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Une prise de conscience du côté absolument « ordinaire » des violences éducatives…

Paris, septembre 2012.

J'entre en première année de doctorat sans avoir trouvé de financement. Dans un couloir de la fac, des affiches m'apprennent que la Mairie de Paris recrute des animateurs pour veiller sur les enfants pendant les heures de cantine, de goûter et d'étude. Parfait pour mettre un pied dans les écoles et voir comment cela se passe, parfait pour compléter mes heures de baby-sitting ! Sans plus attendre, je me lance dans la rédaction d'un CV, d'une longue et enthousiaste lettre de motivation et j'envoie le tout au service de recrutement de mon arrondissement.

Je suis convoquée quelques jours plus tard, pour de longues heures d'attente et un entretien rapide qui se résume à une série de consignes à retenir. Une lecture rapide du CV a suffi, ceux qui se présentent sont admis, et si en plus, ils ont un peu d'expérience, alors là, ils sont accueillis comme des sauveurs. C'est mon cas, et au lieu de débiter le petit discours que j'avais prévu, j'ai écouté sagement les consignes. En cas d'accident, on appelle le SAMU, en cas de problème, on ne laisse jamais un groupe d'enfant seul. Attention, à la cantine et en étude, les enfants n'ont pas le droit d'aller aux toilettes, s'il se passe quelque chose dans le couloir, ce sera de votre faute ! Méfiance, il y a beaucoup de bagarres dans les recoins de la cour, surtout ne jamais s'asseoir sur un banc mais faire sans cesse des rondes dans la cour. Si un enfant se blesse, et que les parents portent plainte, vous pouvez finir en prison.

Voilà. J'ai signé, je suis officiellement animatrice « cantine », « goûter » et même, privilège des diplômés « étude » ! Et pour tout bagage, une information essentielle : mon rôle est de faire en sorte qu'aucun accident n'ait lieu ! Je trouve cela étrange, peu rassurant, et je manque de faire marche arrière, mais la curiosité l'emporte : je veux savoir ce qu'il se passe à l'école. En tant que remplaçante, je vais, en plus, naviguer d'une école à l'autre, et pouvoir comparer. Je croise juste les doigts pour ne pas finir en prison.

Le premier jour, malgré des locaux délabrés et froids, j'ai l'impression d'entrer dans un monde merveilleux lorsque je vois et entends une horde d'enfants de maternelle venir vers moi, heureux et curieux de voir une nouvelle tête, me demander qui je suis. Impression de courte durée, rapidement, une dame s'avance et se charge elle-même des présentations. Alors, lui, il faut vraiment le surveiller, il tape tout le monde, n'écoute rien, il est méchant avec ses copains. Je reste sans voix. Comment peut-elle dire cela, et devant cet enfant en plus ? Cet enfant que j'aide à mettre son manteau quelques minutes plus tard et qui se fait gronder parce qu'il a demandé de l'aide alors qu'il devrait le faire seul. Cet enfant qui dans la cour me prend par la main, et ne la lâche plus, cet enfant qui me raconte qu'il est méchant et qu'il tape tout le temps, cet enfant qui lorsque je lui dis que je suis persuadée qu'il est un chouette petit garçon au fond, m'offre le plus beau de ses sourires.

Je pense être tombée sur une personne malveillante, une de celles qui méprisent les enfants, leurs sentiments et leurs émotions. Je me dis que j'en rencontrerai d'autres, et qu'il faut peut-être que j'apprenne à intervenir. Mais en réalité, cette première expérience n'était que l'ouverture du bal des petits mots blessants, des étiquettes qui stigmatisent et des comportements irrespectueux. Je l'ai rapidement compris, et d'une école à l'autre, malgré des différences notables en ce qui concerne l'environnement ( cour de béton et de boue avec vue sur le périphérique et livres en miettes chez les uns, jeux extérieurs, arbres, et véritable salle de jeux chez les autres), il ne s'est jamais passé un jour sans que je sois témoin de « petites » violences qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête.

Les jours défilent. Ici, un minuscule petit garçon de 3 ans reste immobile devant son assiette, je lui demande s'il a besoin d'aide, il hoche la tête et me lance un de ces regards avec une toute petite lumière qui s'allume. Je prends sa cuillère et lui donne une bouchée. Rapidement la sentence tombe sur nous deux. Mais t'es qu'un petit bébé toi ! Il ne faut pas l'aider, il n'y arrivera jamais tout seul sinon ! Je découvre que puisqu'il ne sait pas manger seul, cet enfant retourne chaque jour en classe le ventre vide. Alors je lui donne la cuillère, puis une petite fille prend le relais. Mais demain ? Là, les enfants, assis à leurs petites tables, doivent supporter de manger sous les cris des animatrices qui semblent de pas tenir en place. Tiens toi comme ceci. Arrête de bouger. T'as rien mangé. Non ! Vous faites TROP de BRUIT ! Assis-toi comme il faut sur ta chaise ! T'as toujours pas compris ? Alors tu vas manger debout ! Et une chaise vole dans la cantine. Là-bas, une grande ligne au milieu de la cour réunie les enfants punis. C'est mieux que le coin, comme cela on les voit bien. Ailleurs, un système de grades fait la fierté de l'école, plus les élèves sont sages, obéissants et ont de bons résultats, plus ils obtiennent de droits ( droit de circuler dans les couloirs, droit d'aller à la bibliothèque seul ou avec un ami, etc). Certes, dans cette école, je n'ai pas entendu un seul adulte hurler sur un enfant, mais en revanche, j'ai vu des enfants qui n'avaient pas tous les mêmes droits, qui parlaient en permanence de leurs grades, et qui travaillaient pour obtenir des points et des autorisations. Ailleurs encore, j'ai vu de tout petits enfants faire la sieste sous la menace, essayer de s'endormir alors que chacun de leur mouvement entraînaient un chut, un tais-toi, un arrête de bouger, ou une menace de punition. Et dans cette salle d'étude, des enfants qui disent qu'ils sont nuls, qu'ils ne peuvent pas y arriver, que cela ne sert à rien, et qui bondissent de joie lorsque je leur dis que oui, ils peuvent aller boire aux lavabos.

Un jour de printemps, le soleil pointe son nez. Les enfants courent, et leur gros manteaux semblent de trop. L'un vient me voir pour me demander s'il peut l'enlever. Je lui réponds qu'il est le mieux placé pour le savoir. Il écarquille les yeux, et enlève vite son manteau. Bientôt, un murmure s'envole... C'est vrai ? On a le droit ? On peut ? Un tas de manteaux se forme, et les enfants, comme libérés, courent encore plus vite, grimpent plus aisément. Et puis j'entends un cri strident : mais qui vous a donné l'autorisation d'enlever vos manteaux ? Les deux autres animatrices, qui papotaient assises sur le banc à l'ombre, ont ordonné aux enfants de remettre leurs manteaux sous prétexte qu'elles, elles avaient froid. Et ce jour là, j'ai décidé d'envoyer ma démission et de ne plus jamais retourner à l'école. Je supportais de plus en plus mal ces petites violences qui ne choquaient que moi. Même les personnes à qui j'avais l'occasion d'en parler à l'extérieur semblaient considérer que ce n'était pas si grave, et qu'il fallait bien comprendre ces adultes qui devaient supporter les enfants toute la journée, qui n'étaient pas toujours bien formés. Je constatais que les parents préféraient ne pas trop en savoir sur sur ces violences, ou imaginer que cela devait exister seulement ailleurs et pas dans l'école de leurs enfants. D'ailleurs, pour certains, ce n'est même pas vraiment de la violence. Tout cela, ces humiliations, ces cris, ces punitions, ces paroles blessantes, pleine de jugement, ces enfants tirés par les bras, ces enfants qui doivent sans cesse demander l'autorisation pour aller boire, pour aller aux toilettes, pour enlever leurs manteaux, semblent peut-être bien peu pour ceux qui ont connu des bastonnades et autres tortures physiques et psychologiques plus violentes, mais est-ce une raison pour fermer les yeux sur ces « petites » violences quotidiennes ?

Je n'ai pas fini en prison, mais pendant ces quelques mois, souvent, en poussant une grille, j'ai eu l'étrange impression de visiter des prisons.