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Une enquête sociologique faussée

Comment les résultats d'une grande enquête sociologique sur la délinquance sont doublement faussés

Par Olivier Maurel

Une amie qui connaît mon intérêt pour le problème de la violence éducative m'a signalé une enquête toute récente sur le rapport entre vie familiale et délinquance. L'enquête était présentée sur un site Internet (Carnets de santé).
La conclusion de l'enquête était résumée ainsi : « La structure familiale n'explique pas la délinquance des jeunes [...]. [Les résultats de l'enquête] vont à l'encontre de nombreuses idées reçues, notamment celle qui veut que la famille “fasse” la société : pour les auteurs de l'étude, c'est clairement l'inverse qui est vrai. »

Intéressé mais surpris par cette conclusion, je suis remonté à la source : une publication de la Caisse Nationale d'allocations familiales, Les Dossiers d'étude (n° 102 de mars 2008). On y apprend que l'enquête en question a été menée en 1999 et 2003 à Saint-Etienne et à Grenoble auprès de 3 900 jeunes gens de 13 à 19 ans, pour déterminer les causes de la propension de certains jeunes à la délinquance. Elle a été dirigée par le sociologue Sebastian Roché, assisté de Sandrine Astor, chargée d'études statistiques, et Marie-Aude Depuiset, membre du Laboratoire de psychologie sociale de Grenoble-Chambéry.

L'enquête est précédée d'un avant-propos de Cyprien Avenel, de la Direction des statistiques, des études et de la recherche de la Caisse nationale d’allocations familiales, avant-propos où l'on peut lire : « C’est l’environnement, plus que la famille, qui explique le mieux la propension à la délinquance des jeunes. Au final, on peut invalider l’existence d’un lien direct entre structure familiale et fréquence de la délinquance des jeunes. Il apparaît que les effets du contrôle et de la supervision sont surtout médiatisés par de nombreux autres facteurs [...] la famille ne joue pas un rôle central. [...] Cette enquête sur la délinquance conduit à déplacer notre regard : ce n’est pas la famille qui “fait” la société ; c’est bien la société qui “fait” la famille. »

Certes, je veux bien croire que « la société fait » en grande partie « la famille », mais j'ai du mal à croire, selon le même principe que le tout agit toujours sur la partie, que la famille ne « fasse » pas les enfants.

J'ai donc lu de près l'enquête en question. Menée en apparence de façon extrêmement rigoureuse et scientifique, cette enquête amène ses auteurs à une conclusion plus nuancée qui souligne l'importance des facteurs extra familiaux mais qui n'invalide pas complètement l'idée que les familles sont pour quelque chose dans la délinquance. Le titre de la conclusion est formulé ainsi : « La famille : un cadre social qui ne permet pas d'expliquer la délinquance à lui seul. » Les auteurs y soulignent, pour expliquer la délinquance, « l’importance des variables extra familiales, comme l’insertion scolaire, le nombre de copains délinquants, la perception des normes, ou encore les désordres autour du logement », toutes variables « non réductibles à “la famille” ». Et les derniers mots de leur enquête sont : « Il est absolument nécessaire de tenir compte de l’environnement physique et social des jeunes pour l’explication de leur délinquance, qui ne peut voir ses facteurs limités à ceux impliquant directement la famille dans sa structure, ou même ses fonctionnements élémentaires (supervision, qualité de la relation), bien que ces derniers soient essentiels. »

On voit donc que les conclusions de l'enquête ont été sensiblement radicalisées et faussées en passant de leur formulation par ses auteurs, à celle de l'auteur de l'avant-propos et à celle du compte-rendu de l'enquête sur le site Carnets de santé. Un cran de plus dans la vulgarisation et l'on en conclura que les familles ne sont absolument pour rien dans l'évolution des enfants.

Mais les résultats de l'enquête m'ont paru faussés d'une autre manière, tout simplement parce qu'on n'y a tenu aucun compte de la violence éducative. Parmi toutes les questions qui ont été posées aux 3 900 jeunes gens interrogés, aucune ne porte sur la façon dont, tout au long de leur enfance, ils ont été traités par leurs parents quand ils leur désobéissaient.

On leur a bien demandé s'ils s'entendaient avec leurs parents, mais des enfants battus par leurs parents et qui croient que leurs parents ont raison de les battre peuvent très bien penser qu'ils « s'entendent bien » avec leurs parents.

D'autre part, il est probable qu'un bon nombre d'enfants interrogés étaient issus de familles originaires de régions du monde où la bastonnade est considérée comme un moyen normal d'élever les enfants. Or, ce paramètre peut agir de deux façons sur l'orientation des enfants vers la délinquance : soit les parents gardent en France leur mode de punition traditionnel, avec comme suite les effets habituels de ce mode de punition, dont plusieurs enquêtes ont déjà montré qu'il peut pousser les enfants à la délinquance ; soit ils y renoncent par crainte d'une dénonciation aux services sociaux ou d'une menace d'appel de leurs enfants au « numéro vert », et, dans ce cas, ils ne savent plus comment « tenir » leurs enfants quand ils arrivent à l'adolescence. Il faut ajouter à cela que les fugues, même si elles n'ont pas été nombreuses d'après les résultats de l'enquête, peuvent avoir eu pour cause, comme c'est fréquemment le cas dans les pays du Sud, la violence des traitements subis à la maison.

Bien qu'elle considère comme très secondaire le rôle des familles, l'enquête reconnaît une certaine importance à ce que ses auteurs appellent la « supervision » des enfants par les familles, c'est-à-dire en gros à la surveillance des heures de sortie et de rentrée. Plus la supervision des familles est rigoureuse, moins les enfants sont délinquants et inversement. Mais il aurait été intéressant de savoir comment s'effectuait cette supervision ou l'absence de supervision. S'effectuait-elle par le moyen de violences ou de menaces de violences ? Et son absence n'était-elle pas le résultat d'un échec des moyens violents ou d'un renoncement à ces moyens, sans rien pour les remplacer ? L'enquête ne permet pas de répondre à ces questions.

Ce que l'enquête affirme, c'est que deux éléments jouent un grand rôle dans la tendance des enfants à aller vers la délinquance : les mauvais résultats scolaires et l'influence de copains délinquants. Or, il est fort possible que ces deux faits soient précisément le résultat d'un usage fréquent de la violence éducative ordinaire dans les familles.

En effet, les punitions corporelles subies à la maison et parfois à l'école ont pour effet de perturber les capacités de travail, d'attention et de mémorisation des enfants. D'où, en partie au moins, les mauvais résultats et les difficultés d'insertion à l'école.

De même, en matière de discipline, des enfants habitués à n'obéir qu'à des coups ou à des menaces de coups ont tendance à refuser d'obéir tant qu'ils ne sont pas frappés, à chercher les mêmes limites de la part de leurs enseignants, à les « provoquer » et donc à être jugés comme des éléments indésirables, ce qui, évidemment, ne facilite pas leur adaptation à l'école.

Quant au choix de copains déjà délinquants, choix dont l'enquête montre qu'il est déterminant dans l'orientation des enfants vers la délinquance, il peut très bien, lui aussi, résulter de la violence éducative pratiquée dans les familles. En effet, des enfants qui ont subi des punitions corporelles et ont été habitués à la violence dès leur petite enfance peuvent très bien être portés à choisir leurs copains, par affinités, parmi ceux de leur entourage qui ont vécu dans la même ambiance, qui n'ont appris à obéir aux règles que sous la menace et pour qui la violence fait partie de la normalité. Autrement dit, ce que cette enquête interprète comme une action du milieu extérieur peut très bien être non pas une cause extrafamiliale de la délinquance, mais bel et bien une conséquence de l'éducation familiale.

Il faut enfin ajouter que des traumatismes d’enfance, qu’il s’agisse d’abus sexuels ou de maltraitance, peuvent provoquer chez les enfants des comportements à risques, comme la délinquance.

On peut voir ici une fois de plus combien le fait de ne pas prendre en compte la violence éducative peut fausser les résultats d'une enquête apparemment rigoureuse et scientifique. Il faut espérer que cette enquête n'aura pas pour conséquence d'amener les caisses d'Allocations familiales à réduire les subventions accordées aux associations qui oeuvrent en faveur d'une parentalité sans violence !