Les enfants n'ont pas besoin d'être éduqués, mais d'être accompagnés avec empathie.

Jesper Juul.

Lettre de démission d’une maîtresse de maternelle

Octobre 2019

Objet : démissionner

Monsieur le Ministre,

Par la présente, je viens vous expliquer les raisons qui me font penser à démissionner de l’Éducation nationale.

Je sais qu’il arrivera un temps où je ne pourrai plus. Parfois, déjà, c’est critique. J’ai des gestes brusques qui ne me ressemblent pas. Et ce matin, j’ai eu le geste de trop. J’ai appuyé le tampon de la date sur le dos de la main d’une élève, elle n’a que quatre ans. Pourquoi ? Juste parce qu’elle avait saccagé tout un travail avec le tampon que je n’ai pas rangé. Je sais que j’aurais dû ranger ce tampon, pourquoi ne l‘ai-je pas fait ? Parce que nous sommes dans le stress et l’urgence tout le temps. Les conditions de travail nous poussent à la négligence et à la violence.

J’ai toujours voulu faire ce métier. J’avais moi-même quatre ans quand j’ai eu cette vocation, je me sentais bien dans ma classe de moyenne section. Le climat de classe était apaisé, et j’en avais besoin. La maîtresse et l’ATSEM se sentaient bien, la classe me semblait spacieuse et il y avait un gigantesque atelier peinture.

J’ai grandi, d’autres envies se sont profilées, mais j‘ai gardé cet attrait pour la maternelle, et j’ai pris mon premier poste à 28 ans. Malheureusement, en deux ans à l’IUFM, je n’ai reçu que deux semaines de formation, et cinq semaines de stage sur la maternelle, ils furent très formateurs pour moi. Mais ce fut trop peu sur deux ans. Je n’ai rien appris sur les enfants de trois ans, rien sur la petite enfance. Je sais que les choses n’ont pas évolué aujourd’hui à l’INSPE. Je me suis donc formée seule, au fil des années, avec mes élèves et mes propres enfants. Je les remercie aujourd’hui d’être devenue la maîtresse que je suis. Parce que j’ai réussi. Après un début quelque peu anxiogène et chaotique, je n’ai cessé de lire, de chercher, d’innover, j’ai échoué, recommencé, essayé toujours et encore pendant vingt ans. « Excellent » est l’appréciation écrite sur mon dernier rapport de rendez-vous de carrière. Excellente, je le suis, je le sais, en toute humilité, avec les élèves, les ATSEM, et les familles.

Pourtant mon chemin va s’arrêter là. Parce que je vieillis, et que je veux rester conforme à mes convictions.

Je ne supporte plus que trente-deux élèves soient sous la responsabilité d’un seul adulte. Quel troupeau de la nature confierait tous ses petits à un seul adulte pendant six heures par jour ? Aucun. Déjà certains collègues rencontrent de gros accidents, je ne veux pas en être. On ne peut pas surveiller trente enfants de trois ans en même temps. C’est irresponsable.

Je ne supporte plus de devoir brider, forcer à rester dans un système qui ne correspond pas à l’enfant. Ne pas les écouter, pas le temps, trop de bruit, casser leur imagination parce que ce n’est pas le moment, éteindre les lumières de génie des enfants, les étoiles dans leurs yeux, parce que ce n’est pas ce qu’on attend d’eux. Les forcer à entrer dans un moule qui ne demande pas leur avis, qui ne respecte pas leur intérêt, ce sont pourtant eux les adultes de demain. Un enfant sait en général ce dont il a besoin, mais on ne l’écoute pas, l’adulte sait toujours mieux que lui. L’adulte dirige, l’enfant se tait. Je ne supporte plus de voir les enfants calmes les quinze premiers jours de la rentrée, devenir agressifs de mille façons : le bruit, les pleurs, les disputes, parce qu’ils ne se sentent pas bien, pas à l’aise, pas respectés, angoissés. C’est irrespectueux pour l’enfant.

Je ne supporte plus les collègues qui se plaignent sans cesse, à juste titre, qui angoissent les enfants, qui crient. Je ne supporte plus de m’entendre crier moi-même. C’est insupportable.

Je ne supporte plus cette administration qui ne respecte pas nos besoins de formation, qui ne nous forme ni à l’entrée dans le métier, ni en formation continue. Quelle profession permet aujourd’hui de rentrer dans un métier sans une formation adéquate ? Cette administration qui nous demande des concours, des certificats totalement académiques, conventionnels, si éloignés du terrain. Les enseignants de primaire sont formés entre autres par des enseignants de collège qui sont trop loin de la réalité du terrain de l’élémentaire et encore plus de la maternelle. En formation continue, cela fait cinq années d’affilée que je suis le même enseignement sur l’apprentissage de l’écriture en maternelle, parce que je n‘ai pas le droit ni la possibilité d’en choisir un autre, c’est la mode du moment. En cinq ans, je n’ai eu qu’une formation sur le bien-être en classe, formation donnée par l’Éducation nationale, mais que j’ai dû suivre en candidat libre. C’est manquer au devoir de formation.

Je ne supporte plus ce quota de 32,5 élèves par classe en maternelle, cette surcharge d’élèves qui nous fait repousser les enfants quand ils ont un besoin émotionnel qu’ils ne peuvent pas gérer tout seuls ; quand leurs petits yeux disent : « Maîtresse, regarde », ou « aide-moi » ; quand ils sont fiers d’avoir réalisé quelque chose, parce que là, je suis occupée avec un autre élève, parce que le temps avance et qu’ils sont trop nombreux pour avoir chacun l’attention dont ils méritent. Avez-vous déjà calculé le temps minutes par nombre d’enfants ? Avec 6 heures d’enseignement, et trente-deux élèves, nous obtenons à peu près dix minutes. Parce qu’en maternelle, tout est quasiment individualisé, surtout chez les plus petits, il y a des enfants sur qui on doit faire l’impasse dans la journée. Ce chiffre administratif qui décide du nombre d’enfants par classe, à un élève près, qui ouvre et ferme en fonction de quotas. C’est inhumain.

Je ne supporte plus de leur mentir, de me mentir. La sélection se fait dès la petite classe, ceux qui arriveront à surmonter ça, y parviendront, les autres resteront sur le carreau et traîneront des blessures.

Je ne supporte plus les plus tard qui deviennent des jamais.

Qu’ai-je appris aux enfants ce matin ? Des notions de langage et des apprentissages, certes, mais aussi être agressif, le stress, les cris. Mais a-t-on ri une seule fois ? Je ne veux plus les voir souffrir. Je ne veux plus d’un système qui dit être là pour l’enfant, mais qui n’a aucun respect pour lui. Ce n’est pas le métier que j’ai choisi.

Pourtant les solutions sont tellement évidentes, si simples. Une formation au développement de l’enfant et vingt élèves dans les classes de maternelle. Les grandes sections devraient ne plus dépasser vingt-quatre élèves à partir de la rentrée prochaine, mais il le faudrait pour toute la maternelle et dans tous les milieux sociaux.

A la crèche, ils sont dix-huit pour deux adultes, et à l’école ils passent à trente-deux. Comment les enfants peuvent-ils comprendre qu’en l’espace d’un été ils n’auront plus de référent auquel s’accrocher à la rentrée, d’autant plus qu’on leur aura vendu la magie de la maternelle ?

Je pourrais aller enseigner dans une école alternative, j’aurais probablement moins d’élèves, mais je veux encore croire que l’école de la République peut offrir les mêmes avantages à tous les enfants.

Vingt, je le sais pour l’avoir vécu dans les REP de Nanterre. A vingt, on peut tous les voir dans la journée, avoir les mots bienveillants, regarder leur fierté d’apprendre, observer leurs réussites, les écouter, construire avec eux, les guider, les pousser, avoir un volume sonore agréable, le temps de discuter d’un souci, de les aider à les résoudre, de rire, d’apprendre avec plaisir, de les aider à grandir, d’être là pour eux. C’est passionnant. Vingt élèves chez les plus petits. Cela change tout.

Je garde cette lettre tout près de moi, pour quand viendra le moment

Avec tout mon respect,

Une maîtresse de maternelle.

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