C'est à l'échelle mondiale qu'il faut désormais inventer de nouveaux concepts mobilisateurs, pour parvenir à cet idéal : l'égalité en dignité et en droit de tous les êtres humains.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

La Force des femmes

Ce compte-rendu du livre du Dr Mukwege La Force des femmes est suivi de la lettre envoyée le 3 janvier 2015 au Dr Mukwege par Olivier Maurel, qui a attiré son attention sur les liens entre la violence éducative ordinaire, les violences sexuelles et leur utilisation comme arme de guerre. C’est après avoir reçu cette lettre que le Dr Mukwege a commencé à parler de violence éducative, comme il le fait dans ce livre. Voir aussi l’article d’Olivier Maurel Rwanda : de la violence sur les enfants au génocide (2014) et, sur le même sujet, les p. 86-87 de son livre Oui, la nature humaine est bonne ! (2009).


La Force des femmes

Par Amandine C., membre de l’OVEO (12 avril 2023)

Je viens de terminer la lecture de La Force des femmes, livre écrit en 2021 par le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2018. Centré sur « l’épidémie mondiale » (p. 182) des violences sexuelles infligées aux femmes, il en vient à s’interroger sur le rôle de l’éducation, la posture et le rôle de modèle de l’adulte envers l’enfant. Il avait déjà réalisé que ses patientes, survivantes de viols et sévices sexuels, n’étaient pas des cas isolés, cantonnés au contexte de guerre et de corruption de son pays, le Congo (RDC). Constatant ainsi que même les pays en paix et dits développés et prospères affichaient, derrière le déni et le mépris général, des taux également alarmants [de viol et d’agressions sexuelles], ce médecin et chirurgien ne veut pas s’en tenir à « réparer » l’horreur. Il a à cœur de la dénoncer et de l’inscrire dans une logique globale, systémique, qui incrimine clairement la culture de la convoitise et du patriarcat. Dénoncer, exiger une réelle implication de la justice nationale et internationale, des forces de l’ordre et des politiques, est fondamental et urgent, mais également faire évoluer les représentations, la binarité genrée et la répartition des rôles supposément dévolus à chaque sexe. Enfin, il établit clairement le lien entre la violence éducative dite ordinaire, partout dans le monde, et les violences commises par les hommes adultes (p. 188 et 326). Lui-même a eu une mère attachée à l’égalité entre filles et garçons et un père exceptionnellement non violent (p. 324). Il ne doute absolument pas que c’est l’éducation qui pervertit, à travers la violence banalisée et reproduite, et invite à observer les « très jeunes enfants » pour prendre conscience que nul ne naît mauvais (p. 349). Ainsi, les massacres, les génocides, les viols et autres atrocités dont l’homme se révèle encore capable au XXIe siècle ne sont pas l’œuvre d’« esprits dérangés » (p. 154) mais bien de personnes ordinaires, élevées dans le mépris de la femme et d’autrui, et brisées dans leur humanité originelle par l’accumulation de violences éducatives, souvent relayées et aggravées ensuite par les violences guerrières et sociétales qui y puisent de toute façon leurs racines.

Lire un tel ouvrage, qui sait non seulement témoigner mais aussi rétablir les problématiques dans un contexte global, me paraît porteur d’espoir pour les générations à venir. Il est poignant dans ce qu’il transmet – à travers lui, ce sont bien les femmes, tout autant victimes que puissantes, qui interpellent décideurs et opinions mondiaux : c’est à notre portée de construire un monde où la violence n’aurait plus de place ! Et cela commence et s’articule avec un accompagnement des enfants d’où non seulement les châtiments corporels sont proscrits, mais également le sexisme et, plus globalement, les modèles patriarcaux qui exploitent les femmes à bien des égards, pillent la planète et brisent les enfants.

Nota : l’autrice de ce compte-rendu revient sur le livre du Dr Mukwege dans d’autres articles que nous mettrons en lien lorsqu’ils seront publiés.


Lettre d'Olivier Maurel au Dr Mukwege

Le 3 janvier 2015

Très cher Docteur,

J'ai eu l'occasion de visionner le beau reportage qui a été consacré à votre action à l'hôpital de Panzi. Il m'a profondément ému : horreur d'un côté à voir ce que les femmes que vous soignez ont vécu dans leur chair et leur âme, admiration de l'autre pour la bonté qui émane de votre personne et pour l'efficacité de votre dévouement.

Mais en regardant le reportage, je me disais aussi qu'il n'y était pas fait mention de ce qui me semble être une des causes, sinon la cause principale, de la cruauté incroyable dont ces femmes sont victimes. Le fait que vous n'en ayez pas parlé ne signifie évidemment pas que vous n'y ayez pas pensé. Mais ne pouvant savoir si c'est le cas ou non, je me permets de vous faire part de ma conviction, qui repose sur près de vingt ans de recherche.

Je travaille en effet sur les conséquences de la violence dans l'éducation. Non pas ce qu'on appelle habituellement la maltraitance, mais la violence éducative ordinaire, celle qu'on trouve normal d'infliger aux enfants pour les faire obéir et les éduquer. Le niveau de cette violence est très variable selon les pays et selon les époques. En France, jusqu'au XIXe siècle en gros, on trouvait normal de punir les enfants à coups de bâton ou de ceinture et même d'enfermer un bon nombre d'enfants dans de véritables bagnes pour enfants. Aujourd'hui, sous l'influence conjuguée d'écrivains, de médecins et de législateurs, on ne trouve plus acceptable de tels traitements et au-delà de la gifle et de la fessée, on considère qu'on est dans la maltraitance, c'est-à-dire à un niveau de violence que la société ne tolère plus. En conséquence, le niveau de la violence dans la société française a considérablement baissé par rapport à ce qu'il était au XIXe siècle et dans les siècles antérieurs.

Mais je sais qu'en Afrique, le niveau de la violence éducative considéré comme normal est encore très élevé comme dans plusieurs autres régions du monde et que le recours à la chicotte, au câble électrique, au tuyau de plastique et à d'autres punitions très violentes est encore courant. Or, de multiples recherches sur les conséquences de ces traitements ont montré que la violence subie dans l'enfance et l'adolescence provoque statistiquement et de multiples manières des comportements de violence parfois extrêmes à l'adolescence et à l'âge adulte. Si ces punitions corporelles ont cette terrible efficacité, c'est qu'elles sont infligées aux enfants pendant toute la durée de la formation de leur cerveau et que ceux qui les leur donnent sont les personnes auxquelles ils sont le plus attachés : leurs parents, ou d'autres adultes de référence, leurs enseignants par exemple.

La violence subie incite d'abord à commettre la violence sur autrui par simple imitation. On sait aujourd'hui que nos « neurones miroirs » enregistrent les comportements que nous voyons et nous préparent à les reproduire spontanément. Ainsi, la première chose qu'on apprend à un enfant quand on le frappe, c'est à frapper et à trouver normal de frapper s'il n'a pas l'occasion, plus tard, de remettre en question ce comportement. Mais cette remise en question est très difficile et donc rare, du fait que presque tous les enfants subissent ce traitement (une enquête menée au Cameroun a montré que plus de 90 % des enfants subissent la bastonnade à l'école et à la maison), ce qui le rend banal et « normal ». Enfin, le fait que la violence éducative soit infligée « pour le bien » de l'enfant et qu'on le lui dise, marque la violence d'un signe positif : la violence peut être bonne, nécessaire et pédagogique ! Triste leçon !

Pour ne pas trop souffrir de la violence qu'il subit, l'enfant est obligé de s'endurcir, c'est-à-dire de se couper de sa propre souffrance, de ses propres émotions. Mais lorsqu'on réussit cette insensibilisation intérieure, on risque aussi de perdre toute capacité de ressentir les émotions des autres et on devient capable d'infliger les pires souffrances sans état d'âme puisqu'on a perdu l'empathie à l'égard des autres en même temps que l'empathie à l'égard de soi-même. Je suis personnellement convaincu que les bourreaux des femmes que vous soignez sont des hommes qui ont perdu très tôt leur capacité d'empathie sous les violences et les humiliations qu'ils ont subies lorsqu'ils étaient enfants. Or, l'empathie est notre frein principal à la violence : si je fais souffrir autrui, je souffre moi-même.

Un autre effet terrible de la violence éducative, c'est l'habitude donnée aux enfants d'obéir à la violence et aux personnalités violentes. La violence éducative est certainement l'explication de la soumission à l'autorité, dont Stanley Milgram a montré qu'elle peut amener les deux tiers des hommes à torturer un de leurs semblables, simplement parce qu'ils reconnaissent comme légitime l'autorité qui leur en donne l'ordre. Un des ressorts de la violence du génocide au Rwanda a été l'obéissance des tueurs aux ordres de tuer de la radio des Mille Collines.

Il faudrait encore ajouter les effets négatifs de la violence éducative sur le sens moral et sur l'intelligence. Une des choses que l'enfant apprend sous les coups, c'est l'hypocrisie : faire en cachette ce que les parents interdisent, ce qui est une très efficace formation à la corruption. De plus, la pratique de la violence sur les enfants démolit par l'exemple dans leur esprit deux des principes les plus élémentaires de la morale : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse », et : « Il est indigne de la part d'un être grand et fort de s'attaquer à un être plus faible et plus petit que lui ». La leçon contradictoire qu'on donne ainsi aux enfants fausse leur intelligence en leur faisant admettre une chose et son contraire. Elle les rend vulnérables aux discours les plus aberrants des démagogues et des leaders violents.

En temps ordinaire, les effets de cette violence ne se manifestent que sous des formes qui relèvent du fait divers : violence conjugale, violences sur les enfants, délinquance, criminalité... Mais en période de crise politique ou sociale, pour peu que des croyances religieuses ou des idéologies donnent une justification supplémentaire à la violence, tout et surtout le pire devient possible : massacres, tortures, génocides. Partout où se sont produits des génocides, que ce soit dans l'Allemagne prénazie, au Cambodge, au Rwanda, l'éducation était extrêmement autoritaire et répressive.

Bien sûr, les effets de la violence éducative ne sont pas automatiques. Il suffit parfois qu'un enfant rencontre quelqu'un qui lui fasse comprendre que ce qu'il a subi n'est pas normal et la résilience peut se produire. Bien sûr, la majorité des hommes qui ont été battus ne deviennent heureusement pas des tueurs. Mais statistiquement, quand la quasi-totalité de la société considère qu'il est normal, nécessaire et éducatif de battre les enfants, il est inévitable que cette société produise des hommes prêts à tout dès que les circonstances politiques et sociales s'y prêtent.

Voilà pourquoi, en regardant le reportage sur votre action, j'étais désolé de penser qu'au moment même où vous sauvez tant de femmes, la machine à produire la violence qui les a mutilées, c'est-à-dire la violence éducative sur les enfants, tournait toujours à plein régime et continuait à produire des bourreaux. Je sais bien qu'au Congo une des causes de la violence et de son extension est le recrutement d'enfants que l'on force à commettre des crimes qui n'ont donc pas pour cause directe la violence subie dans l'enfance.  Mais si l'on remonte à la cruauté et à l'absence totale d'empathie de ceux qui ont recruté ces enfants et qui les ont forcés à commettre ces crimes, on retrouve, je le crois, l'implication de la violence éducative. Même si la cupidité qui, apparemment, est une des grandes causes des guerres intestines au Congo en raison de la richesse du Congo en diamants, est une des motivations des milices armées, pour que la cupidité provoque un tel degré de cruauté, il faut que celle-ci ait une autre cause profonde pour aboutir aux horreurs auxquelles vous essayez de remédier.

Il y a en Afrique des associations qui luttent contre la violence éducative. Plusieurs m'ont contacté. Mais elles sont encore très peu nombreuses et leur voix a beaucoup de mal à se faire entendre. Peut-être l'avez-vous déjà fait, mais si vous pouviez les soutenir ne serait-ce qu'en parlant de ces associations et du danger de la violence éducative, votre prestige pourrait faire qu'elles soient davantage entendues. Et cela contribuerait certainement à la prise de conscience que les enfants, qui portent en eux, de nombreuses études récentes l'ont montré, d'extraordinaires capacités relationnelles, puissent les développer et les mettre en pratique dans la société.

Avec toute mon admiration pour votre action.

Olivier Maurel

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