’il existe sans aucun doute des situations et des comportements parentaux assez facilement décelables et qui sont prédicteurs de comportements violents et délinquants chez les enfants. En les détectant assez tôt, on peut y remédier. Mais, plus tard, lorsque ces comportements sont installés, c’est évidemment beaucoup plus difficile. De plus, Anne Tursz reproche au collectif « Pas de zéro de conduite » d’avoir soutenu que les ressources étaient suffisantes et que les enfants français étaient bien pris en charge, « ouvrant ainsi au gouvernement une voie royale pour se désengager de la politique en faveur de l’enfance » (p. 376). Or, comme le dit Anne Tursz, « il y a une profonde hypocrisie à dénoncer avec virulence les auteurs de mauvais traitements sans dégager les moyens financiers nécessaires pour mettre en œuvre les stratégies de prévention qui permettraient de repérer ces parents vulnérables, susceptibles de devenir maltraitants » (p. 375).

Un seul regret. Anne Tursz, qui, pourtant, a lu Alice Miller et la suit jusque dans son analyse des conséquences politiques de la maltraitance, en particulier dans le cas d’Adolf Hitler, ne précise pas suffisamment que, pour elle, la violence éducative ordinaire fait partie de la maltraitance. Elle le sous-entend seulement, mais il est très rare que les lecteurs et même les professionnels de l’enfance considèrent les gifles et fessées comme des actes de maltraitance. Très rare aussi qu’ils reconnaissent que la violence éducative ordinaire est une des principales sources de la maltraitance et de la cécité à la maltraitance. Quand on est habitué depuis sa plus petite enfance à considérer comme éducatives des formes de violence qui sont loin d’être toujours « légères », comment n’aurait-on pas une sensibilité émoussée à des formes de violences plus accentuées que l’on suppose, par un préjugé favorable aux parents, infligées « pour le bien » des enfants ?

Le livre d’Anne Tursz n’en reste pas moins un livre important qui, jusqu’à présent, ne semble pas avoir bénéficié de la notoriété qu’il mériterait.


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