Je ne guérirai pas de cette enfance…
Est-ce que je vais arriver à témoigner ?
J’ai 67 ans, ma mère en a 97. Mon père est décédé il y a quelques années. J’ai sept frères et sœurs, je suis la quatrième.
Je voudrais commencer par remercier ma mère d’avoir vécu si longtemps. Pas pour le bonheur qu’elle m’a apporté mais pour la réalité que sa longue vie m’a permis de mettre au jour. J’ai mis du temps à réaliser, beaucoup beaucoup de temps. Ce sont mes enfants qui m’y ont aidée. Mon fils aîné, diagnostiqué adulte d’un TDAH sévère, de multi-dys, et d’un stress post-traumatique, ma fille presque “parfaite” mais poursuivie par la charge qui a pesé sur elle de devoir réparer une famille pleine de trous. Et puis il y a eu un événement déclencheur, la révélation de mon plus jeune frère abusant sexuellement de sa belle-fille de 12 ans. Autant dire que ma relation à la famille, déjà passablement difficile, est devenue catastrophique.
Ma mère vit encore, et c’est pourquoi témoigner est si difficile.
Puis-je me permettre de poser sur elle le diagnostic de TSA (trouble du spectre autistique) ? J’hésite car je n’ai partagé cette hypothèse avec personne d’autre que mes enfants. J’hésite car j’aurais tellement, tellement, tellement voulu être une bonne fille, aimante et indulgente. Les quelques personnes de mon entourage qui m’ont fait part de leur amour pour l’un ou l’autre de leurs parents, voire les deux, ont toujours éveillé en moi un vertige : c’était donc possible d’aimer sa maman ?! Mais quelle chance !! Quelle chance, pour ces personnes, de vivre avec cette certitude, cette confiance, cette chaleur en elles ! Et j’avais beau m’efforcer, chercher, scruter mon enfance, j’avais beau tester des pensées, gestes ou paroles aimantes, je me sentais infiniment vide de cet amour, comme en deuil d’une totale inconnue.
J’ai du mal à témoigner parce que je lis, ici ou là, qu’on peut être une bonne mère malgré un TSA, et témoigner pourrait revenir à le nier, ce que je ne souhaite pas.
Ma mère n’était pas une mauvaise personne, perverse par exemple. Ni physiquement violente. Non, elle était simplement submergée par son émotivité, ses frustrations, ses intolérances à tout (bruits, odeurs, imprévus…) et ses contrariétés incessantes. Elle était “mère au foyer”, elle qui a toujours rêvé d’une carrière artistique et nomade. Elle n’a eu pour ses enfants que des mots tranchants, définitifs, insensés. Car le dialogue, la douceur, l’équanimité étaient autant de capacités qui lui manquaient absolument. Contrariée, elle perdait toute intelligence. J’entends par intelligence, la possibilité de prendre du recul, d’être curieuse, de s’ouvrir à d’autres intérêts que les siens seuls. Et contrariée, elle l’était du matin au soir. Alors les mots cinglants et les regards noirs pleuvaient, et le silence de plomb ensuite, interminable ; elle boudait. Pendant des heures, des jours. Et jamais, en 67 ans de sa fréquentation, je ne l’ai entendue s’excuser. S’excuser c’eût été s’abaisser. Car elle était, et reste, d’une fierté maladive. Fierté ou orgueil, je ne sais pas bien. Je devine, derrière ce trait de caractère, une histoire familiale d’aristocratie déchue, ruinée, étouffée par orgueil, reconstruite à la force du poignet, à la force tout court, marche ou crève !
Ma mère était régulièrement prise de panique quand une situation lui échappait. Habituellement, elle se maintenait très haut sur son piédestal, avec une violence et un aveuglement proche de l’égotisme, sauf quand elle s’effondrait, au plus bas, d’un coup, à cause d’un train en retard ou de l’annonce à la radio d’un accident mortel dont elle s’empressait d’imaginer l’un de ses enfants victime. Sa chute était atroce à voir, pour nous ses enfants. Nous n’existions plus, plus du tout, un mur s’était abattu sur elle, de silence et de haine, la coupant du monde. Une sorte de coma.
C’est difficile de témoigner parce que dans VEO, il y a “éducatif1”. La violence de ma mère n’était pas “éducative”. Elle n’employait pas sa violence au prétexte de nous éduquer. Elle était débordée par les épines acérées qui sortaient d’elle à chaque contrariété. Incapable de les réfréner, incapable de mesurer le mal qu’elle nous faisait. À l’adolescence puis à l’âge adulte, quand j’ai commencé à remettre en question sa violence, à exprimer clairement ma douleur après telle ou telle de ses réactions massacrantes, elle disait toujours… Oh ben moi, j’ai tourné la page. Oui, elle, elle tournait la page. Des pages et des pages tournées, des pages de plomb sur nos cœurs meurtris. Jamais aucune excuse, aucun remord, aucune parole de réconfort ou de réconciliation.
Elle nous traitait de… chochotte ! Quiconque ne supportait pas ses mots horribles était une chochotte. Bien sûr, dans un climat violent c’est l’argument massue. (Marche ou crève…)
J’ai découvert récemment ce qu’était l’alexithymie (“Difficulté à identifier, différencier et exprimer ses émotions, ou parfois celles d’autrui”, selon Wikipédia). J’ai pu enfin mettre un mot sur ce que j’avais identifié depuis longtemps. Un jour où je parlais avec elle d’empathie, elle a ricané… Ah ! l’empathie, c’est ridicule ! Je ne sais même pas ce que c’est, ça ne m’intéresse pas !
Et comme j’insistais… Moi, je ne suis pas une sainte, et j’aurais horreur d’en être une !
Et si je lui demandais pourquoi elle était si méchante… C’est ce qui me tient en vie ! Ma sœur était trop gentille et elle en est morte !
Si j’ai du mal à témoigner, c’est que j’ai infiniment pitié d’elle. J’y ai mis le temps mais j’ai fini par comprendre qu’elle était enfermée dans une violence impensée et impensable. Cela m’a aussi aidée à avoir pitié de moi. J’avais tellement souffert, et pas – seulement – parce que j’étais une chochotte.
J’ai du mal à témoigner parce qu’il y a ce frère coupable, son plus jeune fils. Ma mère ne peut pas parler de ce qu’elle ressent, comme elle a toujours peiné à parler des choses pénibles. Comment aurais-je réagi à sa place ? La famille qui se divise, menace de s’effondrer sur elle-même…
Mais ce qui devait arriver est arrivé. Je m’en suis écartée, ou j’ai été écartée. Je voulais qu’on parle, je voulais qu’on revisite l’histoire familiale, je voulais savoir si il existait des liens entre le crime de mon frère et notre éducation, l’alexithymie et les comportements impulsifs et rejetants de notre mère… Je voulais aussi parler de nous, ses enfants, avec nos manies, nos difficultés relationnelles… Mais mon besoin était inacceptable. Une fin de non-recevoir, car il fallait tourner la page, même cette horrible page-là. Je suis devenue la remueuse de m…
J’ai été aidée à surmonter cette épreuve-ci par Camille Kouchner et toutes les victimes ou témoins d’inceste silenciées.
La violence de ma mère n’était pas non plus “ordinaire”.
Je ne sais pas ce qui peut être fait en matière de prévention et d’actions politiques pour épargner aux enfants la violence – non systématique, je le redis – de parents ou d’adultes porteurs de troubles de la personnalité, psychiatriques, neurodéveloppementaux. Or j’ai l’impression d’observer autour de moi beaucoup de situations entrant dans ce cas de figure.
Dans les institutions, crèches, écoles ou Ehpad par exemple, oui bien sûr, il faut absolument poser des limites très strictes et faire du repérage. Ailleurs, faire autant de pédagogie que possible. Mais l’amoureux·e qui veut un bébé n’a pas forcément conscience de son TSA ou de sa personnalité borderline. Le rêve de l’enfant “parfait” et “réparateur”, l’image idyllique de la maternité données par les médias, ou la pression familiale, peuvent occulter des difficultés relationnelles, psychiques, existentielles qui se révéleront plus tard au contact de l’enfant. Les témoignages sur l’épreuve de devenir parent se multiplient sur le net, mais se faire aider ne va pas de soi, ce n’est pas encore “naturel”, ni accessible à chacun·e. C’est même le contraire, me semble-t-il. Là, il y aurait un gros travail à faire pour dé-stigmatiser ce besoin d’accompagnement, quelles que soient les difficultés rencontrées.
Quand j’ai demandé à ma mère pourquoi elle avait eu autant d’enfants, sa réponse m’a stupéfaite. J’étais folle, m’a-t-elle dit. C’est aussi le mot qu’elle employait pour décrire, longtemps après, ces moments de panique. Pour autant, prise dans le tourbillon de la vie et peu portée à se remettre en question, elle n’a pas cherché d’explication ni de solution à sa “folie”.
Ma vie a été bancale. L’insécurité y a régné en maîtresse. Insécurité affective, professionnelle, financière. Je me suis souvent sentie sauvée par ma facilité à m’exprimer, à questionner, à chercher des solutions pour ne pas reproduire. Mais je n’ai pas du tout été aidée par mes parents qui, l’un comme l’autre, tout intelligents qu’ils fussent par ailleurs, se muraient dans le silence et le déni, attendant que la page tourne.
Mon père était un homme plutôt doux, rarement excessif. Scientifique, il aimait être pédagogue avec ses enfants scientifiques, et comme je ne l’étais pas, j’ai l’impression d’avoir manqué quelque chose. Il était plutôt gentil, mais réservé, jusqu’à la froideur, il n’avait ni gestes ni mots affectueux, il n’exprimait jamais ses émotions. Il était souvent absent, et j’aimais quand il était avec nous car je me sentais vaguement protégée de ma mère par sa présence. Je crois qu’il était un peu faible, dépassé par la violence de ma mère, qu’il a subie atrocement dès lors qu’il est tombé malade.
Il me semble voir beaucoup d’insécurité dans ma famille. Cela se traduit par de l’alcoolisme, des manies, des troubles et des maladies psychiatriques, de la logorrhée, un rationalisme radical, de la violence verbale encore et encore, des tentatives de suicide… et toujours des pages qui se tournent dans un silence assourdissant.
J’ai eu du mal à me sentir bonne mère. Je cherchais des modèles partout où ça ne ressemblait pas à ce que j’avais connu. Je doutais de tout. J’avais du mal à construire car j’avais toujours l’impression d’être sans racines, de marcher à proximité d’un gouffre qui menaçait de m’engloutir. Je ne me sentais en sécurité nulle part et j’ai mis longtemps avant de pouvoir mettre des mots sur l’origine de ce mal car j’étais dévorée par la culpabilité, chochotte que j’étais, mauvaise fille et mauvaise mère que j’étais, ratée que j’étais… J’ai traversé des épisodes dépressifs, peut-être devrais-je dire que ma vie est une longue dépression, illuminée par quelques feux d’artifice amoureux ou artistiques et par l’amour que j’ai ressenti pour mes enfants.
J’ai fini par comprendre que je ne guérirai pas d’une enfance si malmenée. Je peux juste mesurer que le désir d’en sortir m’a fait parcourir des kilomètres et des kilomètres sur des voies abruptes et rugueuses, mais m’a apporté de la connaissance sur la psyché humaine. Souvent, j’ai l’impression de reconnaître au premier coup d’œil mes frères et sœurs de galère, mes frères et sœurs courage, et d’être capable de tout pour les soutenir dans leur persévérance à survivre.
Ma mère est encore de ce monde. Je la remercie car elle m’apporte encore quelques “chochotte” et autre “ridicule !” qui me servent désormais à tracer la carte de mon malheur pour ne plus m’y perdre. J’ai pu identifier et me formuler peu à peu d’autres de ses particularités qui m’avaient blessée. Le fait, par exemple, de ramener tout à elle, ou de dénigrer toute personne ou situation qui ne la valorisent pas. Je ne pouvais briller en rien car elle se vantait d’avoir déjà tout fait, et tellement mieux que moi. Si ce n’est pas à proprement parler de la violence, cela m’éclaire néanmoins sur ma difficulté à me sentir légitime à exister.
Maintenant, je me tiens à bonne distance d’elle, disons que je fais le service minimum. Pendant très longtemps, dans l’attente éperdue de son affection et de sa reconnaissance, je suis revenue “au front”. J’essayais de passer du temps avec elle, supportant ses brutalités verbales et son dénigrement, essayant de lui en parler ensuite en espérant qu’elle ne se cabre pas aussitôt en redoublant de méchancetés. Jusqu’au moment où j’ai su que j’avais aussi le droit de me protéger car je n’étais, en réalité, coupable de rien.
Anne-Marie.
- Note de l'OVEO : sur ce sujet, voir l'article Réflexions sur la pertinence de l'expression "violence éducative ordinaire". ↩︎
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