Il est urgent de promouvoir la culture du respect de l’enfant comme “ultime révolution possible” et comme élément fondamental de transformation sociale, culturelle, politique et humaine de la collectivité.

Maria Rita Parsi, psychologue italienne.

La violence

Selon les étiquettes sociales, je suis ce qu'on appelle une enfant battue. La violence s'est installée, sournoisement, au quotidien, dans une famille nombreuse, catholique, patriarcale. Trop d'enfants pour deux parents fragiles qui ont lui et elle-même connu la violence. Mère violentée sexuellement par l'un de ses frères pendant des années, dans le tabou des belles familles aristocrates. Père, fils de petit commerçant, élevé à la dure.

Le cycle de la violence qui s'installe. D'abord psychologique, par la faiblesse mais la force de la domination, l'emprise du patriarche craint par sa femme et ses enfants, surtout les filles. Puis les coups qui arrivent, on ne sait pas quand, comment, pourquoi. Parce que la journée a été longue et fatigante et qu'on est là au mauvais endroit, au mauvais moment.

Les cris, les gueulantes, les coups de fourchette sur les doigts pendant les repas, le silence imposé parce qu'on est enfant et que seul·es les adultes ont le droit de parler.

Se réfugier dans le silence, les rêves.

Les brimades, les gifles, les fessées... Puis les coups de poing, les coups de pied... Les punitions injustes et terrorisantes, dans la cave, au pain sec et à l'eau, dans le noir total et la peur panique des rats... Et le reste... On serre les dents, on doit vivre, survivre. Et on doit surtout fermer sa gueule, ne pas montrer qu'on souffre, que les frères et sœurs ne sachent pas qu'on a été tabassée, ni les gens dehors.

Serrer les dents, oublier les coups, les bleus qui lancinent, ne pas montrer qu'on a peur, surtout, ne pas en parler... parce qu'on est coupable. Parce qu'on a été coupable, de parler, d'agir. Parce que le parent a toujours raison et l'enfant tort. Coupable de dire ce qu'il ne fallait pas dire, de faire ce qu'on ne devait pas faire.

La violence est insidieuse parce qu'elle est tabou. Elle ne dit pas son nom, elle enferme, terrorise, isole. La peur s'installe et ne part plus. L'arbitraire règne. Ce n'est pas une autorité juste, mais des coups de colère et de violence soudains, impulsés par l'émotion du moment, sans raison apparente.

Parce qu'un jour, descendre en pyjama à 11h est inacceptable, alors que d'autres fois non.

Parce que caractère têtu, décidé et indépendant est un crime contre l'autorité patriarcale.

Parce qu'il faut s'abaisser, s'écraser, la fermer. Pendant des années. Des années de silence, de terreur, de douleur.

Les années collège restent silencieuses et solitaires, dans la souffrance et l'isolement. Personne ne parle à une ado renfermée, mal dans sa peau, agressive dès qu'on lui adresse la parole. La distinction entre le bien et le mal, la justice, n'est pas acquise, c'est une construction sociale qu'on apprend avec l'éducation.

Des années de rêves, d'espoirs, d'envie d'évasion, mais de manque de force, de courage certain. Écrasée par un poids autoritariste et dominant qui a empêché la moindre construction d'une confiance en soi, qui limite toute prise de liberté. La peur et la souffrance au ventre. Peur d'aller au collège et d'être la souffre-douleur qui encaisse et ferme sa gueule, parce qu'elle a toujours appris à faire ça. Peur de rentrer à la maison et de subir l'humeur et la violence du patriarche.

Coincée dans une vie qui n'en est pas une.

14 ans. Quelques rencontres. Quelques amies. Quelques échanges. Je découvre que cette vie n'est pas celle de tout le monde. Ces mots qui ont mis des années à résonner : « ce n'est pas normal ce que tu vis ». Des refuges après les coups, chez cette amie, voisine, qui toujours m'ouvre ses bras, m'apporte l'amour dont j'ai tellement manqué, une écoute.... Et cette révolte qui naît et ne dit pas encore son nom.

16 ans. Cette année fatidique où j'ai cru que mon père allait tuer ma mère. Elle hurlait dans la maison, de manière indécente. Alors même que la violence doit se taire, s'encaisser, s'assumer, seul·e. Ma mère qui a du mal à marcher le lendemain, cassée par les coups, de poings, de pieds, du fer à repasser qui lui est tombé dessus... Ma mère qui brise ce tabou une première et unique fois et nous dit à table - un midi, alors que mon père n'est pas là - qu'elle aurait aimé qu'on réagisse, qu'on appelle les voisin·es, qu'elle a cru mourir cette fois. Incompréhension, choc. Des mots sur la violence.

Je lui fais la gueule à mon père le lendemain. Comme d'habitude. Quelques jours. Alors que le pic de violence laisse place à la lune de miel : la gentillesse incarnée, les attentions, la douceur dans les mots, le regard. C'est ce qu'il y a de pire dans le cycle de la violence familiale. Ce ne serait qu'un bourreau, ce serait tellement facile à détecter, pointer du doigt, et accuser, détester. Mais après le pic de violence vient la douceur, la tendresse. On culpabilise d'être sur la défensive, à se protéger, alors que lui est tellement gentil. On se détend, on ouvre son cœur et ça recommence. Continuellement. Et c'est ainsi que l'amour tue. L'amour lie et détruit. Parce que la violence revient, toujours.

Cette fois, je commence à comprendre que ce n'est pas normal, qu'il y a un vrai danger. Je fais la gueule, plus durablement. Qu'on me touche, je m'en fous, c'est pas pareil, mais ma mère qui appelle à l'aide... Et puis une semaine après, c'est mon tour, écrasée derrière ma porte de chambre que j'essayais de maintenir fermée, parce que je l'entendais monter, en colère. La terreur, la panique, parce que je sais ce qui va tomber. Et la pluie de coups de poing, de coups de pied. Comme d'habitude, je me réfugie en boule sur le sol, pleure et supplie en même temps « arrête papa, arrête » Je suis recroquevillée, j’attends que sa colère passe, j'ai mal, je serre les dents. J'ai 16 ans mais j'ai l'impression d'en avoir 6. Il finit par partir. Je rampe jusqu'à mon lit et comme d'habitude m'effondre en mordant l'oreiller. Et puis j'en ai marre. Je ressens cette colère incroyable et cet espoir qui me tient depuis des années. L'ESPOIR. Une certitude venue d'on ne sait où ; que ce ne peut être ma vie toute ma vie. Que je ne peux pas mourir avant d'avoir été heureuse, avant d'avoir vécu. Je pars me réfugier chez mon amie qui me dit comme d'habitude que ce n'est pas normal. Cette fois je l'entends. Ça a été trop loin. Je ne veux pas qu'il continue à nous toucher et nous tuer à petit feu, mes frères, ma mère et moi... Je veux vivre, moi, pas survivre !

Aide sociale à l'enfance, discussion avec une psy, une avocate, une éducatrice spécialisée... Le privé est politique, je le découvre, non sans violence. C'est dur de devoir faire face. Tellement dur. Et pourtant j’apprends. Je comprends. Que je ne suis pas coupable. Qu'il est coupable. C'est énorme tout ça. On dirait pas, seules les personnes qui l'ont vécu peuvent comprendre. On sort d'un mensonge de 16 ans. D'une réalité qui n'est que mensonge, faux, violence. On met en lumière ce qui ne devrait jamais l'être, c'est d'une douleur et d'une libération la plus totale. Je suis seule mais puissante, pour la première fois de ma vie.

17 ans. Je quitte la maison, je pars en internat. Je découvre les relations humaines, le partage, les confidences, l'amitié, l'amour... La sécurité, au moins extérieure. D'autres mondes, réalités. Un accouchement. On m'appelle Kriska, je nais, j'ai 17 ans. Je découvre la vie, et la puissance de la liberté !

(Témoignage reçu en août 2023, écrit dix ans plus tôt.)

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