Quand on a rencontré la violence pendant l'enfance, c'est comme une langue maternelle qu'on nous a apprise.

Marie-France Hirigoyen.

L’adultisme, ce poison invisible qui intoxique nos relations avec les enfants

Par Teresa Graham-Brett1

Cet article est paru dans une version abrégée dans le n° 1 (mars-avril 2012) de Kaizen.
Traduction : Béatrice Mera.

« Dans notre vie, même si nous combattons le racisme, même si nous nous battons pour un monde en paix, même si nous luttons pour un monde plus respectueux de l’environnement, si nous utilisons notre pouvoir sur les enfants qui vivent avec nous, alors nous perpétuons l’injustice et l’oppression. Nous faisons en sorte que nos enfants acceptent un monde basé sur cette loi : celui qui a le plus de pouvoir contrôle celui qui en a le moins. »

En tant que parents ou futurs parents, nous nous engageons à comprendre les besoins physiologiques et émotionnels des enfants. Nous cherchons des informations à propos de l’allaitement et de ses bienfaits sur la santé des enfants. Nous faisons des choix éclairés au sujet de leur alimentation et des jouets que nous leur proposons. Nous faisons des recherches approfondies sur le développement de l’enfant pour savoir comment apporter à nos propres enfants des expériences propices à leur épanouissement. Nous réfléchissons à notre propre enfance et nous imaginons comment nous pourrions être parents : différemment des nôtres ou peut-être de la même façon qu’eux. Comme moi, vous vous êtes peut-être interrogés sur la manière d’élever un garçon dans ce monde de façon à ce qu’il ne devienne pas sexiste. Comme nous sommes une famille métisse, j’ai aussi songé à la façon dont je pouvais l’aider à comprendre qui il est dans ce brassage multiculturel.

Nous pouvons aussi nous situer dans une démarche écologique et nous montrer désireux de vivre un quotidien respectueux de l’environnement pour le bien-être de nos enfants et des générations futures, ainsi nous faisons pour nos familles des choix conscients et en accord avec nos valeurs.

Pourtant, le plus souvent, en tant que parents, nous ne cherchons guère à comprendre l’impact de l’environnement social et culturel qui contribue à former nos points de vue sur les enfants, l’enfance et le rôle des parents. Notre courant de pensée dominant sur l’éducation est basé sur la peur, le contrôle et la domination. Nous utilisons les écoles, les lieux culturels, religieux et même l’autorité parentale pour nier les droits élémentaires des enfants à être traités avec respect et confiance.

Nous vivons dans une culture où la conception du rôle des parents, des enfants et de l’enfance a pour origine l’adultisme. L’adultisme est, dans nos sociétés, le poison silencieux, caché, qui intoxique les relations parents-enfants.

Qu’est-ce que l’adultisme ?

Le professeur Barry Checkoway2 de l’université d'Ann Arbor dans le Michigan définit l’adultisme comme suit : « Tous les comportements et les attitudes qui partent du postulat que les adultes sont meilleurs que les jeunes, et qu'ils sont autorisés à se comporter avec eux de n’importe quelle manière, sans leur demander leur avis. »

Pour lui, hormis les prisonniers et quelques autres groupes sous la coupe de diverses institutions, la vie des jeunes en société est plus contrôlée que celle de n’importe quel groupe dans la société. Qui plus est, les adultes se réservent le droit de punir, menacer, frapper, priver de « privilèges » les jeunes et les discriminent, sous prétexte que tout ceci leur est bénéfique dans ce contexte de contrôle ou de « discipline ». Si telle était la description de la façon dont un groupe d’adulte était traité, la société pourrait très rapidement y reconnaître une forme d’oppression.

Pourtant, les adultes ne considèrent pas l’adultisme comme une forme d’oppression, parce que c’est la façon dont ils étaient eux-mêmes traités en tant qu’enfants, et qu’ils ont intériorisé cette façon de procéder avec les enfants.

Le fondement de l’adultisme repose sur le fait que les jeunes ne sont pas respectés. Au contraire, ils sont considérés comme moins importants et, d’une certaine façon, inférieurs aux adultes. On ne peut pas leur faire confiance pour qu’ils deviennent par eux-mêmes responsables, ils doivent donc être éduqués et disciplinés, maîtrisés et punis, guidés dans le monde des adultes.
Pour leur libération, les jeunes vont avoir besoin de la participation active des adultes. La première chose à faire pour commencer à les aider, c’est de considérer et de comprendre comment nous – les adultes d’aujourd’hui – avons été maltraités et dévalorisés quand nous étions des enfants et des adolescents et comment, en conséquence, nous agissons aujourd’hui de façon « adultiste ».

Car l’adultisme a des incidences sur toutes les relations entre les adultes et les enfants dans notre culture. Il a des conséquences sur la façon dont nous les traitons et sur ce que nous nous sentons le droit de leur faire en tant que parents. L’adultisme est institutionnalisé dans les écoles, les lieux culturels et religieux, dans notre système médical, dans la justice.
J’ai travaillé plus de vingt ans dans l’enseignement supérieur sur la question de l’égalité des chances dans la société. Il m’a pourtant fallu cinq ans, après être devenue parent, pour réaliser que l’oppression que je combattais à l’extérieur de chez moi était fermement établie dans ma propre maison, dans les relations que j’avais avec mon premier enfant. J’ai compris comment l’usage de mon pouvoir et de mon contrôle sur lui ainsi que ma domination semaient les graines de l’oppression et de la discrimination qui allaient se propager par lui ou sur lui une fois adulte. L’adultisme crée un sol fertile pour l’émergence de toutes formes d’oppression.

Les relations que nous entretenons avec nos enfants depuis leur naissance représentent pour eux un modèle de référence avec lequel ils vont voir le monde et faire leurs expériences. C’est le fondement même de la socialisation ou de l’acculturation. Parce que la majorité d’entre nous ont fait l’expérience de la domination et du contrôle quand nous étions enfants, nous trouvons cela normal, même si en tant qu’enfants ou adolescents nous avons combattu cette injustice.

Cette socialisation s’opère dans le subconscient pour façonner le regard que nous portons sur les enfants et sur notre rôle de parents. La conviction que des adultes ont le droit d’exercer leur contrôle sur des enfants se perpétue avec des idées préconçues sur la nature de l’enfance qui sont profondément enracinées dans notre culture. Tout au long de nos vies, nous sommes bombardés d’informations sur la façon dont notre culture interprète le monde. Ces informations englobent l’histoire, les coutumes et les traditions, mais aussi les discriminations, les stéréotypes et les préjugés sur des groupes de personnes, y compris les enfants.

Nous créons ou construisons un regard sur les enfants qui légitime le contrôle et la domination, notre culture définissant les enfants par opposition aux adultes. Nous utilisons les adultes comme la norme de référence à partir de laquelle nous évaluons les actions des enfants. Nous définissons leurs différences comme des déficiences qui doivent être surmontées par une longue procédure de socialisation exécutée par les parents, les enseignants, les écoles et d’autres individus et institutions.
Ce processus de socialisation s’accomplit en utilisant notre très grand pouvoir institutionnel (ou structurel) sur les enfants pour s’assurer qu’ils font bien ce que nous, en tant qu’adultes, croyons être juste.

Il y eut un temps où j’ai cru – parce que j’avais des valeurs et des convictions peu répandues comme privilégier la naissance naturelle, pratiquer l’allaitement prolongé, le co-dodo, et ne pas utiliser de châtiments corporels – qu'utiliser mon pouvoir sur les enfants dans ma vie était acceptable car j’avais rejeté les valeurs éducatives dominantes. Mais je me suis fourvoyée dans cette conviction que mon parentage était le meilleur puisque j’avais consciencieusement étudié et choisi des alternatives au courant dominant dans l’éducation. Car je n’avais pas éliminé l’idée la plus fondamentalement nocive de notre culture : celle de croire que les adultes ont le droit d’utiliser leur pouvoir sur les enfants.

Ce paradigme du « superpouvoir » apprend aux enfants à douter d’eux-mêmes et à s’en remettre aux personnes qui font figure d'autorité pour prendre des décisions qui les concernent et leur dire ce qui est bon pour eux. Le besoin d’autonomie et de libre arbitre est sacrifié au profit des besoins d’ordre et de productivité. L’endoctrinement à l’adultisme est facilité quand le libre arbitre des enfants est écarté et n’est pas pris en compte. Nous pouvons transmettre à nos enfants des valeurs alternatives à la culture dominante, mais notre utilisation du pouvoir sur l’autre est par elle-même nocive et profite à cette culture dominante.

La perte de notre libre arbitre et de la capacité à faire entendre notre voix pendant l’enfance crée un environnement favorable aux institutions pour nous enseigner qu’utiliser le pouvoir sur les autres est l’unique moyen pour notre société de prospérer, d’être productive et performante. C’est ainsi que l’adultisme crée un environnement favorable pour que prospèrent toutes les autres formes d’oppression dans notre société.

Il devient tout à fait normal que celui qui a le plus de pouvoir – l’adulte – contrôle ceux qui en ont le moins – les enfants – pour leur faire faire ce que nous croyons être juste. Parce que la fin ne justifie pas les moyens, peu importe la conviction qui nous anime. C’est la façon dont nous utilisons notre pouvoir et la façon dont nous traitons les enfants qui importe.
Dans notre propre vie, même si nous combattons le racisme, même si nous nous battons pour un monde en paix, pour un monde plus respectueux de l’environnement, si nous utilisons notre pouvoir sur les enfants qui vivent avec nous, alors nous perpétuons l’injustice et l’oppression. Nous faisons en sorte que nos enfants acceptent un monde basé sur cette loi : celui qui a le plus de pouvoir contrôle celui qui en a le moins.

En réalisant ceci, j’ai commencé à comprendre pourquoi militer pour l’égalité des chances dans la société était si difficile. Lorsque j’ai commencé à travailler avec des étudiants à l’université pour les aider à comprendre comment le racisme, le sexisme, l’homophobie ou le rejet des handicapés fonctionnaient dans notre société, ils avaient déjà expérimenté vingt ans de domination et de contrôle. Ils considéraient ce fait comme normal parce que c’est ce que nous faisons tous, désireux de nous assurer l’amour et l’approbation de nos parents. A ce moment-là, je n’avais pas encore mis en relation l’adultisme et les autres formes d’oppression.

Progressivement, j’ai compris que l’adultisme était précisément le lien manquant.

Si nous devons créer un changement social de grande envergure, un monde où la justice est une valeur fondamentale, nous devons nous lancer le défi de nous défaire de l’adultisme que nous avons subi en tant qu’enfants et que nous avons intériorisé en tant qu’adultes. Nous devons nous lancer le défi de nous questionner sur notre propre libre arbitre et notre propre pouvoir, pas uniquement sur le pouvoir et l’autorité des grandes entreprises ou des gouvernements corrompus.

Nous devons nous demander : « Comment se reflète l’injustice du monde dans mes relations avec les enfants dans mon existence ? » « Comment puis-je vivre ma vie de façon à ce que mes actes soient en cohérence avec mes convictions ? » Et nous poser cette question pas seulement à propos des grandes causes auxquelles nous nous rallions, mais aussi à propos des petites décisions que nous prenons tous les jours et qui concernent ceux que nous côtoyons dans nos vies et qui ont le moins de pouvoir.

Nous pouvons insuffler le changement que nous désirons voir émerger dans le monde. Pour cela, nous devons commencer avec la relation la plus importante que nous avons en tant que parents : celle que nous construisons avec nos enfants.

Si nous parvenons à éliminer l’adultisme au cœur de ces relations parents-enfants, alors l’actuelle génération d’enfants pourra voir le monde avec des yeux différents.

Mieux encore, ils pourront agir à partir de cette nouvelle façon de voir les choses. S’ils n’ont pas expérimenté le sentiment d’être déshumanisés, négligés et marginalisés en tant qu’enfants, ils n’auront pas besoin de perpétuer l’injustice sur d’autres quand ils grandiront et auront davantage de pouvoir dans leur vie. S’ils ont expérimenté la confiance, le respect et la solidarité comme modèles de référence, alors ils pourront incarner le changement dont notre monde a besoin.

Ce changement, ce défi pour nous tous, commence avec notre propre remise en question en tant que parents pour rejeter et éliminer l’adultisme sous toutes ses formes, sous notre propre toit et dans l’existence de tous les enfants.


1. Lire sur le site Kindred l'article original (ainsi qu'un deuxième article du même auteur sur l'adultisme) : Adultism: The Hidden Toxin Poisoning Our Relationships with Children.

Teresa Graham Brett consacre une grande énergie, à travers son travail et son rôle de parent, à faire évoluer la société en y prônant l’égalité des chances. Durant vingt ans, elle a travaillé dans l’enseignement supérieur en tant qu’éducatrice, administratrice et consultante, militant pour mettre en place des changements dans la sphère sociale et la justice. Diplômée en sciences juridiques, elle a cependant décidé de ne pas pratiquer le droit. Elle choisit de servir la cause de l’égalité des chances dans la société via son travail avec trois grandes universités aux Etats-Unis. Elle a mis en place des programmes innovants conçus pour créer des outils de changement à l’attention des étudiants, des salariés et des universités. En tant que consultante, elle continue à apporter son expertise et sa passion à ses clients intéressés par l’acquisition d’outils pour changer les inégalités dans la société.

Sa vie a été bouleversée après la naissance de ses enfants, Martel et Greyson, qui lui ont lancé le défi de mettre en pratique ses valeurs de liberté et de respect dans son rôle de parent. Elle a décelé dans sa parentalité des attitudes qui n’étaient pas en cohérence avec les valeurs qu’elle défendait dans son travail. Utilisant son expérience d’éducatrice pour un changement social, elle a entamé son propre apprentissage pour établir des relations respectueuses avec les enfants qui partageaient sa vie.
Cette exploration personnelle ainsi que son désir d’impulser aux autres la mise en place d’un changement social en changeant le regard que nous portons sur les enfants et la façon dont nous les traitons sont relayés sur son site Internet ainsi que dans son livre Parenting for Social Change: Transform Childhood, Transform the World (‟Elever ses enfants pour un changement social”, en anglais uniquement). Vous pouvez la retrouver sur son site Parenting for Social Change.

2. Barry Checkoway, Adults as Allies, W.J. Kellogg Foundation, July 5, 2010, 13. (Voir l'extrait publié sur le site de Teresa Graham Brett.)


, , , ,