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Lettre ouverte à Aldo Naouri et Marcel Rufo

Par David Dutarte, membre de l'OVEO

Messieurs,

Vous avez récemment été tous les deux interrogés par des journalistes concernant la proposition de loi d’interdiction des châtiments corporels faite par la pédiatre et députée UMP Edwige Antier. Coïncidence ou pas, vos propos ont été rapportés dans Le Point (19 novembre 2009) pour le premier, et dans Le Figaro Magazine (21 novembre 2009) pour tous les deux, alors que le monde entier célébrait le 20ème anniversaire de la Convention des droits de l’enfant.

A la lecture de ces articles, j’avoue que je suis à la fois confus et consterné de vous voir l’un comme l’autre, vous, deux grands spécialistes de l’enfance, exprimer votre mépris envers cette proposition et la rejeter sans appel, en avançant des arguments qui rendent difficilement crédible votre prise de position apparente contre la fessée.

Vous avancez, si je vous ai bien compris, que « la fessée comme toute autre forme de châtiment corporel - fût-il une tape sur la main -, doit être proscrite », qu’« on n’a pas le droit de frapper un enfant », que « ces gestes signent la faillite des parents, et sont, et c’est là le plus grave, attentatoires à la dignité de l’enfant » et « au respect qui lui est dû », que l’enfant qui a reçu une fessée est également « atteint dans son amour-propre et profondément vexé », qu’« un parent qui donne une fessée est toujours un parent qui disjoncte », que « la fessée ne sert à rien et que battre un enfant est toujours un signe de faiblesse », que « frapper son enfant, c’est frapper un devenir qui paraît impossible ». Tous arguments que je partage et qui font que même la journaliste s’interroge : « C’est donc si grave de recevoir une fessée ? » A vous lire, on ne peut que le penser !

Votre collègue, Edwige Antier, a depuis longtemps compris elle aussi la gravité de cette méthode éducative, et c’est une chance pour les petits Français qu’elle soit maintenant députée et qu’elle ait fait de cette loi d’interdiction une priorité de son travail parlementaire. Elle va ainsi dans le sens de ce que demandent depuis plusieurs années de nombreuses instances internationales (OMS, UNICEF, Comité des droits de l’enfant des Nations Unies, Conseil de l’Europe, Initiative mondiale End All Corporal Punishment of Children, Réseau européen des Défenseurs des enfants).

J’ose ici vous rappeler que d’autres personnalités françaises ont également clairement pris position en faveur d’une telle loi. En effet, la secrétaire d’État à la Famille, Nadine Morano, a signé (même si elle le nie publiquement), lors d’un déplacement à Stockholm en septembre 2008, l’appel du Conseil de l’Europe « Levez la main contre fessée » et engagé la France sur la voie de l’interdiction. Plus récemment, c’est la Défenseure des enfants, Dominique Versini, qui, après avoir noté que l’appel en faveur d’une interdiction en France, lancé notamment par l’OVEO en février 2007, était soutenu par plus d’une centaine d’associations de l’enfance (205 à ce jour), s’est exprimée en faveur d’une loi dans son rapport au Comité des droits de l’enfant rendu public en février 2009.

Ayant cela à l’esprit, je reste ahuri à la lecture de l’ensemble des arguments que vous avancez pour « balayer d’un revers de main », comme l’a fait le secrétaire général de l’UMP, Xavier Bertrand, cette proposition de loi.

En effet, et si je vous ai bien compris là aussi, l’interdiction des châtiments corporels par la loi est une « véritable bêtise », une « stupidité sans nom », une idée « naïve », et « ça n’a aucun sens » :

  • parce que « les parents d’aujourd’hui ont été réduits à l’impuissance, [qu’ils] sont déjà surinformés, conseillés de toute part », qu’« ils n’osent plus faire quoi que ce soit d’eux-mêmes », et que ce n’est pas à l’État d’en rajouter encore une couche ;
  • parce qu’on touche « au domaine privatif dans lequel l’État n’a pas à intervenir » ;
  • parce que cette loi est inapplicable dans la mesure où il « faudrait enseigner [aux petits] comment dénoncer leurs parents », « encourager le voisinage à la délation », placer « un policier dans chaque famille », et qu’on verrait « dans les allées des supermarchés des clients dénoncer les parents qu’ils ont vus donner une claque ou une fessée à leur enfant » ;
  • parce qu’elle serait une sonnette d’alarme supplémentaire inutile et paralysante, « altérant un peu plus la responsabilité et l’esprit d’initiative » des parents ;
  • parce qu’elle « risquerait de radicaliser ceux qui sont pour la fessée » ;
  • parce que « la fessée ne concerne que le champ de la petite enfance » et qu’il vous semble difficile d’imaginer que « les parents désarmés face à leurs adolescents réfractaires y [aient] recours ».

Comme vous ne l’ignorez certainement pas, de nombreuses femmes, beaucoup trop encore, meurent chaque année en France sous les coups et la violence de leurs compagnons. Pensez-vous que les femmes, qui sont malheureusement encore loin de pouvoir se dire d’égale dignité avec les hommes, qui sont encore trop souvent réduites à l’impuissance, pensez-vous, Messieurs, qu’elles soient trop informées sur le phénomène de la violence conjugale ? Pensez-vous que l’État n’avait pas à modifier le code pénal sur ce point, simplement parce que cela touche à la sphère du privé ? Pensez-vous que la délation soit là aussi un problème ? Pensez-vous que les réformes du code pénal concernant les violences conjugales, datant seulement de 1992, puis modifiées encore récemment en 2006, aient été une sonnette d’alarme de trop, altérant la responsabilité des hommes et leur esprit d’initiative ? Pensez-vous que ces réformes ont radicalisé ceux parmi les hommes qui prônent encore la violence comme méthode de résolution des conflits ? Pensez-vous que ces réformes soient stupides et naïves simplement parce que la violence conjugale ne s’applique qu’au champ des femmes seulement, et qu’il est difficilement imaginable qu’un homme désarmé face au comportement réfractaire de son compagnon homosexuel puisse y avoir recours ?

La femme aujourd’hui n’est malheureusement pas encore l’égale de l’homme, que ce soit sur le plan économique, politique ou social, mais elle devrait (et revendique le droit de) l’être. L’enfant est lui aussi un être humain. Au même titre que l’adulte, il a le droit d’être protégé de toute forme de violence, qu’elle soit physique ou psychologique.

Dans ces articles, la journaliste vous fait aussi remarquer que d’autres pays (25 au total, dont 20 en Europe, parmi lesquels on trouve les pays du Nord, pionniers en la matière, mais aussi certains pays latins comme l’Espagne, le Portugal, le Venezuela, le Costa Rica et l’Uruguay), se sont dotés de telles lois, et que cette initiative ne semble pas si infondée que cela. Je reste encore une fois bouche bée en lisant vos réponses : en effet, « s’il fallait copier tout ce que font nos voisins… », rétorque le premier d’entre vous, avant d’évoquer des exemples malheureux aux Pays Bas ou en Allemagne. « L’Europe du Nord a une conception différente de la place de l’enfant. Nous, nous sommes un pays latin où l’on considère que l’enfant nous appartient », affirme le second, avant de conclure sur un « on ne peut pas délatiniser la France » ! Quel argument étrange !

Pourquoi ignorer les effets positifs dans les pays qui ont eu le courage de se doter d’une telle loi, comme les changements progressifs d’attitude des parents envers leurs enfants, la prise de conscience au niveau de toute la société de l’enfant en tant qu’individu à part entière, la diminution à long terme de la maltraitance, de la délinquance chez les jeunes, ou encore la vitalité et le bien-être des enfants qui n’ont plus besoin d’avoir peur de leur parents pour les respecter ?

On peut enfin lire dans vos propos des affirmations ou suggestions sur la manière d’éduquer un enfant qui, elles aussi, me laissent perplexe :

  • « Si on doit le punir, et c’est inévitable, la seule façon de le faire est de l’isoler. C’est bien suffisant. »
  • « Ce que je prône c’est l’établissement - je devrais dire le rétablissement – d’une relation verticale entre les parents et leurs enfants. »
  • « La punition universelle, celle qui marche toujours, c’est de couper la communication. Tu as commis une faute, je ne fais aucun commentaire, je te prie d’aller dans ta chambre. Et si tu ne veux pas, je t’y conduis de force. Tu n’en sortiras que lorsque je viendrai te chercher. Il faut isoler l’enfant, qui ainsi puni va hurler, crier, tempêter, mais on ne cédera pas. Car dans ce vacarme quelque chose va se passer dans sa tête. Ensuite, on le laissera sortir quand on jugera le moment opportun, sans un mot d’explication, sans s’excuser, sans exiger de lui qu’il demande pardon ou qu’il confesse sa faute. Il a purgé sa peine et compris qu’il a payé le prix de la faute commise. Ce silence souligne et renforce celui qui, dans son isolement, lui a permis de réfléchir. »
  • « Eduquer un enfant consiste à l’aider à refréner ses pulsions, à lui poser des limites. »
  • « Plutôt qu’une loi pour interdire la fessée, pourquoi ne pas prévoir des structures d’accueil pour les jeunes enfants en phase d’opposition de 2 à 3 ans ? Cela soulagerait les familles les plus vulnérables, qui seraient les premières visées par une loi anti-fessée. Car c’est dans les familles fragiles que les enfants sont battus. »
  • « Nous, nous sommes un pays latin où l’on considère que l’enfant nous appartient. »

Que diriez-vous d’un supérieur hiérarchique qui, afin de vous rappeler que vous lui appartenez et devez entière obéissance (mais c’est là une tradition latine, sans doute…), vous punirait en vous isolant dans votre bureau, de force s’il le faut, afin que vous appreniez à refréner vos pulsions et à respecter ses limites ? Pourquoi ne pas prévoir également des entreprises spéciales qui accueilleraient les employés, ceux qui, après deux ou trois années de carrière, entrent en phase d’opposition à la hiérarchie ? Cela soulagerait sans aucun doute les patrons les plus vulnérables, dépassés par les quantités de conseils qu’on leur serine sur leurs employés en faisant d’eux des êtres fragiles qu’un rien peut détruire ?

Plus que vous décrédibiliser aux yeux des lecteurs avisés, les propos que vous tenez, Messieurs, montrent à quel point la communauté médicale ignore, et c’est bien cela le plus grave, le phénomène de la violence éducative ordinaire.

C'est parce que nous avons presque tous subi ces traitements humiliants que nous trouvons normal de les infliger aux enfants. Ce qui est nécessaire aujourd’hui, c'est un changement de regard sur les enfants, changement qui ne peut probablement s'effectuer qu'à condition de changer notre propre regard sur l'enfant que nous avons été. C'est le plus souvent parce que nous avons fait nôtre le mépris subi dans notre enfance que nous ne voyons plus ce qu'il y a d'anormal dans tous ces comportements à l'égard des enfants.

Interdire par la loi les châtiments corporels et tout traitement humiliant envers les enfants, et organiser en parallèle d’importantes campagnes de sensibilisation, ce serait donner la chance aux enfants des générations futures de grandir dans un monde qui les respecte en tant qu’individus au même titre qu’on respecte un adulte, ce serait aussi donner la chance aux parents de porter un regard nouveau sur leur propre enfance et de pouvoir grandir (enfin !) eux aussi avec leurs enfants.

Il est temps que l'on apprenne à écouter et à respecter les enfants. Un enfant atteint dans son intégrité ne cesse pas d'aimer ses parents. Il cesse de s'aimer lui-même.

David Dutarte, membre de l’OVEO