Pourquoi appelle-t-on cruauté le fait de frapper un animal, agression le fait de frapper un adulte et éducation le fait de frapper un enfant ?

Des preuves ? Qu’est-ce qu’on en a à faire de vos preuves ?!

Par Alfie Kohn 1

Vous est-il déjà arrivé de vous demander si vous ne passiez pas une bonne partie de votre temps de travail à être à côté de la plaque ?

Depuis de nombreuses années, je remets en question l’idée que ce soit une bonne chose de féliciter les enfants (quand ils font ce que nous voulons) et de les punir (quand ils ne le font pas). Un impressionnant corpus de recherche démontre que, dans le système de la carotte et du bâton, ni les récompenses ni les punitions ne présentent de réel avantage, surtout à long terme. De fait, les unes comme les autres ont des chances de faire plus de mal que de bien. En outre, il n’existe aucune preuve que s’abstenir de récompenser les enfants quand ils réussissent et de les punir quand ils se conduisent mal produise les tristes effets contre lesquels on nous met régulièrement en garde : paresse, conviction que tout leur est dû, comportements agressifs, etc.

Mais le problème est ailleurs. La plupart du temps, ceux qui défendent avec acharnement l’idée qu’il faut faire miroiter des récompenses aux enfants et les menacer de punitions – ceux qui n’ont pas de mots assez durs pour les parents et les enseignants qui s’abstiennent délibérément de ces tactiques – n’ont pas le genre d’argument qu’on peut contredire par des preuves. Leurs affirmations ont beau apparaître comme descriptives (« Les récompenses motivent ») ou prédictives (« Si on ne punit pas les enfants quand ils se conduisent mal, leur comportement va empirer »), lorsque vous les mettez en doute, ils vous répondent par une déclaration purement prescriptive.

Prenons l’exemple des punitions. Quand nous faisons souffrir les enfants pour leurs actes, leur apprenons-nous quelque chose ? Oui. Nous leur apprenons que ceux qui ont du pouvoir peuvent forcer ceux qui en ont moins à se conformer à leurs exigences. Nous leur enseignons que les raisons et les motivations n’entrent pas en ligne de compte, mais seulement les comportements observables. Nous leur montrons que, pour décider de la façon dont on veut vivre, il ne faut considérer que son intérêt personnel – les conséquences de nos actes pour nous seul. Evitez de faire ce qui déplaît aux figures d’autorité… au moins lorsque vous pouvez craindre d’être pris sur le fait.

J’ai écrit des articles et des livres entiers truffés de références montrant que la punition est non seulement inefficace, mais contreproductive. Mais la réalité est que la plupart des défenseurs de la méthode dure (ou de la méthode dure présentée sous les couleurs de la rationalité, avec des euphémismes tels que « conséquences logiques 2 ») ne semblent pas se soucier du fait que ces méthodes ne fonctionnent pas. Leur problème n’est pas d’obtenir de meilleurs résultats ni d’avoir une action constructive sur les valeurs ou les actions futures des enfants, par conséquent, peu importe si quelqu’un leur prouve que leur méthode n’a aucune chance de produire ces effets positifs. Leur problème est d’obtenir que les enfants « ne s’en tirent pas aussi facilement ». Qu’ils soient tenus de « rendre des comptes » tout comme le sont les adultes.

Il ne s’agit donc pas d’une justification pratique, mais d’un impératif moral. Aussi, quand je suis devant eux avec ma pile d’études sur les effets destructeurs des punitions, je me sens comme le policier de la ballade d’Arlo Guthrie Alice’s Restaurant – celui qui apporte au tribunal « 27 belles photos en 24x36 avec des cercles et des flèches et un paragraphe au dos de chacune… pour servir de preuve contre nous »… et qui voit avec effroi le juge entrer dans la salle d’audience conduit par un chien d’aveugle.

Vous pouvez toujours leur faire observer que la punition ne produit jamais plus qu’une obéissance temporaire (et récalcitrante), et que même ce résultat n’est obtenu qu’à un prix très élevé. Vous pouvez toujours expliquer que la solution alternative est la résolution active des problèmes, non la permissivité, que le contraire de « faire des choses aux enfants » n’est pas « ne rien faire », mais « faire avec eux ». Quand vous aurez dit cela, vous apercevrez souvent que vous avez parlé tout seul. Parce que, pour beaucoup de gens, la vraie raison pour imposer le genre de punition désigné par euphémisme sous le nom de « conséquences », c’est la vengeance, cette version primitive de la justice dont le principe est de faire du mal à celui qui a mal fait. Alors, vous pouvez aussi bien remballer vos études longitudinales prouvant que la punition ne fait qu’aggraver le mal.

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Un groupe de chercheurs en psychologie canadiens et américains s’est récemment penché sur la question de… l’inutilité de la recherche. Leur point de départ était la distinction opérée par le philosophe Karl Popper entre croyances (ou théories) « falsifiables » (c’est-à-dire dont on peut démontrer la fausseté lorsqu’on les soumet à l’examen) et croyances « infalsifiables ». Dans ce dernier cas, quel que soit le nombre de preuves qu’on apporte pour contester une théorie, celui qui la défend trouve toujours une façon de rejeter la preuve, si bien que son énoncé ne peut jamais être réfuté. Voilà pourquoi, dans une discussion, je pose souvent cette question (et me prépare à y répondre) : « Qu’est-ce qui devrait être prouvé vrai pour que vous changiez d’avis ? »

Dans une série de quatre expériences dont ils ont présenté les résultats en mars 2015 dans le Journal of Personality and Social Psychology, Justin Friesen, Troy Campbell et Aaron Kay montrent que, confrontés à des faits qui contredisent leur conviction politique ou religieuse, beaucoup de gens ne « révisent pas [leur] croyance pour s’adapter à la nouvelle information », mais préfèrent écarter les faits en reformulant la question en termes moraux. Et plus leurs certitudes sont menacées, plus ils ont tendance à se baser sur des croyances « infalsifiables ».

Dans l'un de mes derniers livres, The Myth of the Spoiled Child 3, j’ai consacré beaucoup de pages aux conséquences de ce phénomène sur les préjugés courants à propos des enfants. Par exemple, les attaques contre les parents qui viennent au secours de leurs enfants (helicopter parenting), surtout lorsqu’ils sont adolescents ou jeunes adultes, sont généralement formulées de façon empirique : « Les parents qui interviennent sans cesse croient peut-être aider leurs enfants, mais, en réalité, ils ne font qu’aggraver les problèmes, parce que leurs enfants n’apprennent jamais à les résoudre par eux-mêmes. »

Or, les recherches disponibles ne montrent pas que l’intervention excessive des parents soit particulièrement courante, ni qu’elle ait pour résultat, lorsqu’elle a lieu, de rendre les enfants moins performants ou plus dépendants. De fait, nous disposons maintenant de données qui suggèrent plutôt que des relations proches avec les parents (même lorsqu’ils interviennent beaucoup) peuvent dans bien des cas avoir des effets positifs pour leurs enfants jeunes adultes. Et pourtant, mon expérience est que la révélation de ce fait ne fait pas taire les critiques. J’en suis donc venu à penser que leur indignation était dès l’origine plus prescriptive que prédictive – quoi que découvre la recherche, cela ne change rien. Les parents doivent pousser les enfants à devenir indépendants le plus tôt possible. Au fond, ces critiques se sentent dérangés ou personnellement agressés par ce qu’ils considèrent comme un interventionnisme excessif de la part des parents, et ce ne sont pas des preuves qui vont faire changer ces sentiments 4.

On peut dire exactement la même chose de l’opposition féroce que rencontrent ceux qui trouvent à redire à des pratiques comme le jeu de la « balle au prisonnier 5 » (où les enfants servent de cibles humaines), les distributions des prix (où on oppose les enfants les uns aux autres dans une mise en scène de la rareté de la reconnaissance sociale) ou l’habitude de mettre des zéros aux élèves (qui fait baisser leur moyenne générale de façon disproportionnée et irréversible). De même lorsque tous les participants à un jeu reçoivent un trophée quelconque pour les remercier d’avoir joué : la compétition ne doit pas être diluée ! Il faut distinguer clairement les gagnants des perdants, et ces derniers ne doivent pas recevoir quoi que ce soit qui ressemble à une récompense ! Pourquoi ? Parce que « la vie » est une suite de compétitions et que les enfants doivent s’habituer dès maintenant au malheur d’être un perdant.

Dans ces cas-là aussi, j’essaie de rassembler les preuves de la fausseté de ces arguments. La compétition (ou la mise en concurrence) n’est pas nécessaire pour promouvoir l’« excellence », et elle empêche bien souvent les gens de donner le meilleur d’eux-mêmes. Faire vivre aux enfants des expériences désagréables – les mettre sans cesse publiquement face à leurs échecs – n’est pas une façon constructive de les préparer au fait qu’ils risquent de connaître des expériences encore plus pénibles quand ils seront plus âgés. Et il n’existe aucune preuve d’aucune sorte suggérant que les enfants qui reçoivent des signes de reconnaissance simplement pour avoir participé à un jeu, ou du soutien simplement pour avoir essayé, vont développer des attentes irréalistes, croire que tout leur est dû ou perdre subitement tout désir de bien faire.

Mais, là encore, aucune de ces découvertes ne semble avoir d’importance pour les critiques. « Les perdants ne doivent pas être récompensés ! Enfin, ils ont perdu ! Ils doivent rentrer chez eux les mains vides ! » Les découvertes expérimentales sont à côté de la plaque. Il m’a fallu des années pour comprendre que ce n’était pas une question de psychologie, mais d’idéologie. D’où les sarcasmes méprisants à propos des « petites natures » et des « egos susceptibles », la colère lorsqu’on évoque la possibilité que les enfants puissent réussir trop facilement ou avoir une bonne opinion d’eux-mêmes sans l’avoir mérité.

L’économiste Paul Krugman a observé un jour que « ce qui divise vraiment notre vie politique, ce ne sont pas vraiment des questions pratiques, savoir quelle politique est la plus efficace », mais des conceptions différences de la morale et de la justice. Il en va visiblement de même pour les questions concernant les enfants.

Traduction et notes : Catherine Barret 6


A lire également (cité dans notre revue de presse à la date du 28 décembre 2016) : Pourquoi certains nient les résultats de la science.

Du même auteur, sur notre site :

Le Parentage inconditionnel. Pour en finir avec le système récompense-punition (introduction au livre Aimer nos enfants inconditionnellement)
Quand « Je t’aime » signifie : « Fais ce que je te dis… »
L’agressivité est-elle innée chez les humains ?
Pourquoi l’autodiscipline est surévaluée
Les enfants gâtés, un sujet de plainte immémorial
Les consternants conseils de “Supernanny”

Sur d'autres sites :

Du constat des effets dévastateurs de la notation à sa suppression (site de l'Education nouvelle)
Des études montrent que la récompense n'est pas un moteur de motivation - La créativité et l'intérêt intrinsèque diminuent si la tâche est accomplie pour de l'argent (version originale)



  1. Article du 7 avril 2015, Evidence? We Don’t Need No Stinkin’ Evidence![]
  2. En anglais souvent résumée en consequences, mot qui en est venu à désigner à lui seul la méthode d’éducation consistant à demander à l’enfant de « réparer » ou de compenser d’une façon ou d’une autre son « mauvais comportement ». Y compris lorsque la « réparation » consiste à priver l’enfant d’une chose qui lui fait habituellement plaisir, même sans aucun lien logique avec la « faute » commise – à supposer qu’il soit « éducatif » de demander réparation à un enfant pour une erreur ou une maladresse… ou pour résoudre quelque problème que ce soit.[]
  3. « Le mythe de l’enfant gâté ». Ce livre n’est malheureusement pas encore traduit en français[]
  4. Voir note 6.[]
  5. Dodge ball – ce jeu (réexporté dans le monde sous son nom anglais, avec des fédérations nationales de dodgeball) est apparemment une véritable institution aux Etats-Unis, où il est présenté comme une façon d’apprendre aux enfants à « savoir gagner et perdre », d’où la controverse. Voir cet article de 2002 du Los Angeles Times, où on voit que ce jeu est également appelé murder ball, killer ball ou bombardment.[]
  6. En tant que membre de l’OVEO et lectrice d’Alice Miller, j’ai demandé à l’auteur s’il ne pensait pas que la principale raison pour laquelle « les gens » refusaient de prendre en compte les preuves de la nocivité des punitions et du système récompense-punition en général (et de son inefficacité, si on veut se placer sur ce plan-là et non sur un plan moral et social) est la difficulté (le plus souvent inconsciente) pour eux de mettre en cause leur propre éducation, leurs propres parents. Vouloir que les enfants « en bavent » à leur tour et « ne s’en tirent pas à si bon compte» étant une façon de donner raison aux parents qui nous ont maltraités (ou « mal traités »). Ce refus inconscient d’affronter la réalité de leur propre enfance et d’accepter qu’il aurait pu en être autrement (qu’ils ont souffert pour rien, qu’ils sont devenus « quelqu’un de bien » non pas grâce à, mais malgré cette éducation) est le mécanisme même de la reproduction de la violence éducative ordinaire, comme l’ont si bien montré Alice Miller et Olivier Maurel. L’auteur est d’accord avec cette objection, mais, dit-il, elle dépassait le cadre de ce court article. Que nous avons souhaité publier précisément pour aider les personnes qui ressentent cette difficulté de convaincre par des arguments rationnels et logiques les personnes qui « croient » aux châtiments corporels et aux punitions (et à plus forte raison aux récompenses, à la nécessité d’une « dose de motivation extrinsèque » pour déclencher la motivation…). De plus, ce problème des convictions « morales » et idéologiques se pose dans tous les domaines de la vie humaine, éducation des enfants évidemment, mais aussi économie, politique, justice sociale, origine des conflits violents, destruction de l’environnement. Tout est lié… et, là non plus, les faits et les preuves ne suffisent pas à convaincre ![]

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