Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

9 « signes d’alerte » pour détecter un contexte violent ?

Campagne "Aimer sans abuser", Paris, octobre 2022.

La marque Yves Saint-Laurent Beauté a collaboré avec l’association En avant toute(s) pour concevoir une campagne nationale de sensibilisation contre les violences conjugales 1Aimer sans abuser 2. Les informations disponibles sur le site de l’association laissent penser que la campagne existe depuis 2020, mais force est de constater qu’elle a été très peu visible et identifiée : plusieurs déclinaisons de supports semblent exister, mais le spot vidéo publié en 2021 sur la chaine YouTube de l’association ne cumule à l’heure actuelle que 307 vues (!) et un autre, publié en février 2022 sur la chaine YSL Beauty, n’affiche à ce jour que 114 vues.

C’est dans les rues de Paris qu’une adhérente de l’OVEO a repéré une affiche assez minimaliste représentant un symbole de cœur qui se brise sur lequel ces « 9 signes d’alerte » sont listés 3 :

  • N°1 – IGNORER
  • N°2 – LE CHANTAGE
  • N°3 – L’HUMILIATION
  • N°4 – LA MANIPULATION
  • N°5 – LA JALOUSIE
  • N°6 – LE CONTRÔLE
  • N°7 – L’INTRUSION
  • N°8 – L’ISOLEMENT
  • N°9 – L’INTIMIDATION

Pour qui a identifié la violence éducative ordinaire et le concept de domination adulte, alerter sur ces 9 points pour définir un contexte violent prouve l’incroyable dissonance cognitive de la majeure partie de la population, tant chacun de ces concepts correspond à ce que l’éducation impose chaque jour aux enfants et adolescents.

Par son statut de protecteur et de référent « originel », le parent exerce naturellement une forme d’autorité sur l’enfant qui est totalement dépendant de lui (d’abord physiologiquement et affectivement, puis matériellement/financièrement).

La domination adulte présente de manière générale dans notre culture, en imposant très tôt la valeur d’obéissance (voire de soumission) aux enfants, permet finalement à l’ensemble des adultes d’exercer une emprise 4 psychologique plus ou moins forte sur les jeunes : il faut écouter les adultes, les adultes ont raison, on ne conteste pas, on ne répond pas, on obéit.

N°1 – IGNORER

« Ignorer » est une « méthode » employée parfois très tôt auprès des plus petits, tantôt sur recommandation de professionnels de la santé, tantôt de l’entourage : on persuadera les parents d’ignorer les pleurs du nourrisson pour qu’il « apprenne à  dormir ». C’est aussi le principe appliqué devant les pleurs d’un enfant qui « ne cherche qu’à se faire remarquer » ou qui « fait un caprice » : on le laisse de côté, on ne le regarde pas, il n’existe pas aux yeux des autres tant que son comportement ne s’adapte pas à ce qui est attendu de lui.

N°2 – LE CHANTAGE

Nous avons tellement l’habitude du chantage depuis notre plus jeune âge que nous avons rarement conscience non seulement de le subir, mais de le pratiquer : promettre un bon dessert si l’on finit son assiette, accepter d’accorder une faveur si l’on arrête de pleurer, donner le doudou seulement quand on aura accepté de s’attacher sagement dans la voiture, faire venir le Père Noël si on a été sage…

Le chantage est une forme de raccourci du principe de punition/récompense : « je suis prêt(e) à te récompenser si tu fais ce que je te demande » ; si l’enfant n’accepte pas le chantage, l’adulte l’ignore, le gronde ou le fait culpabiliser par un sermon, ce qui revient à le punir.

N°3 – L’HUMILIATION

« Humilier » signifie, selon le Larousse, « atteindre quelqu’un dans son amour-propre, sa fierté, sa dignité, en cherchant à le déprécier dans l’esprit d’autrui ou à ses propres yeux ». Le dictionnaire propose des synonymes tels que « vexer », « accabler », « mater », « souffleter ».

Faire subir une humiliation, c’est blesser volontairement son interlocuteur pour le faire se sentir méprisable, l’abaisser.

« Ah ben bravo ! », « tu n’avais qu’à pas faire le malin » , « t’es bête ou quoi ? », « c’est pourtant pas compliqué ! », « laisse, tu vas faire n’importe quoi », « qu’est-ce que j’ai fait pour avoir un enfant comme toi ! »… Est-il vraiment nécessaire de donner le sous-texte de ces petites piques lancées quotidiennement aux plus jeunes ? La plupart du temps, nous les avons entendues et les répétons sans même nous rendre compte de ce qu’elles véhiculent : tu es moins que rien, un être qui n’est pas digne d’amour.

N°4 – LA MANIPULATION

Le cortex préfrontal, siège du raisonnement et de la prise de décision, est l’une des dernières régions du cerveau humain à arriver à maturité (vers 25 ans). Il est donc non seulement irréaliste d’accuser de jeunes enfants de manipulation (c’est-à-dire d’un raisonnement complexe, leur permettant de déterminer une manière d’agir après avoir anticipé la réaction que cela déclenchera chez l’autre en vue d’obtenir ce qu’il souhaite), mais surtout hypocrite de ne pas reconnaitre que ce sont les adultes qui usent massivement de manipulation envers les plus jeunes : par exemple promettre une chose que l’on sait impossible afin de différer la colère ou la tristesse d’un enfant, en espérant qu’il aura oublié quelques heures plus tard.

Souvent dissimulée derrière la formulation plus positive de (faux) choix, la manipulation est d’ailleurs fréquemment revendiquée dans les méthodes de discipline positive. Ce qui est effectivement proposé sans expliciter davantage le processus comme nous le faisons ici, c’est de donner l’illusion du choix (et donc du pouvoir de décision) en transférant par exemple implicitement le choix de s’habiller ou ne pas s’habiller vers celui de porter un pantalon ou une jupe (et donc de s’habiller quelle que soit la décision de l’enfant). Voilà ce que l’on peut nommer « manipulation » : utiliser sa capacité de raisonnement et d’anticipation pour orienter la décision de l’interlocuteur vers un objectif prédéfini.

N°5 – LA JALOUSIE

La jalousie peut paraître trop éloignée de la sphère de « l’éducation » pour s’appliquer à notre parallèle.

Pourtant, il est possible de penser à quelques situations où des adultes imposent leur jalousie à de jeunes humains : dans le cas d’une séparation conflictuelle, il se peut que les parents souhaitent secrètement (voire ouvertement) que leur enfant les préfère à l’autre parent et les rassure régulièrement sur leur affection, oubliant le rapport sain d’amour inconditionnel (« je t’aime sans contreparties »). Il existe des parents jaloux de l’enfant vis-à-vis de leur compagne ou compagnon (« y’en a plus que pour lui »), et de manière plus perverse encore, la jalousie peut faire son œuvre dans les climats incestueux. Le parent n’est plus alors un protecteur, mais un rival.

La jalousie est aussi un levier qui peut être activé lorsqu’on compare les enfants entre eux, dans une fratrie, une classe, en cherchant à provoquer un changement d’attitude (« regarde untel, le beau dessin qu’il m’a fait, c’est pas toi qui ferais ça »). Tout est mis en place par les adultes pour cultiver un climat de compétition entre les enfants (les notes, les classements, les comparaisons, les étiquettes), mais c’est toujours aux enfants que l’on reprochera d’être jaloux et de mal agir.

N°6 – LE CONTRÔLE

Le contrôle, c’est toute l’histoire de l’éducation ! Nous écrivons dans notre déclaration de philosophie : Notre culture et notre société entretiennent la croyance selon laquelle les adultes seraient supérieurs aux jeunes, auraient le droit et le devoir de les éduquer (dans le sens dagir sur lenfant dans une visée éducative en le contrôlant, en lui inculquant des normes, en le contraignant pour modifier son comportement ou sa personnalité), et que les jeunes seraient par nature incapables de savoir ce qui est bon pour eux. Jusqu’à 18 ans, un être humain est désigné comme « mineur » et considéré comme tel : assigné à un statut socialement inférieur et le privant de certains droits.

Les châtiments corporels, les punitions, les humiliations, etc. sont utilisés pour contraindre les enfants à adopter un comportement jugé adapté et acceptable par les adultes.

N°7 – LINTRUSION

S’interdire d’être intrusif, c’est déjà accepter l’idée que l’autre ne soit pas un prolongement de soi et puisse avoir sa propre vie. Entrer dans le monde de l’autre implique en réalité la demande de son consentement. Si celui-ci peut paraître impossible à obtenir auprès d’un très jeune enfant, l’avertir et lui parler (par exemple « je vais te changer », « je peux te faire un bisou ? » « je vais te savonner, d’accord ? ») est déjà une façon de lui prouver que l’on respecte son corps, son potentiel refus, son univers et ce qui le définit.

Accepter le « non » de l’enfant est bien difficile pour les adultes. Ne pas le soumettre à ce que nous ne tolérerions pas pour nous-même également.

N’avez-vous jamais rencontré d’adultes qui fouillent dans le journal intime de leur enfant ? Qui contrôlent leurs déplacements par une application téléphonique, même quand aucun danger n’est à craindre ? Qui entrent dans leur chambre sans frapper ?

N°8 – LISOLEMENT

« Monte dans ta chambre ! », « Va au coin ». Utilisé pour juguler les débordements enfantins depuis des décennies, l’isolement est encore bien souvent recommandé, y compris par des personnes se réclamant d’une éducation « positive ». Issue du behaviorisme (comportementalisme), la mise au coin, joliment appelée « time out 5 » par les anglophones, reste une méthode encouragée 6  car considérée par beaucoup comme une « punition non violente ». Ce simple oxymore est tout de même à noter : il révèle la difficulté à identifier la violence lorsqu’elle n’est pas soudaine et brutale.

Pourtant, comme le fait de l’ignorer, isoler quelqu’un en le tenant à l’écart de la vie du groupe peut difficilement être perçu par celui ou celle à qui cela est imposé (le plus souvent pour une durée qu’il ou elle ne choisit pas) comme un événement qui ne serait pas blessant (et c’est bien généralement le but d’une punition) ! Les jeunes enfants ressentent tout simplement de la tristesse, de la peur, de la solitude, du rejet et de l’abandon, et ce, souvent sans bien savoir pourquoi on leur impose cette situation (sur ce point, lire le billet de Brigitte Guimbal : http://www.cdumonteilkremer.com/2018/05/non-violent-l-isolement.html ou http://www.awareparenting.com/timeoutfrench.htm). Il nous paraît important de rappeler que le retrait d’amour et d’attention est une forme de violence éducative ordinaire aux conséquences tout aussi nocives que les punitions physiques, les reproches et les humiliations.

N°9 – LINTIMIDATION

Le dernier point de cette série de « 9 signes d’alerte » est l’intimidation. Si les débats publics ont peut-être permis de discréditer en France l’usage des châtiments corporels (gifle, fessée et autres brutalités physiques), des cris et des insultes, la menace, permettant de maintenir un rapport de domination et de peur (à ne pas confondre avec le « respect » !) n’a sûrement pas subi la même condamnation… Que l’on menace à l’école les jeunes d’une retenue, d’en « parler aux parents » ou « à la directrice », que l’on tonne au parc « Attention, c’est la dernière fois ! 1, 2… », « Attends que j’en parle à ton père », « ça va mal se finir pour toi… »… l’objectif est bien d’intimider, d’effrayer… de faire peser la peur d’une conséquence plus dure encore que ce qui se déroule sur le moment, pour reprendre le contrôle des opérations.

Conclusion
Illustration de Maëlle Reat (@maelle_illustration).

L’ensemble de ces 9 points révèle finalement la volonté de la part de celui ou celle qui les emploie d’insécuriser l’autre (au sein du couple ou dans la relation à un enfant). Car quand notre interlocuteur vit l’anxiété, la confusion et la baisse de l’estime de soi, notre pouvoir sur lui grandit.

Régulièrement, des membres ou sympathisants de notre association ne comprennent pas notre choix de ne pas proposer d’alternatives à l’éducation traditionnelle, de manières d’agir sans violence auprès des enfants. Pourtant, cet exemple de campagne contre la violence conjugale, signalant ces points de vigilance sans pour autant donner de pistes sur d’autres façons de se comporter en couple, prouve que l’être humain est généralement capable spontanément d’interagir sans recourir au rapport de force. Car on peut aimer sans faire de mal, sans chercher à prendre l’ascendant sur l’autre.

Si cela paraît si difficile dans le cadre d’une relation adulte-enfant, c’est sans aucun doute à cause de notre propre vécu (on fait avec ce que l’on connaît et avec nos traumatismes), mais aussi à cause d’une culture commune soutenant la violence éducative ordinaire et la domination adulte, et au nom du principe d’éducation qui place l’adulte en position supérieure à celle de l’enfant.

Il ne s’agit pas de nier la responsabilité d’un adulte envers un enfant et son devoir de protection, mais de souligner que cela ne devrait pas altérer l’égalité en dignité de chacun.

Tout comme les plus jeunes, bien des adultes peuvent se trouver en situation de vulnérabilité au cours de leur vie (handicap, maladie, vieillesse, précarité financière…). Pourtant, seule la jeunesse semble encore massivement subir une dévalorisation à cause de ce qu’elle est (« immature », « vulnérable ») de la part des autres groupes humains, qui assument et revendiquent souvent cette oppression sans prendre le temps de la questionner.


  1. YSL Beauté a fait appel à l’agence BETC Étoile Rouge pour lancer une campagne internationale ; le programme s’associe à des associations locales dans chaque pays « afin de s’assurer de la pertinence du discours en fonction des différences culturelles ». Nous ne soulèverons pas ici l’énorme paradoxe qu’une marque de produits de beauté s’attaque à la violence conjugale, l’injonction à la beauté participant activement au continuum de la violence exercée sur les femmes. Détails de la campagne sur le site Yves Saint-Laurent Beauté. En avant toute(s) est une association née en 2013, travaillant à la prévention, au soutien et à la recherche autour de la violence au sein du couple et de la famille.[]
  2. Comme le fait remarquer Caroline de Haas dans la formation NousToutes sur les violences sexistes et sexuelles, le terme d’« abus », souvent employé en cas d’agression ou de viol d’enfant (« abus sexuel »), est problématique car il n’est pas qualifié juridiquement (de même qu’« attouchement » ou « frotteur ») et semble surtout laisser penser qu’un certain seuil reste acceptable. En effet, si l’on peut « abuser » du chocolat, considérer que l’on puisse « abuser » d’un enfant impliquerait qu’il serait légitime de l’utiliser « un peu » ou de manière raisonnable ; « abuser » de violence signifierait qu’un peu de violence reste acceptable. Ici, la formulation de la campagne, « Aimer sans abuser », interroge : faut-il comprendre qu’il ne faut pas abuser d’amour, ce qui serait semble-il dangereux uniquement si l’on persiste à croire que la violence est une composante de l’amour (spoiler alert : c’est faux !) ; ou faut-il aimer sans abuser des 9 points cités : n’user que d’un peu de jalousie, de manipulation et de contrôle ?… Il semble que la campagne vise les jeunes adultes, habitués à se « vanner », et peut évoquer l’image du « lourdaud » bourré en soirée, le gars dont on va dire le lendemain matin qu’il « abuse » parce qu’on n’ose pas qualifier plus fortement ses agissements. Pour être efficace, un titre de campagne doit « bien sonner » ; il aurait pourtant mieux convenu d’affirmer « Aimer sans agresser » ou « Aimer sans violence ».[]
  3. Le listing numéroté peut laisser penser qu’il y a une progression dans la violence des agissements (l’ordre semble le même sur chaque affiche). Bien entendu, il ne s’agit pas d’une aggravation mais bien d’un ensemble de comportements problématiques, les premiers autant que les derniers.[]
  4. L’emprise est définie par Muriel Salmona comme un processus de « colonisation psychique » ayant pour conséquence d’« annihiler la volonté » de la victime (Comprendre l’emprise pour mieux protéger et prendre en charge les femmes victimes de violences conjugales, Muriel Salmona, 2016). Les personnes témoignant sur notre site de la violence qu’elles ont subie dans leur enfance expriment sans la nommer cette emprise, et parfois le chemin parcouru pour s’en libérer, en commençant par reconnaître leur souffrance et l’impact de ces violences sur leur santé physique et mentale.[]
  5. On pourrait traduire « time out » par « temps mort », « temps de repos », voire « pause », comme si l’action de mettre de côté l’enfant pouvait n’être vécue (par lui et par celui qui l’impose) que comme l’opportunité de faire un « break », de souffler…[]
  6. À noter que le Conseil de l’Europe s’apprête, semble-il, à retirer le « time out » de ses recommandations. En 2008, il lançait la campagne « Levez la main contre la fessée » comportant un manuel illustré de 50 pages en de nombreuses langues ; on pouvait y lire « En bref, les enfants réussissent mieux quand leurs parents : • sont affectueux et encourageants ; • passent des moments privilégiés avec eux ; • cherchent à comprendre leurs expériences et leur comportement dans la vie ; • leur expliquent les règles à suivre ; • les complimentent lorsqu’ils se comportent bien ; • réagissent à leur mauvaise conduite en leur expliquant pourquoi ils nont pas bien agi et en recourant, si nécessaire, à des punitions non violentes, comme leur imposer une mise à l’écart temporaire, leur faire réparer les dommages causés, ou encore leur donner moins dargent de poche, et à dautres sanctions de ce type, plutôt que les punir sévèrement. ». Nous recommandons à nos lecteurs et lectrices de lire à ce sujet nos articles : Et si la parentalité positive n’était pas si positive que cela ? et L’éducation positive ou bienveillante est-elle une mode ?[]

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