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L’épouvantail suédois

Lire la réponse de Marion Cuerq (membre de l’OVEO et auteure du film Si j’aurais su… je serais né en Suède !) à l’article paru dans Le Figaro le 9 août 2016 : Suède : les dérives de l’interdiction de la fessée.

Pour répondre aux attaques récurrentes dans les médias contre le « modèle suédois »

Chaque fois que la question de légiférer contre le « droit de correction » parental revient dans l’actualité – ce qui se produit de plus en plus régulièrement depuis 2009, date du premier projet de proposition de loi en France1 –, on assiste dans certains médias et sur Internet à une levée de boucliers contre ces projets qui, en résumé, menaceraient non seulement un droit imprescriptible de propriété des parents sur les enfants2, mais l’ordre même de la société, voire du monde.

Pour défendre ces opinions, il est également devenu de tradition de s’en prendre à la Suède, pays donné en exemple comme le premier à avoir voté (en 1979) une loi interdisant explicitement tout châtiment corporel des enfants et autres violences et traitements dégradants. Nous avons déjà publié sur le site de l’OVEO plusieurs articles pour défendre non pas tant le « modèle suédois » (personne ne propose de supprimer la culture française pour adopter celle d’un autre pays…) que les nombreuses mesures de politique sociale et éducative qui font de la Suède un exemple à suivre.

Le dernier exemple en date d’un article tirant à boulets rouges sur les mesures suédoises en faveur de l’enfance se trouve dans Le Figaro du 9 août 2016 (paru sur le site le 8), sous la plume de Stéphane Kovac, article qui a suscité dans notre association des réactions indignées.

Il ne s’agit pas de notre part de « vertu », ni de se poser en exemple – nous ne prétendons pas dicter leur conduite aux parents, bien au contraire, nous nous insurgeons contre les donneurs de conseils qui les maintiennent dans des traditions violentes, contre tout bon sens et contre toutes les preuves scientifiques (et on est aujourd’hui capable de mesurer bien plus efficacement qu’autrefois les effets de la violence éducative sur le développement d’un être humain).

Nous savons qu’il en faut beaucoup pour convaincre ceux qui ne veulent pas l’être3 (voir l’article d’Alfie Kohn Des preuves ? Qu’est-ce qu’on en a à faire de vos preuves ?!). Cependant, l’opinion évolue, surtout grâce à la nouvelle génération, et nous gardons bon espoir que, dans cette course contre la montre, cette génération ou au plus tard la suivante comprendront la nécessité pour la survie des êtres humains (et des autres espèces vivantes) de renoncer à toute forme de violence, et d’accepter certaines règles, même si celles-ci peuvent apparaître dans un premier temps comme des « contraintes ».

On sait que 25 % des propos tenus sur Internet sont à caractère raciste, sexiste, homophobe et injurieux en général4. Le pourcentage est encore plus élevé lorsqu’il s’agit de commentaires d’articles sur la violence éducative, en particulier lorsqu’il s’agit de prendre des mesures politiques. Le moteur principal ne semble même pas être la facilité de l’anonymat, mais plutôt la possibilité de se défouler à bon compte, et surtout une sorte de légitimité supposée (et complètement illusoire) du propos, la charge de la preuve restant à l’accusation. Les personnes les plus conformistes s’en prennent au « conformisme » de la société suédoise, ou bien on essaie de nous faire croire que les enfants ont « pris le pouvoir » en Suède (une chanson qu’on entend tout aussi souvent, à quelques variantes près, en France ou aux Etats-Unis !) et que les parents vivent dans la terreur – de la loi et de leurs propres enfants. De prétendus scandales sont mis en avant comme s’ils mettaient en cause tout le long travail fait par la Suède (et bien peu d’autres pays au monde à ce point) pour sortir de siècles de tradition violente.

Bien sûr qu’il existe en Suède certains aspects de « conformisme ». Mais est-ce autre chose qu’un argument massue employé, au nom des droits individuels, contre une société un peu moins individualiste qui parvient à élaborer des moyens de vivre ensemble et d’être solidaire – et des règles que la majorité de la population accepte de suivre, ou même dont elle est fière ? On a parfois l’impression que certains se félicitent de voir les inégalités sociales ou la précarité augmenter en Suède, comme si cela prouvait l’échec du « modèle suédois » et non une difficulté croissante à le préserver face aux pressions extérieures, dans un système mondialisé.

En outre, ces articles « critiques » sur la situation de la protection des enfants en Suède se basent le plus souvent sur des données tronquées, biaisées ou carrément erronées, quand ce ne sont pas des affirmations gratuites de personnes qui n’ont rien de spécialistes crédibles. Les statistiques évoquées sont citées hors de leur contexte – par exemple, une définition beaucoup plus large qui, alors que des circonstances sont très différentes, fait monter les chiffres parce que les phénomènes pris en compte ne sont même pas étudiés et encore moins chiffrés dans d’autres pays (comme le harcèlement psychologique au travail, qui, en Suède, est une cause d’arrêt de travail immédiat jusqu’à ce que le problème soit réglé…), sans qu’on sache s’il s’agit de mauvaise foi ou de simple ignorance.

Le récent article du Figaro reprend, en les résumant encore plus sommairement, des arguments développés en 2015 dans un article du site Neuropédagogie intitulé Interdiction de la fessée en Suède : les conséquences. Article auquel une membre du groupe Facebook Stop VEO avait répondu dans un « petit debunk » dont nous recommandons la lecture en complément de celle de l’article de Marion Cuerq. (L’article d’origine cite entre autres le fameux Pr Larzelere, vieux spécialiste de la désinformation en matière de violence éducative5.)

Critiquer le « modèle suédois » en matière d’éducation et de protection de l’enfance, au-delà de l’absurdité des arguments employés et de la diffusion d’informations fausses ou biaisées, c’est, comme souvent avec ce sujet, prendre l’effet pour la cause – inverser les relations de cause à effet –, et s’en prendre au thermomètre quand la température monte.

L’interdiction de toute forme de maltraitance (même supposée « légère ») des enfants fait partie du progrès social. La très grande majorité des Suédois (plus encore dans les générations nées après 1979) seraient aussi choqués (ou surpris) de voir les châtiments corporels rétablis dans l’éducation des enfants que les Français le seraient si l’instruction religieuse devenait obligatoire à l’école publique ou si on retirait le droit de vote aux femmes.

Il ne s’agit pas de prétendre que « tout est parfait au royaume de Suède », mais de comparer des données comparables6, et de ne pas chercher la paille dans l’œil du voisin avant d’avoir retiré la poutre qu’on a dans le sien – en l’occurrence, les deux ou trois enfants qui meurent de maltraitance chaque jour en France, à cause de l’immense « tolérance » de ce pays envers la violence éducative ordinaire.


Articles sur la Suède déjà parus sur notre site :


  1. Déposé par Edwige Antier, voir notre article Un nouveau pas vers l’interdiction en France, et les articles parus depuis dans la rubrique Vers une loi d’interdiction en France. []
  2. Laissons de côté ici les contradictions internes de ce droit de correction parental, que certains parents défendent dans l’idée qu’il leur est réservé et que personne d’autre qu’eux n’a le droit de « corriger » leurs enfants (quitte à suivre pour cela toutes sortes de conseils extérieurs, hérités d’une tradition familiale et culturelle), tandis que d’autres se félicitent au contraire que certains enseignants soient durs et sévères avec leurs enfants, au besoin en leur donnant des fessées (au moins à l’école dite « maternelle », plus tard ce sont plutôt les gifles) et autres brutalités qui contribuent effectivement à instituer un contrôle efficace, au moins sur les plus petits... et à condition de ne pas se soucier des conséquences ! []
  3. Comme l’écrit Alice Miller dans C’est pour ton bien (p. 21 et 22) : « Nous sommes tellement habitués à percevoir tout ce qui nous est dit comme des prescriptions et des prédicats moraux que la pure information est parfois ressentie comme un reproche et n’est, par conséquent, absolument pas reçue. […] Tant qu’un individu ne peut pas voir quelque chose, il s’arrange pour ne pas le voir, pour mal le comprendre et pour s’en défendre d’une façon ou d’une autre. » []
  4. Source : France Inter, émission Ça va pas la tête du 23/8/2016 sur « l’art de l’insulte ». []
  5. Souvent cité sur le site NoSpank, en particulier dans cet article traduit en français sur notre site : La violence légale des adultes. A lire en anglais : Demystifying the Defenses of Corporal Punishment (chapitre d’un livre du Pr Murray Straus sur les châtiments corporels qui était à paraître en 2001), ou encore cet article de 1997 de Tom Johnson : The Fallacies of Pro-Spanking Science: A Point-by-Point Rebuttal to the Apologetics of Two Pediatricians. []
  6. Voir par exemple ce rapport de 2015 du Conseil de l’Europe sur la situation des services sociaux. []