La violence n'est pas innée chez l'homme. Elle s'acquiert par l'éducation et la pratique sociale.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

Génération battue : les conséquences de la guerre sur la violence éducative ordinaire

Par Catherine Barret, membre de l’OVEO

Die geprügelte Generation – Kochlöffel, Rohrstock und die Folgen
("La génération battue – cuillère en bois, canne de roseau et leurs conséquences")
Un livre de la journaliste et auteure Ingrid Müller-Münch1 paru en 2012 aux éditions Klett-Cotta. (Non traduit en français.)

Quand frapper les enfants était encore normal…
« La plus grande partie des enfants allemands de l’après-guerre sont entrés dans la vie avec les châtiments corporels. Pourquoi les parents recouraient-ils au battoir à tapis ou même à la canne de roseau et au bâton ? Pourquoi considérait-on cela comme tout à fait normal dans les années 1950 et 1960 ? Que sont devenus ces enfants qui ont traversé de longues années de leur vie avec ce sentiment : Mes parents ne m’aiment pas, je ne suis rien ! » (Texte de couverture.)


Die geprügelte Generation est un livre que l’auteure elle-même nous a signalé2, ce qui augurait bien de son contenu. Nous n’avons pas été déçus.

A travers de nombreux témoignages directs, mais aussi des rappels historiques et des commentaires de spécialistes interrogés par l’auteure, ce livre fait un état des lieux très précis de la pratique des châtiments corporels et d’autres formes de violence éducative ordinaire (violence psychologique : dévalorisation, négligence, punitions, humiliations…) dans l’Allemagne des années 1950-1960, et montre les conséquences de ce passé sur la génération de l’après-guerre.

Ingrid Müller-Münch cite à plusieurs reprises Alice Miller, ainsi que Katharina Rutschky3, de qui Alice Miller a repris dans C’est pour ton bien l’expression « pédagogie noire » et la description des manuels d’éducation en Allemagne aux XVIIIe et XIXe siècles. A leur suite, elle rappelle comment le nazisme a pu naître comme résultat d’une éducation violente qui mettait l’accent sur l’obéissance totale, la soumission, et qui donnait le modèle de la violence. Mais elle montre aussi comment, en retour, la Deuxième Guerre mondiale a provoqué, dans la génération qui l’a vécue, des traumatismes lourds de conséquences pour les enfants nés dans l’après-guerre. Enfin, elle montre les effets – sur les individus et sur la société – du déni qui a pesé pendant toutes ces années, jusqu’à ce que la « génération battue » elle-même (la nôtre) prenne peu à peu conscience de ce qu’on lui avait fait. Car la violence éducative vient toujours en dernier (après la prise de conscience politique, sociale et historique qui conduit au rejet de la guerre et de l’horreur nazie, au « plus jamais ça »), à cause des mécanismes désormais bien connus qui la font passer sous silence, ou en tout cas minimiser : répression des émotions, oubli ou déni des violences subies – pour protéger les parents, par désir de vivre sa propre vie, parce qu’on croit qu’il faut (à tout prix) pardonner pour pouvoir « vivre en paix4 ».

C’est donc seulement la nouvelle génération, celle des enfants de la « génération battue » de l’après-guerre, qui commence à récolter les fruits de ce long cheminement. Aujourd’hui, dans l’Allemagne des années 2000, on rencontre des enfants et des jeunes adultes qui n’ont pas connu les châtiments corporels. Ils ne sont d’ailleurs toujours pas la majorité.

Comme en écho à la lecture de ce livre, la philosophe Catherine Clément, parlant de la psychanalyse à la fin d’une émission du 8/6/12 sur France Inter, disait que les gens de sa génération (née pendant la guerre ou quelques années plus tôt) avaient « dû faire des analyses très longues, à cause des traumatismes de guerre », et que les analyses étaient moins longues aujourd’hui pour cette raison. Tout en se demandant si c’est bien là la raison principale (et non une plus grande exigence envers les résultats), on peut souligner la justesse de cette remarque, qui renvoie à la relation évidente entre guerre et pédagogie noire, longuement étudiée par Alice Miller5.

Ingrid Müller-Münch fait également le lien, dans cette prise de conscience progressive de l’après-guerre, avec les précurseurs allemands des années 1920 de la « réforme pédagogique » de l’entre-deux-guerres – moins connus dans les pays francophones que Freinet, Montessori (cf. p. 74) ou Janusz Korczak (on peut citer aussi le « mouvement de pédagogie psychanalytique »). Balayé par le nazisme et par la guerre6, ce mouvement réformateur resurgira dans les années 1960 avec des gens comme A.S. Neill, pour citer le plus connu. Ingrid Müller-Münch met en exergue du chapitre 14 un extrait de Summerhill (II, Pédagogie, L’enfant prisonnier) : « L’enfant façonné, conditionné, discipliné, refoulé, l’enfant prisonnier […] vit dans tous les coins du monde. […] Il est docile, prêt à obéir à toute autorité, fanatique dans son désir d’être normal, conventionnel, correct, et il craint les critiques. Il accepte ce qu’on lui a enseigné sans jamais se poser de questions, et il passe à ses enfants tous ses complexes, toutes ses peurs et toutes ses frustrations. »

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Paradoxalement (mais faut-il vraiment s’en étonner ?), l’exemple de l’Allemagne démontre que dans certains pays qui ont connu ou connaissent encore une violence extrême, l’« aggiornamento » – la mise en cause des mécanismes de la violence, la prise de conscience de ses origines et de ses effets – peut se faire plus rapidement, et surtout plus en profondeur, que dans un pays comme la France, où la « bonne conscience » (même entachée de l’épisode de la collaboration), la certitude d’avoir été « du bon côté », d’avoir raison « parce que c’est nous », perpétue l’aveuglement traditionnel sur les relations entre violence éducative ordinaire et violence tout court – la guerre et toutes les autres formes de violence collective et « individuelle ».

L’auteure consacre également un chapitre très intéressant (chap. 9, p. 170-181) aux directives pédagogiques en R.D.A. (Allemagne de l’Est) et au manuel de référence, écrit par Margot Honecker (épouse d’Erich) dans les années 1960. Sous le titre humoristique Gepullert wird im Kollektiv (qu’on pourrait traduire par : « Tout le monde fait pipi en même temps ! »), ce chapitre soulève des questions qui se posent également dans tous les pays développés – la vie en collectivité qui « libère » les parents libère-t-elle aussi les enfants ? Outre ses effets sur le développement affectif, n'est-elle pas aussi très souvent un moyen de normalisation sociale ? Citant plusieurs historiens, l’auteure note que les efforts louables de la R.D.A. pour réparer les traumatismes de la guerre, s’ils ont permis une éducation dans l’ensemble moins violente physiquement, se sont aussi largement inspirés des principes hygiénistes et disciplinaires de la pédagogie traditionnelle, en particulier système récompense-punition et « amour conditionnel ».

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Un regret : l’auteure semble certes, pour sa part, établir une continuité claire entre violence éducative ordinaire et ce que nous appelons « maltraitance » (caractérisée) (coups laissant des traces, humiliations graves..), on le remarque à plusieurs endroits du livre. Mais il n’est pas certain que des lecteurs français non avertis puissent faire aussi clairement ce lien à la seule lecture du livre – ils pourraient très bien, comme c’est si souvent le cas, décréter que les formes de maltraitance décrites dans ce livre n’ont rien à voir avec leurs propres méthodes, que donner une fessée ou une tape « n’est pas battre », ou qu’il existe certes des punitions humiliantes, mais que d’autres, qu’ils considèrent comme « justes » et « nécessaires » pour élever correctement un enfant, ne le sont pas… C’est la seule petite réserve que nous pourrions faire sur ce livre – qui s’adresse à des lecteurs allemands désormais habitués à l’idée que les châtiments corporels ne doivent plus faire partie d’une éducation « normale », et qu’il est normal aussi que la loi le dise.

Egalement une petite réserve sur le fait que la question de « pardonner » aux parents violents ou de « les comprendre », mentionnée dans plusieurs témoignages, ne soit pas davantage commentée, ou pas abordée de façon plus explicite. Or, il apparaît clairement dans ces témoignages que le pardon et la « compréhension » (au sens où les parents sont excusés sans qu’on se soit donné le droit de ressentir, dans le but de s’en libérer, les souffrances subies) ont empêché la guérison de ces adultes, les ont empêchés de mener la vie qu’ils auraient voulu ou pu avoir. Ce que leurs propres parents avaient d’ailleurs déjà fait avant eux. A la seule lecture de ces témoignages, un lecteur non averti peut ne pas se rendre compte que, malgré les distances qu’ils ont souvent prises avec leurs parents, beaucoup de ces adultes d’aujourd’hui ont sacrifié une grande partie de leur vie dans l’attente d’une réparation et d’une réconciliation qui ne pouvait pas venir. Très peu semblent avoir trouvé – et pour cause, en Allemagne non plus, il n’existe pas encore beaucoup de professionnels sensibles à cette question – l’aide nécessaire pour rompre la dépendance affective vis-à-vis de ces parents maltraitants « ordinaires ». Ce constat a au moins le mérite de nous montrer qu’il faut deux ou trois générations pour sortir du cycle de la répétition. Comme le dit l’auteure elle-même, tous ceux qui ont été battus ne battront pas, mais tous ceux qui frappent leurs enfants ont été eux-mêmes frappés et/ou humiliés d’autres manières7.

Par ailleurs, ce livre a le grand mérite de montrer clairement la coexistence de deux formes de violence éducative tout aussi importantes l’une que l’autre et indissociables, comme nous l’affirmons à l’OVEO : châtiments corporels et violences psychologiques. L’auteure montre (chap. 7) que ces deux formes coexistent toujours. Si la violence psychologique (dévalorisation, humiliations, retrait d’amour et autres méthodes destinées à briser la volonté de l’enfant, à le rendre obéissant et dépendant de l’autorité) paraît souvent plus « grave » et plus marquante – on s’en souvient mieux à l’âge adulte, les châtiments corporels, par comparaison, deviennent presque anodins (bien que les dommages physiques ne soient pas négligeables !) –, il ne faut pas oublier que l’humiliation, le stress et la peur sont les mêmes, ont les mêmes effets sur le développement du cerveau et du corps. Vivre dans la peur et dans le stress, quelle qu’en soit l’origine, cause à un enfant des dommages parfois irréparables – ou que la société où nous vivons ne sait pas réparer. Abolir tous les châtiments corporels et les autres formes de violence psychologique dans l’éducation des enfants, c’est, comme le dit aussi Ingrid Müller-Münch, préparer la société de demain8.


Annexes :

- Interview d'Ingrid Müller-Münch sur la chaîne Westart et présentation de son livre (en allemand). Dans cette vidéo, les images commentées alternent avec les déclarations d’Ingrid Müller-Münch (ici « IMM ») :

(Images) Les années 1950, le "miracle économique"… mais derrière la façade, que se passait-il dans les familles ? C’est le sujet du nouveau livre d’IMM, Die geprügelte Generation. Elle a parlé avec quatre de ses contemporains qui, comme elle, ont été rossés par leurs parents.

IMM : On battait les enfants parce qu'ils faisaient trop de bruit, on les frappait parce qu’ils avaient laissé tomber quelque chose, parce qu’ils avaient fait une remarque idiote... Il y avait mille raisons qu’on peut difficilement imaginer encore aujourd’hui, et qui permettaient aux parents d’exprimer leurs frustrations, leur colère, leurs idées sur l'éducation – on peut vraiment dire : de se défouler de toutes ces choses sur leurs enfants en les battant.

(Images) : Obéissance, sens du devoir, bonne conduite, telles étaient les valeurs qu’on inculquait aux enfants. Ils devaient être propres, sages et disciplinés, mais la réalité était très loin d’être aussi honorable. Car les méthodes d’humiliation faisaient partie du système.

IMM : C’était la conception normale de l’éducation à l’époque. Personne ne la contestait. On pensait que les enfants devaient être « redressés », se plier à ce monde tel qu’il était.

(Images) : Qu’arrivait-il aux enfants qui subissaient la violence et le manque d’amour ? Insécurité, manque de confiance en soi, peur d’être abandonné en étaient souvent les conséquences à long terme, et personne ne s’en inquiétait à l'époque.

IMM : Les pères avaient souvent fait la guerre et subi ou participé à des choses terribles dont ils ne voulaient parler à aucun prix. Les mères, elles, avaient subi les bombardements des villes… Ils étaient donc tous traumatisés – un concept qu’on n’employait pas à l’époque. Ils devaient tous retrouver une façon de vivre dans une époque nouvelle, une démocratie nouvelle… mais en conservant dans leurs têtes les anciens schémas éducatifs !

(L’éducation traditionnelle) : Pendant des siècles, les enfants n’ont fait que recevoir des ordres. La soumission était la priorité absolue. On la justifiait souvent en faisant appel à la Bible, voir le proverbe : « Celui qui épargne la verge hait son fils, mais celui qui l’aime ne tarde pas à le corriger. » Obéissance à l’autorité et conformisme ont atteint leur point culminant avec les méthodes d’éducation nazies, mais après la guerre, la règle a continué d’être : « Celui qui n'obéit pas est puni, point final. »

IMM : En fait, ce n'était pas un sujet de conversation, même en privé. Je ne savais pas comment mes amies et amis étaient traités, et eux ne savaient rien sur moi (à l'époque). C'est aussi parce qu'on avait honte. On aurait bien voulu avoir des parents formidables. On avait honte de la façon dont ses parents se conduisaient, on ne pouvait pas dire aux autres ce qu'ils faisaient – on pensait être les seuls…

(Images) : IMM a aussi parlé avec des parents de l'époque… Ils minimisent ce qu'ils ont fait : une tape sur les fesses n'a jamais fait de mal à personne…

IMM : Une Américaine qui fait des recherches sur l’éducation a exposé cette théorie : quand les parents donnent une fessée, ils le font parce qu'ils veulent le bien de leur enfant, ils veulent que l'enfant s’en sorte, qu’il s’adapte. Je voudrais dire que ce n'est vraiment pas comme cela que nous ressentions les choses. Ça n'a jamais fait de bien. Ça a toujours fait mal, rien d'autre.

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- Interview de Tilman Röhrig, auteur de Thoms Bericht (« L'Histoire de Thom »). Ci-dessous l'essentiel de cet entretien en allemand :

Tilman Röhrig (TR) raconte qu’il était battu par son père (et par sa belle-mère), certes pas tous les jours, mais ce qui comptait, c'était l’attente de la prochaine fois. Il parle de sa haine envers son père. Lorsqu’on lui demande « comment il s’en sortait », il répond : « Quand on est petit, on ne peut pas se défendre, on ne peut que s'enfuir, ou se cacher… »

L'interviewer aborde la question du phénomène de masse, demande si les enfants en parlaient entre eux alors. Réponse : « Oui, mais on en riait ! On disait : J’ai encore reçu une raclée ! Sinon, c’était un sujet tabou. Les parents disaient : Si tu en parles à quelqu’un, tu en recevras une autre. »

A propos des raisons pour lesquelles il était battu. Il pouvait très bien ne s’être rien passé du tout, et sa belle-mère lui annonçait tout à coup qu’il serait battu le soir. Il attendait donc cela tout le reste de la journée. Le soir, le père arrive, lui dit bonjour, peut même se montrer gentil, mais une demi-heure après, « ça » commence…

L’interviewer remarque qu’on a encore du mal à aborder ce sujet aujourd'hui, que TR est le seul à avoir écrit là-dessus sous son propre nom. Réponse : Lorsque les conséquences sont toujours là, qu’elles représentent une menace, on n’ose pas en parler…

Question à propos des interventions que TR fait dans les écoles : « Cela existe-t-il encore ? » Réponse : « Dans chaque classe il y en a quelques-uns. Ils se cachent, ils ne disent rien, mais je le vois dans leurs yeux. Ils me disent avec leurs yeux : Hello, j'en suis un aussi. Et par la suite je reçois souvent un mail où ils racontent leur histoire. Donc cela les aide, ils ne se sentent plus seuls, c'est une des raisons pour lesquelles je continue à faire ça. »

A la fin du chapitre 6 du livre Die geprügelte Generation (Literatur als Ventil, « La littérature comme soupape »), cet acteur allemand très connu, écrivain et fils de pasteur, témoigne de son enfance et de ce que ses relations avec son père sont devenues « plus tard » (à l’âge adulte, après une longue rupture) : il « le laisse vivre », même si son père a essayé de le détruire, il trouve que c’est mieux pour lui aussi (p. 124-127). Cependant (notons que c'est l'un des effets fréquents de la violence éducative), il n’a pas eu d’enfants (p. 129).

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Les témoignages directs sont très détaillés, occupant chacun plusieurs pages dans les premiers chapitres du livre, et souvent repris par la suite pour illustrer des points importants. Il est malheureusement impossible de tout citer, voici donc quelques exemples :

- Frapper l’enfant est un défoulement pour le parent ; l’enfant battu est « soulagé d’avoir expié sa faute » (p. 21) : un grand classique de la violence éducative ordinaire, le parent se persuade lui-même que la « paix » qu’il obtient est bénéfique pour l’enfant et n’a pas de conséquences néfastes. (Voir à ce sujet le documentaire sur la Suède de la soirée Thema du 6/12/2011, où le parent intégriste religieux condamné à un an de prison déclare qu’une fois que l’enfant a été battu, « tout le monde est soulagé et en paix »…) L’enfant trouve toujours à ses parents de bonnes raisons de le frapper (p. 27).

- Témoignage de Detlev (p. 32-37). Enfant, il vit dans un conflit permanent, il se dit lui-même violent, il se sent « seul et incompris », n’est pas aimé de ses camarades, a développé « l’esprit de contradiction ». A 14 ans, Detlev se révolte, n’accepte plus d’être battu. Il dit à sa mère : « Si tu me frappes, je te frappe. » Detlev parle aussi (p. 36) de ses relations avec ses enfants : c’est seulement avec le troisième (né plus tard que les deux premiers) qu’il a commencé à réparer. (Cf. l’un des témoignages du deuxième film de la soirée Thema du 6/12/2011) A la fin du chapitre 5 (« Flashbacks », sur l’histoire d’enfance), un autre homme, Fritz (p. 104-105), explique que son perfectionnisme vient sans doute du fait que, lorsqu’il était enfant, il ne savait jamais quelles règles régissaient ce qui se passait autour de lui, ce qu’on lui faisait. La seule façon de se « sauver » était donc de se donner beaucoup de peine, de toujours faire le maximum. Il reconnaît avoir (parfois) frappé ses enfants, non pas froidement, pour les éduquer, mais « pour mettre fin à une situation qui [lui] devenait insupportable ». A chaque fois, il a cherché à comprendre pourquoi et en parlé avec sa femme et avec l’enfant concerné.

- Le long témoignage de Monika (p. 44-56). Monika a aujourd’hui encore le sentiment de n’être jamais à sa place, de n’avoir de place nulle part (p. 51). A noter que Monika, comme plusieurs autres personnes qui témoignent dans ce livre, reconnaît elle-même n’avoir pas été une enfant « facile » (p. 53). On peut regretter que l’auteur ne relève pas ici (bien que cela ait été évoqué plus haut dans le livre) le fait que même les enfants révoltés, ceux qui ne pouvaient pas accepter de se soumettre, reprennent aujourd’hui encore à leur compte le jugement porté sur eux par leurs parents et par les autres adultes : un « bon » enfant doit être sage, calme, obéissant, si sa personnalité fait qu’il aurait besoin de plus d’attention ou de plus de liberté, c’est une faute, c’est lui qui aurait dû s’adapter et non l’adulte… Monika est fière d’avoir résisté seule contre tous, mais elle ne semble pas envisager l’idée que l’image qu’on lui renvoyait d’elle-même ait pu être à l’origine de sa révolte, ait pu créer ou ne serait-ce que renforcer cette tendance à la « violence », alors que Monika aurait pu devenir simplement créative, pleine d’énergie, et développer d’autres qualités positives… Un autre point intéressant de ce témoignage : la violence de la mère jalouse de la chance de sa fille qui n’a pas connu la guerre (p. 53-54). Plus tard, cette mère deviendra une « grand-mère charmante » et manifestera des qualités (en particulier d’humour) qu’elle n’avait pas montrées à sa fille. Beaucoup d’enfants de la génération d’après-guerre peuvent se retrouver dans un tel témoignage…

- Au chapitre 3, Mit Zuckerbrot und Peitsche – « (En maniant) la carotte et le bâton » –, sous le titre « Un aperçu de la pédagogie noire », l’exemple émouvant de la cantatrice lyrique Renate Holm : interviewée à 80 ans sur une chaîne de télévision allemande, elle raconte une éducation typique de la pédagogie noire, à coups de gifles et très autoritaire. La vieille dame remercie sa mère de sa sévérité qui lui a « frayé le chemin » vers sa carrière (p. 58). Au cours de l’interview, elle reconnaîtra cependant qu’elle « n’aimerait pas pratiquer cette éducation sur quelqu’un d’autre », et qu’elle « aurait pu s’en sortir sans » ces gifles (p. 59). Elle parle au passage des problèmes qu’elle a eus dans sa vie d’adulte, en particulier le fait de ne prendre plaisir à rien (parce qu’elle n’avait pas appris à « profiter de la vie »). Elle était la préférée des metteurs en scène, parce qu’elle faisait tout ce qu’on lui demandait sans discuter ni se plaindre. Un prix élevé à payer pour cette carrière, commente l’auteure.


1. L’auteure a été correspondante de l’agence Reuters et du Frankfurter Rundschau, rédactrice au magazine Stern. Elle travaille aujourd’hui principalement pour la radio Westdeutsche Rundfunk et vit à Cologne.
Voir le site du livre : Die geprügelte Generation, (en allemand uniquement).

2. Il a d’abord été envoyé à Olivier Maurel, puis, sur notre demande, à l’auteure de ce compte-rendu, qui a également traduit les extraits cités.
3. La pédagogie noire, explique l’auteure p. 64 (à propos du livre de Katharina Rutschky), veut non seulement que les enfants oublient avec le temps tout ce qu’on leur a fait dans leurs premières années (ce qui est exact), mais aussi que cela n’ait aucune conséquence par la suite, ce que dément catégoriquement Alice Miller dans C’est pour ton bien : « C’est tout le contraire : les hommes de loi, les politiciens, les psychiatres, les médecins et les gardiens de prison ont précisément affaire professionnellement à ces conséquences néfastes toute leur vie, et bien souvent sans le savoir » (éd. Aubier 1984, p. 26-27). Ingrid Müller-Münch mentionne également les livres sur l’éducation de Daniel Gottlieb Moritz Schreber, réédités jusqu’à 40 fois et traduits en plusieurs langues, et testés d’abord sur ses cinq enfants (cf. Alice Miller, ibid., p. 16).
4. Au sujet du déni, voir la question de Thomas Gruner dans son entretien de 2004 avec Alice Miller, 3ème partie : “Le sadisme” : « Les Allemands se prétendent complètement transformés, au point qu’on pourrait croire que depuis le 8 mai 1945, le sadisme n’existe plus en Allemagne. Il aurait disparu on ne sait où, du jour au lendemain. N’aurait-il pas plutôt continué à fermenter après la guerre et à chercher des exutoires dans les chambres d’enfants ? Ce sont les gens nés entre 1940 et 1970 qui, actuellement, commencent à raconter les choses terribles qu’ils ont vécues chez leurs parents. Il s’agit donc des enfants de gens eux-mêmes été élevés par des parents qui, ne serait-ce que par leur propre éducation, avaient été littéralement imprégnés de sadisme comme des éponges. »
5. En Allemagne, de nombreux ouvrages témoignent de l’intérêt pour cette question. Citons par exemple (extraits de la bibliographie d’Ingrid Müller-Münch et généralement non traduits en français) : Bettina Alberti (2010), Seelische Trümmer. Geboren in den 50er und 60er Jahren (sur les traumatismes psychiques de la génération de l’après-guerre, née dans les années 1950 et 1960) ; Sabine Bode (2004), Die vergessene Generation. Die Kriegskinder brechen ihr Schweigen (La génération oubliée. Les enfants de la guerre brisent le silence) ; Gerald Posner (1994), Belastet. Meine Eltern im Dritten Reich, entretiens avec des enfants de ce que les Allemands appellent laconiquement Täter : personnes ayant participé aux crimes du nazisme (en langage courant, le mot désigne simplement les « criminels ») ; Hartmut Radebord, Abwesende Väter und Kriegskindheit (Pères absents et enfance dans la guerre : surmonter les anciennes blessures) ; Gitta Sereny (2002), Das deutsche Trauma. Eine heilende Wunde (Le traumatisme allemand : une blessure salutaire) ; Dörte von Westernhagen (1987), Die Kinder der Täter. Das Dritte Reich und die Generation danach (Enfants de criminels - La génération d’après le IIIème Reich) ; et bien d’autres.
6. Dans le même entretien d’Alice Miller avec Thomas Gruner (Le sadisme), il est également question de la pédagogie nazie, représentée par Johanna Haarer, médecin née à Munich en 1900 et dont les livres ont continué à sévir après la guerre. Le premier livre de Haarer paraît en 1934 (Die deutsche Mutter und ihr erstes Kind, « La mère allemande et son premier enfant »), il représente mieux qu’aucun autre les principes d’éducation hitlériens : une véritable guerre au nouveau-né… « Laisser crier ! Un nourrisson doit dès le début être seul pendant la nuit. Il est vrai que les portes et les murs n’arrêtent pas les cris d’enfant. Les parents doivent donc rassembler toute leur volonté pour ne plus se montrer à l’enfant une fois que ses besoins ont été satisfaits. […] Tant de rigueur et de persévérance n’est bien sûr pas à la portée de tous, les grands-mères surtout ne la comprennent pas du tout », écrit Haarer (citée par Ingrid Müller-Münch, p. 75-77).
Deux autres livres de Haarer paraissent ensuite avec le même succès, en 1936 la suite du premier livre (Unsere kleine Kinder, manuel sur l’éducation des jeunes enfants), en 1939 un livre de lecture : Mutter, erzähl von Adolf Hitler (« Maman, parle-nous d’Adolf Hitler »). A la fin de la guerre, le premier des trois livres avait été vendu à 700 000 exemplaires. Ingrid Müller-Münch commente ensuite des extraits du livre d’une sociologue allemande, Sigrid Chamberlain, qui a analysé ces livres et leur relation avec l’idéologie nazie – et surtout : avec la pédagogie noire… Non seulement ce style d’éducation a continué jusqu’au début des années 1980, mais les livres de Johanna Haarer ont continué à se vendre jusqu’à dépasser le million d’exemplaires ! Les principes de la pédagogie noire restaient consensuels, la violence restait justifiée par l’affirmation que les enfants sont désordonnés (chaotisch) et malveillants ou de mauvaise volonté (bösartig), et qu’ils devaient donc être rendus dociles (p. 77-78).

7. P. 241, titre d’un sous-chapitre du chapitre 15 « Que devient la rage de l’enfant battu ? ». A la page précédente, l’auteure parle de la violence familiale comme première cause sous-jacente du terrorisme – et non les motivations politiques.
8. P. 248, le chapitre 15 (« Frappe-t-on encore les enfants aujourd’hui ? ») se termine par une longue citation de l’une des dernières interviews d’Alice Miller, (automne 2009) : « Les enfants d’aujourd’hui sont les citoyens de demain. Ils n’ont pas eu le droit de se défendre des agressions de leurs parents, ils étaient en détresse, ils devaient réprimer profondément leur colère pour éviter de nouvelles punitions. Mais dès qu’ils parviennent l’âge adulte, leur colère ressort, elle se dirige avant tout contre leurs propres enfants, mais aussi contre d’autres personnes qu’on peut utiliser impunément comme boucs émissaires. »


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