Il ne peut y avoir plus vive révélation de l'âme d'une société que la manière dont elle traite ses enfants.

Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté.

Une pratique soigneusement ritualisée

Témoignage reçu par Olivier Maurel

Ce qui va suivre n'emprunte rien ni à la littérature, ni à la psychanalyse. Il est vrai, dans chacun de ses détails, que j'ai voulu d'une extrême précision. Rien d'inventé, rien de romancé. Relation froide, presque clinique, de ce qui m'est arrivé il y a exactement soixante-dix ans (j'en ai aujourd'hui 84). Blessures mal soignées, cicatrices encore douloureuses si longtemps après, ce témoignage (que je voulais écrire depuis très longtemps sans jamais m'y résoudre) s'inscrit dans le combat que mène depuis des années Olivier Maurel pour dénoncer des pratiques destructrices des personnes et des familles. Parfois, on le verra, jusqu'à la mort.

Aucune considération « morale ». Je n'excuse rien. Je n'explique rien. Je ne pardonne rien. Je me borne à raconter ce que j'ai vécu. Les faits, rien que les faits, pour ne pas enfouir dans l'oubli ce qui m'a obsédé pendant toute ma vie d'adulte ; pour me libérer enfin d'un très lourd secret avant qu'il ne soit trop tard.

Il ne s'agit pas seulement ici de ces pratiques, certes, certes inadmissibles, mais malheureusement trop banales, que sont les fessées dénoncées par Olivier Maurel, mais de très perverses « corrections » où le martinet devient l'instrument d'un délire presque obsessionnel, monstrueux, sadique, mal dissimulé sous le vocable inoffensif de « châtiment corporel ». Nous ne sommes pas dans la partie émergée de l'iceberg, pour reprendre le mot qu'utilise Olivier Maurel, mais dans les profondeurs glauques du non-dit, du jamais-dit, de l'inavoué.

Dans ma famille, cette pratique était soigneusement ritualisée. Il était entendu que le châtiment corporel pouvait s'appliquer de trois manières : la fessée à la main, toujours déculotté, garçon comme fille, pour les « péchés » véniels ; le martinet pour les « péchés » plus graves... c'était presque toujours le cas ; et la cravache dans les cas extrêmes... mais que, soyons honnêtes, je n'ai jamais subi, ni vu appliquer. Dans les trois cas, toujours fesse nues, les garçons comme les filles. Presque toujours le matin ou le soir, lorsque nous étions en pyjama, donc plus faciles à déculotter, grands enfants et jeunes adolescent(e)s, jusqu'à 14/15 ans, comme on va le voir.

Je n'ai aucun souvenir de gestes de « résistance » lorsque mon père (c'était toujours lui) appelait près de lui tel ou tel d'entre nous et ordonnait : « Baisse ton pantalon. » La cinglante fessée au martinet qui allait suivre était très douloureuse, humiliante, mais subie passivement, comme relevant de l'exercice normal de l'autorité paternelle.

Mon père agissait froidement, méthodiquement, jamais sur le coup, presque toujours quelques jours après que le « péché » ait été commis. J'emploie à dessein le terme « péché ». Car la pratique du martinet était sans doute dans son esprit, pour se donner bonne conscience, conçue comme une sorte d'obligation religieuse.

C'est ma mère, le plus souvent, qui avait demandé que le (ou la) « coupable » soit fouetté (chose étrange, le mot « fessée » n'était jamais prononcé) : « Il faut sévir », disait-elle à mon père, sans jamais manquer d'assister elle-même au « spectacle ». Pour ma part je n'ai été fouetté par mon père que deux fois, une première fois à douze ans ; je pourrais relater en détail cet épisode, si révélateur des méthodes de mon père, mais qui n'a laissé aucune trace en moi. Au contraire de ce qui s'est passé deux ans plus tard, à quatorze ans, presque quinze, qui m'a marqué toute ma vie. C'est ce que je vais raconter en détail.

Mon père : la quintessence du grand « notable ». Tous les diplômes, toutes les positions de pouvoir dans la très haute administration. Sûr de lui. Satisfait. Une « belle carrière ». Légion d'honneur. Très informé, mais peu cultivé : je crois ne l'avoir jamais vu lire un livre. Incapable d'échanger quoi que ce soit avec ses enfants, faute d'intérêt pour nous autre que formel. Bonne société. Bonne conscience. Bonne famille. Bonnes manières. Très croyant, en règle avec le Seigneur, préparant méticuleusement son au-delà... comme les fessées qu'il nous infligeait. Certainement prière chaque soir à genoux au pied de son lit.

Pour être juste je dois dire que nous n'avons jamais manqué de rien... sauf d'un rapport tant soit peu affectif avec lui (comme d'ailleurs avec notre mère). Pas de mauvais traitements d'aucune sorte, sauf ceux qui font l'objet de ce témoignage. Logés et nourris, mais en manque complet d'affection et de compréhension, sans même parler d'amour.

En matière d'éducation, mon père s'intéressait peu ou pas à nos études, sauf pour s'assurer que les « notes » étaient bonnes. Toute faiblesse ou incartade, signalée par ma mère, entraînait le martinet.

Je l'ai haï, après l'épisode que je vais raconter, vraiment haï d'une haine totale au point de vouloir (à 15 ans !) faire payer par le sang la violence que j'avais subie. J'ai voulu sa mort. Pendant des années, après cet épisode, j'ai été incapable de lui adresser la parole. Il me fallait un grand effort pour prononcer devant lui les phrases les plus banales de la vie quotidienne.

Ma mère approuvait sans réserve cette éducation à coups de martinet. Y apportant même sa contribution personnelle quand elle demandait à mon père de « sévir ». Et assistant toujours aux corrections : « Votre père a raison, une bonne tournée, cela fait du bien, cela fait circuler le sang... ». Sans jamais agir elle-même. Mais je n'ose pas imaginer que le spectacle de nos fesses rougies et zébrées par les lanières du martinet ait pu lui procurer quelque trouble plaisir. Là encore, peut-être faudrait-il l'œil du psychanalyste pour déchiffrer la satisfaction perverse que peut ressentir une jeune mère en voyant ses grands enfants déculottés et fouettés cruellement par leur père.

J'ai un souvenir très précis, comme si c'était hier, de l'épisode que je vais relater. J'avais quatorze ans, presque quinze (quatre mois plus tard). Aucune idée de ce qu'étaient les filles, tant l'éducation victorienne de l'époque rendait dans « notre milieu » tout contact presque impossible, sauf à la piscine, ou lors de quelques parties de tennis quand un mouvement de la jeune joueuse, ou un léger coup de vent laissait fugitivement apercevoir un petit bout de culotte. Très excitant pour le jeune ado que j'étais.

Nous sommes en juillet 1953. Vacances à la campagne. Oui, je l'admets, j'avais fait une bêtise, mais sans gravité : refus de rendre un petit service, puis un « gros mot » devant ma mère, répété ensuite devant la jeune fille qui officiait « au pair » pour s'occuper de mon très jeune frère. Ma mère, furieuse, avait bien sûr rapporté par téléphone l'incident à mon père, retenu à Paris : « Il faut sévir ! »... Cela justifiait certainement une explication, une réprimande, peut-être quelque privation. Mais certainement pas ce qui s'est passé.

Trois jours après les faits, mon père vient en week-end. Il arrive, comme toujours, le vendredi soir. Samedi matin, je vais petit déjeuner comme d'habitude dans la chambre de mes parents. Ma mère ne dit rien. Personne n'évoque l'incident. Mes frères et sœur dorment encore. Nous sommes seuls dans la chambre, mes parents et moi. Mon père termine tranquillement son café en silence, puis se lève calmement et, sans le moindre préavis ni la moindre explication, me dit sans élever la voix, comme si c'était la chose la plus ordinaire :

– Tu vas recevoir le fouet. Baisse ton pantalon.

Il ferme la porte à clé pour ne pas être dérangé, puis va dans la salle de bains, et revient le martinet à la main, un martinet très banal, un manche en bois jaune, dix lanières de cuir qu'on trouvait à l'époque dans tout magasin de quincaillerie. Il n'a qu'un seul usage : la fessée.

Ma mère est debout. Elle est jeune, 41 ans. Elle ne dit rien. Pas le moindre mot sur la « faute » qui, selon elle, a motivé le châtiment. De toute évidence, cette séance de martinet avait été méticuleusement préparée entre eux, froidement, à l'avance. Sans doute avaient-ils convenu que tout « alibi » éducatif était inutile. La « correction » n'avait pas besoin d'être justifiée.

Saisi d'angoisse, il ne me vient pas même un mot de protestation : « Mais pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? » La correction au martinet est d'usage si courant chez moi qu'aucun geste de résistance ne me passe par la tête. Je ne trouve rien d'autre à dire que : « Papa, pas trop fort. » Pitoyable. Honteux. Pas un mot de révolte : j'ai accepté d'être fouetté, et demande seulement que ce soit « pas trop fort ». C'est accepter le « châtiment », la fessée à 14 ans !

Mon père est grand et fort. La porte est fermée à clé. Impossible de fuir. Je n'y songe même pas. Aucun geste de résistance. Je suis paralysé par la peur de ce qui m'attend, comme un mouton qu'on mène à l'abattoir. Mon père répète froidement :

– Baisse ton pantalon.

Rouge de honte, ma pudeur m'inhibe. J'hésite, puis baisse lentement mon pyjama. Ma mère est là, sans dire un mot. Déculotté, elle voit tout de moi. Elle sait très bien ce qui va se passer. Elle l'a voulu. Mon père va s'asseoir au bord du lit. Je le rejoins. L'ordre est calme et précis, presque technique, comme pour rappeler la « procédure » :

– Prends la position, à plat ventre sur mes genoux.

Je m'allonge à plat ventre sur les genoux de mon père, ma tête à sa gauche, le nez dans le vide. Les jambes jointes allongées sur le lit, à sa droite. Fesses nues. Il glisse ses doigts sous la ceinture de mon pyjama, et le baisse un peu plus, pour bien dégager les fesses. Derrière le lit, ma mère regarde.

Les premiers coups tombent. Je ne songe pas un instant à me débattre. Le martinet est d'usage tellement banal dans ma famille. Vigoureux, mon père ne retient pas son bras. Il est droitier. Il fouette à quatre ou cinq secondes d'intervalle. Très fort. Les lanières cinglent. Cela fait très mal. A chaque coup je retiens un cri, puis j'attends le suivant. Par réflexe je serre nerveusement les fesses quand tombent, cinglantes, les lanières du martinet, puis me cambre pour tenter d'esquiver le coup suivant.

Après cinq ou six coups, je n'y tiens plus : « Papa, s'il vous plaît, donnez-moi la fessée à la main, pas au martinet. » Pas de réponse. Les coups continuent. A intervalles réguliers, 4 à 5 secondes peut-être, qui lui permettent sûrement de bien voir les marques rouges et les fines zébrures sur mes fesses. Je tente de me protéger avec la main. « Retire ta main, ou bien... » Je sais que ce sera encore plus. Mon père choisit chaque fois sa cible, pas trop haut, mais jusqu'à la jointure des cuisses, là où cela fait le plus mal. L'extrémité des dix lanières arrive toujours au même endroit, à l'extérieur de la fesse droite. A cet endroit, la douleur répétée est insupportable. Je supplie : « S'il vous plaît, papa, pas toujours là ! » Rien, aucune réaction. Je tente encore : « Moins fort, moins fort ! » La fouettée continue. Vingt coups, peut-être vingt-cinq. Je n'ai pas compté. Et il y a le bruit caractéristique des lanières qui sifflent en s'abattant. Je sais qu'on peut l'entendre, à l'extérieur, où sont peut-être mes cousines. Quelle honte, la fessée à presque 15 ans ! Ma mère est là. Elle regarde et ne perd rien du « spectacle ». Mes fesses rougies, marquées de zébrures, se contractent brusquement quand fouette le martinet, puis se desserrent et je me cambre à nouveau. Elle regarde, satisfaite, car c'est elle qui a demandé cette fessée. Mon père ne fait qu'exécuter froidement. Cela n'a pas duré plus de trois minutes.

« Rhabille-toi, dit mon père, et monte dans ta chambre. » Je me redresse, remonte maladroitement mon pantalon de pyjama, puis sort de la pièce. Heureusement, personne n'est là, cousins ou cousines, qui auraient pu me demander ce qui vient de se passer. « Alors, tu as reçu le fouet ? » Qu'aurais-je pu répondre ?

Ma mère n'a toujours pas dit un mot de ce qui a « motivé » cette correction. Je soupçonne que le spectacle lui a procuré quelque secrète jouissance. Après tout, c'est elle qui a demandé qu'on me fouette, sans jamais se demander quelles conséquences pourrait avoir cette fessée sur le psychisme d'un garçon de 14 ans, en pleine puberté. Ignorance, stupidité ou perversion ? Sadisme, en tout cas.

Mais l'épisode ne s'arrête pas là. Car je vivrai toute ma vie avec le souvenir brûlant de ce qui vient de se passer. Arrivé dans ma chambre, je baisse à nouveau mon pyjama et examine mes fesses dans un miroir. La douleur est très vive. Les fesses sont rouges, marquées de zébrures. Je m'allonge sur le ventre dans mon lit, sans le pyjama dont le contact me fait mal. Et soudain, au bas du ventre, brusquement, mon corps se raidit. Cela ne m'est jamais arrivé. En tout cas pas consciemment. A 14 ans j'ignore tout de ces réactions. Je m'alarme de ce que je perçois comme quelque chose d'anormal. Je ne comprends pas. Mais bientôt je me caresse et le plaisir explose, intense, intimement lié aux coups de fouet sur mes fesses encore brûlantes de l'autre côté. Ma vie sexuelle a commencé, de la manière la plus perturbée, anormale, déviante ; et restera telle pendant toute ma vie. Je me suis masturbé pour la première fois. Désormais, dans ma tête, le plaisir restera toujours indissociable de cette humiliante « correction » que je viens de subir. Je saurai plus tard que cela s'appelle « masochisme ».

J'enfouis au plus profond de moi ce qui vient de se passer. Il y a une grande honte, qui ne me quittera jamais. Je me méprise pour ma lâcheté, pour n'avoir pas été capable d'esquisser le moindre geste de résistance, comme si cette fessée était méritée. Je me sens profondément humilié. Perte totale de ce qu'on appelle aujourd'hui « estime de soi ». Le souvenir très vif de l'épisode reste à fleur de peau. Je n'en dis rien, et n'en laisse rien voir. Je me demande si d'autres garçons ou filles de mon âge subissent le même traitement dans leur famille. J'imagine les scènes, dans le détail. Mais, bien sûr. Je n'ose pas, même de manière allusive, poser la question. Il n'y a que moi, et il faut vivre avec, au fond de ma tête, cette humiliante blessure que je n'oublierai jamais. Déculotté et fouetté à 14 ans !

Je suis lucide. J'ai pleine conscience de mon immaturité, de cette régression infantile. Je tourne et retourne dans ma tête presque chaque jour, cette fessée reçue à 14 ans, petit garçon déculotté sur les genoux de son père. Et je me masturbe, à la pensée obsédante de cette correction au martinet que je revis dans les moindres détails. Des années plus tard, j'achèterai un martinet pour me fesser moi-même avant de me masturber. Quelquefois, lors d'une promenade solitaire en forêt, je cueille une petite baguette bien souple et lisse pour me fouetter culotte baissée et me masturber.

A 16-17 ans, quelques jolies filles, bien sûr. Une grande envie de connaître et de comprendre le sexe. Mais rien de plus. Quelque fois un baiser furtif, une main glissée sur une jeune cuisse féminine. Mais jamais plus. Encore puceau. C'est alors qu'ELLE entre dans ma vie. C'est la plus belle, la plus libre, la plus gaie, la plus espiègle. Un corps parfait. Un rire cristallin. Elle aime plaisanter. Elle aime danser. Elle se moque comme moi, de tout ce qui est étriqué, convenu, terne et gris dans ma famille qu'elle connaît bien. Un esprit libre. Un corps splendide. C'est une bouffée d'air pur. Je suis subjugué, envahi par cet amour juvénile, dont j'ai entretenu, dans mon cœur et dans ma tête, aujourd'hui encore, le plus vif souvenir, alors que 65 ans ont passé.

Et c'est alors, à l'automne 1957, quatre ans plus tard, qu'intervient le second épisode, aussi catastrophique que le premier. J'étudie le droit à l'université. Bientôt, entre deux cours, je fonce chez elle, rue de M. Nous nous précipitons sur un grand lit. Elle me caresse avec un très efficace savoir-faire, et j'explose de plaisir. Pendant qu'elle me masturbe, je caresse ses fesses ravissantes. Avec, dans ma tête, le souvenir de cette fessée encore si proche, obsédant, envahissant. Il remonte brusquement en moi avec le plaisir qu'elle me donne. A 18 ans j'ignore encore tout du plaisir féminin. Je suis gauche, maladroit, et je ne sais pas comment donner du plaisir à une femme. Egoïste, je ne m'en soucie guère et ne recherche que mon propre plaisir, qui vient toujours très vite. Mais, bien sûr elle veut elle aussi son plaisir, comme la femme qu'elle est déjà, dans la perfection de son jeune corps. On décide donc pour un soir prochain, que nous irons chez un de mes amis où il y a une chambre pour nous. Dès que nous y sommes, elle se déshabille et se couche toute nue dans le lit. Elle m'offre son corps, splendide. Encore vierge, comme elle me l'a dit récemment. Je me déshabille moi aussi, et, tout nu, j'entre dans le lit. Et là, plus rien. Pas le moindre début d'érection, je suis incapable de faire le geste qu'elle attend. Dans ma tête le scénario ne fonctionne pas. Je suis impuissant, humilié, alors que me revient avec violence le souvenir très précis de ce qui s'est passé quatre ans plus tôt, fessé au martinet à 14 ans. Mais elle ne sait encore rien de cet épisode (elle saura tout plus tard). Surprise, déçue, elle n'a qu'un seul mot, très doux, indulgent, compréhensif, que je n'ai jamais oublié : « Ne t'inquiète pas, c'est dans la tête. » C'est la dernière fois que j'ai entendu le son de sa voix. Jusqu'à ce 8 octobre 2019, soixante-deux ans plus tard, où, par ce qui est sans doute un miracle, nous nous sommes retrouvés. Pour tout nous dire. Pour nous comprendre. Pour nous aimer.

Après ce triste épisode, terriblement humiliant et si destructeur pour moi, je cultive mes fantasmes, toujours liés à ce que j'ai subi à 14 ans. Elle y tient une grande place. Chaque épisode de masturbation, même après mon mariage, ne fonctionne qu'accompagné du même scénario dans ma tête. Souvent, elle y tient son rôle. Parfois, elle assiste à côté de ma mère à la fessée que je reçois. Ou encore, dans une réunion de famille elle m'interroge : « Alors, il paraît qu'à ton âge, tu reçois encore la fessée ? » Tout le monde entend. Ma honte est à son comble. Dans d'autres variantes, c'est elle qui me fouette. Je suis allongé sur ses genoux, mon sexe appuyé sur ses cuisses nues, parfaites, elle me fesse au martinet. J'explose.

En rédigeant ce témoignage j'ai ouvert une boite pourtant soigneusement verrouillée dans ma tête, ce que je ne fais jamais. Je n'ai jamais cru à la psychanalyse, car cette « thérapie » consiste à briser les cloisons internes qui sont absolument indispensables, selon moi, à l'équilibre mental. Elles participent directement à la solidité de la maison. Il ne faut jamais les démolir. Elles nous protègent. Ce qui s'est passé reste soigneusement cadenassé dans ma tête où cette impuissance momentanée a toujours été recouverte d'une brume de honte, d'auto-mépris et de culpabilité refoulée.

Mais maintenant, il y a ELLE. Elle qui sait tout de moi, tout ce qui a été une souffrance profonde tout au long de ma vie adulte. Elle qui a su comprendre ce qu'aucun psychanalyste n'aurait jamais su déchiffrer. Elle qui est revenue dans ma vie en octobre 2019 par ce hasard que je ressens comme un miracle. Elle qui m'a libéré de ce passé glauque et de mes obsessions. Elle qui m'a rendu à moi-même. Elle qui m'a rendu cette jeunesse mutilée par cet acte de violence qui, pendant des années, m'a rongé de l'intérieur. Elle que j'aime.

Je transmets ce témoignage intégralement véridique à Olivier Maurel, pour l'OVEO. Je suis parfaitement conscient de ce que cette perversion masochiste dont je me suis maintenant libéré est de même nature que celle du Rousseau des Confessions qui, jeune adolescent, éprouve un trouble plaisir pendant la fessée que lui inflige mademoiselle Lambercier, au point d'en rechercher une seconde. Ou de Georges-Arthur Goldschmidt dont la très belle autobiographie (La Traversée des fleuves) évoque sa trouble complaisance pour les « châtiments corporels » quasi quotidiens lui furent infligés pendant l'Occupation dans un internat en Haute-Savoie.

Comment ne pas comprendre que le fouet devient ainsi l'instrument d'une pratique destructrice qui perturbe profondément et irrémédiablement le psychisme des jeunes adolescents qui subissent ces « corrections ». D'où souvent, comme dans mon cas, une sexualité perturbée, aliénée, déviante. Allant parfois jusqu'à l'autodestruction des personnes. Dans ma famille très proche, l'un de mes frères s'est donné la mort. Un autre est victime de graves dépressions périodiques. Sans en avoir la certitude, je ne peux que mettre ces drames en relation avec le mode d'« éducation » que nous avons subi, ce froid et cynique « dressage ». Aujourd'hui, grand-père et arrière-grand-père, j'ai essayé de pratiquer une éducation aimante, tout le contraire de ce que j'ai connu. Je n'aurais jamais toléré que quiconque lève la main sur mes enfants et petits-enfants.

La notion même de « châtiment corporel » est en cause : il faut faire souffrir, non pas pour éduquer, mais pour « expier ». Allons au fond des choses : pour ces bien-pensants (catholiques surtout, mais aussi protestants : Ingmar Bergman, Fanny et Alexandre ; Michael Haneke, Le Ruban blanc), l'enfant est mauvais, par nature, marqué par le « péché originel » dès le plus jeune âge. Une « correction » n'a pas à se justifier. Le mot même dit tout : corriger, c'est redresser ce qui n'est pas « droit ». C'est relever et rectifier les fautes sur un devoir mal fait, c'est biffer à l'encre rouge les erreurs de cet enfant fautif. Il est « mal élevé », et il faut donc le redresser. La « correction » s'impose comme de devoir du « père sévère ». Il faut le faire souffrir pour extirper à coups de fouet le mal qui est en lui, évacuer ses « mauvais penchants ». C'est le « devoir » du père, sûr de lui, en toute « bonne conscience. Et, derrière le père, il y a le prêtre ou le pasteur. La référence religieuse est omniprésente, confession, pénitence, moines flagellants dans certains ordres monastiques. La fessée est du même ordre. Le « père sévère » trouve facilement la justification commode de sa perversion, inscrite d'ailleurs explicitement dans le droit français : « puissance paternelle », « droit de correction », « autorité parentale »...

Criminelles aberrations ! Puisse la campagne de l'OVEO contribuer à mieux comprendre cette monstrueuse barbarie, encore trop souvent pratiquée dans le secret des « meilleures familles » sous le trop commode alibi de la « confession » et de la « pénitence » : elle détruit de l'intérieur les jeunes adolescents que nous avons été.

Anonyme, le 15 février 2023

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