La violence n'est pas innée chez l'homme. Elle s'acquiert par l'éducation et la pratique sociale.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

De l’origine radicale du mal : la preuve par Gaza ?

Nous publions ci-dessous le point de vue de deux militantes de l’OVEO qui dénoncent le génocide en cours à Gaza, qui atteint en premier lieu les plus jeunes.


Photo : Nils Huenerfuerst (Unsplash)

Par cahty malherbe et Daliborka Milovanovic

La lutte contre la violence éducative et la domination adulte ne doit pas s’arrêter aux portes de l’Occident, mais doit intégrer une préoccupation décoloniale, à savoir la question de la colonialité et sa déconstruction. L’enfantisme1 ne doit pas rester « blanc », ou « occidentalo-centré », comme le sont encore trop souvent aujourd’hui les luttes féministes.

En 2012, Olivier Maurel a proposé une formule d’une grande pertinence, pour qualifier l’aveuglement de celles et ceux qui, dans le champ des sciences humaines, réfléchissent aux causes et aux processus du phénomène violence : le trou noir2. Ce « trou noir », c’est à la fois celui de l’absence ou de la rareté des recherches sur les effets à long terme de la violence éducative ordinaire, notamment les effets sur le destin social, politique et historique des humains, et celui de la mémoire traumatique des victimes que nous avons presque toutes et tous été de ce type particulier de violence. Notamment en histoire et en sciences politiques, il ne vient presque jamais à l’idée des chercheur·euses (sauf exception 3) que les conditions de l’enfance d’un groupe de dirigeants ou d’une population donnés aient pu sérieusement déterminer le cours de leur histoire.

Même les fonctionnaires nazis sont, dit-on, au bout du compte, des « gens normaux », « qui n’étaient pas fous, n’avaient pas de problèmes pathologiques particuliers4 », et pourtant, ils ont adopté cette vision utilitariste et réifiante de l’humain qui les a, par étapes, conduits à la Shoah. Nous postulons, avec d’autres, et notamment avec Alice Miller5, que la réification des êtres vivants (qui implique une déshumanisation et, plus généralement, le retrait ou la négation du caractère d’être sensible et pour soi d’un être vivant) est une des conséquences de la violence éducative ordinaire, et que cette dernière nourrit un terreau propice aux actes meurtriers. On aurait tort de croire que cette réification est le propre de la postmodernité. Elle est une disposition mentale qui affecte diverses civilisations probablement depuis des millénaires, mais qui n’est en rien constitutive de l’humanité. Aujourd’hui, c’est par Gaza que nous en avons une preuve supplémentaire : que « le mal » se dépose en l’enfance, par l’éducation, nourrissant, chez les survivants d’une telle destruction de leur sensibilité, la haine des enfants.

À Gaza, la moitié de la population a moins de 18 ans. En bombardant Gaza, le gouvernement israélien sait pertinemment que ce sont majoritairement des enfants qu’il assassine, qu’il blesse et qu’il affame6. Pourtant, si peu d’organisations de « protection » réagissent en France. Houria Bouteldja se pose la question dans son livre Beaufs et Barbares. Le pari du nous : « Les Blancs aiment-ils les enfants ? », et notamment les enfants des « autres », « les damnés de la Terre », dans la « zone du non-être » (Franz Fanon), les peuples colonisés, « altérisés », réifiés, les « animaux humains », a déclaré le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant en octobre 2023.

Les enfants des autres, ceux qui travaillent dans les mines pour extraire le métal de nos si précieux appareils électroniques, dans les plantations de cacaoyers pour récolter la précieuse fève qui fera la joie des petits Occidentaux ou l'anxiolytique de leurs parents, les enfants vendus au tourisme sexuel, les enfants soldats du Congo ou du Mali, et autres ravages du capitalisme qu’on préfère ne pas imaginer… Les enfants de Gaza, des dizaines de milliers assassinés par des snipers ou sous les bombes, blessés sans soins, brûlés par le phosphore blanc, amputés sans anesthésie (on parle de dix enfants par jour), enlevés par l’armée israélienne, torturés, mourant de soif ou de faim, orphelins, uniques survivants de leur famille… Ces enfants-objets, qui « n’ont pas d’âme7 », semblent nous indifférer ; après tout, Israël est dans son droit, nous répètent les éditorialistes, envers et contre le droit international même. 

Mais Gaza, c’est loin, et il y a tant à faire chez soi, pense-t-on. Admettons. Mais sommes-nous vraiment si impuissants ? Nous nous permettons d’en douter, tant les intérêts économiques des grandes puissances commerciales mondiales en jeu, et dont nous sommes, engagent politiquement et moralement notre responsabilité. Nous profitons bel et bien de tous ces crimes. Notre pays commerce, il a signé des accords, il vend des armes, il protège ses zones d’intérêt. Et nous avons la sueur, la souffrance et le sang d’enfants sur les mains, ceux qui triment pour notre confort occidental mais aussi ceux de Gaza. 

Au risque de paraître excessifs, nous affirmons que notre mode de vie nous rend complices du génocide en cours à Gaza. 

Sommes-nous vraiment complices quand nous sommes dans l’ignorance des causalités ? demandera-t-on peut-être. La question est légitime : ce n’est ni à l’école de la République, ni dans les médias, qu’ils soient publics ou privés, qu’on exhibera notre responsabilité dans le malheur de tant de populations exploitées dans ce néocolonialisme qu’est la globalisation. Et puis, la chaîne des causalités est tellement longue et complexe qu’il y a trop de paramètres… Pourtant, pas tant que cela : cette chaîne, cet héritage de la violence, ce mal, et notre indifférence à celui-ci, prennent leur racine dans l’enfance. Et cela, nous y pouvons quelque chose. Il est temps de tirer les conséquences de la violence éducative et de la mémoire traumatique, et de briser la chaîne.

Cette violence, tant d'Israéliens l’ont reçue en héritage, celui des pogroms, de la Shoah, et celui d’un sionisme radical, nationaliste, raciste et étatique8 ; un héritage funeste de la violence sans doute entretenu par une éducation militarisée9. On peut comprendre les traumatismes. Mais on ne doit jamais accepter que ces traumatismes soient rejoués sur les générations suivantes. Il n’y aura jamais assez de morts d’enfants palestiniens pour équilibrer les morts d’enfants juifs, telle est la réalité. Une telle comptabilité est folie. 

L’action la plus urgente, la plus profondément efficace, même si ses effets ne seront pas immédiats, c’est de comprendre comment la violence ordinaire dans l’enfance, le fait d’avoir été chosifié, de s’être vu dénier la qualité de personne et d’être sensible, fait de chacun de nous une bombe à retardement, indifférente à la souffrance d’autrui, comme nos éducateurs l’ont été face à la nôtre ; et de véritablement protéger, choyer et rendre leur pouvoir propre à tous les enfants, afin que dans le miroir de nos yeux reconnaissant pleinement leur sensibilité, iels reconnaissent celle de tous les êtres vivants. Car aucune violence n’est anodine, en particulier celle que l’on subit dans l’enfance et l’adolescence.

Pour conclure, nous souhaitons laisser la parole à Timothée, un jeune de 15 ans, qui, le 10 février 2024, à Dunkerque, dénonce le génocide à Gaza et en Palestine :

« [...] enfants de France où nous vivons en paix, [nous] devons soutenir les enfants opprimés du monde entier. Depuis la Nakba de 1948, l'État d’Israël fait la guerre aux enfants en attaquant les lieux de refuge comme les écoles et les hôpitaux. La puissance occupante arrête chaque année et met en prison des centaines d’enfants innocents âgés parfois d’à peine 12 ans qui ont pour seul crime le fait de jeter des pierres. Ils sont enlevés à leur domicile la nuit, arrachés de leurs familles, sont ligotés et torturés en détention par les forces israéliennes qui procèdent à ces arrestations sans mandat. Certains sont battus, privés de sommeil, et sont soumis à la torture physique et psychologique. Depuis le 7 octobre les arrestations n’ont fait que s'accroître, il y a plus de 200 arrestations d’enfants depuis cette date, sans que les enfants soient accusés d’un seul crime, l'État d’Israël les détient dans les prisons israéliennes et les définit comme terroristes. Les colons israéliens font la guerre aux enfants en les privant de toute liberté dans une prison à ciel ouvert comme s’ils avaient peur de l’avenir. Les officiers israéliens se présentent comme l’armée la plus morale du monde mais la vérité est tout autre, ils tuent l’humanité chaque jour en faisant subir la guerre aux enfants. Depuis le 7 octobre, la situation empire pour les Palestiniens et le projet génocidaire israélien est mis en œuvre chaque jour par son armée. Ce véritable génocide et le nettoyage ethnique doivent stopper.

Les habitants de Gaza souffrent, en quatre mois 28 000 habitants dont plus de 11 300 enfants ont été tués, les vies des Palestiniens et de ces enfants sont dévastées, 17 000 enfants sont éloignés de leur famille, l’État d’Israël détruit Gaza et ne laisse aucune aide humanitaire entrer, ils coupent l’eau, toute nourriture et tout espoir d’aide. L’État d’Israël est à l’apogée du génocide qu’il veut exercer sur la Palestine depuis des années. Comme d’habitude, les médias et les États occidentaux se taisent et confondent, le terroriste, c’est l'État d’Israël et les terrorisés, ce sont les Palestiniens. Nous savons que notre mobilisation est juste et maintenons mettre tout en œuvre pour faire pression sur nos gouvernements pour qu’ils arrêtent de financer et de participer eux aussi à ce génocide. Continuons la lutte pour les Palestiniens et les enfants palestiniens comme pour tous les opprimés du monde. »


Notice sur l’usage du « nous »

© Daniel Garcia, 2016 (www.danielgarciaart.com)

Le « nous » employé dans le texte se réfère aux populations du « Nord global » (Europe occidentale, Amérique du Nord, mais aussi Australie, Israël, Japon, Nouvelle-Zélande), qui sont les consommateur·ices des biens massivement produits dans le Sud global, par ses populations exploitées et dont les ressources sont pillées. Il désigne également les populations dont les impôts directs et indirects servent à fabriquer des armes, qu’elles consentent ou pas à cette industrie meurtrière. L’illustration ci-contre, du dessinateur portugais Daniel Garcia, suggère de façon assez limpide le travail invisible auquel ces populations privilégiées doivent le luxe de confort de leur existence protégée de la guerre.

Au sein même du Nord global, on retrouve des territoires qui relèvent du Sud, en particulier dans les quartiers dit populaires où vivent les enfants racisé.e.s – notamment Noir.e.s et « Arabes », afrodescendant.e.s, enfants de familles originaires des anciennes colonies françaises et des régions appelées « Outremers » –, zones de non-droit où la violence que l’État français y déploie, par le bras armé de sa police, prend des allures de guerre menée contre les jeunes (une marche est organisée le 21 avril 2024 pour dénoncer le racisme et la violence de l’Etat français envers ces enfants qui, très souvent, sont adultisés, voir l'appel à la Marche du 21 avril 2024).


  1. Construit sur le modèle de « féminisme », le terme « enfantisme » désigne les luttes en faveur des intérêts des enfants. L’enfantisme revendique une égalité de dignité et de respect entre enfants et adultes, l’abolition des rapports de domination adultiste et des conditions de vie décentes et sûres pour toutes les jeunes personnes. Il est entendu que les luttes enfantistes doivent intégrer tous les enfants et toutes les jeunes personnes (et pas seulement « nos chères têtes blondes »), quelles que soient leur nationalité, la couleur de leur peau, leur religion, leur classe sociale, leur sexe et tout autre critère discriminant.[]
  2. La Violence éducative : un trou noir dans les sciences humaines, Olivier Maurel, L’Instant présent, 2012.[]
  3. Voir La psychohistoire : de l'origine du mal.[]
  4. L'historien Johann Chapoutot à propos du film La Zone d'intérêt.[]
  5. Voir C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Aubier, 1985. Voir aussi le site consacré au travail d’Alice Miller, notamment son entretien avec Olivier Maurel et ses entretiens avec Thomas Gruner sur l'enfance et la politique.[]
  6. Voir également le traitement particulier réservé aux femmes enceintes qui sont empêchées d’accoucher dans des conditions dignes et sûres. Le fait qu’enfants et femmes soient les principales victimes de cette guerre menée contre les Palestinien·nes rend la caractérisation de génocide particulièrement pertinente car c’est le potentiel reproducteur des Palestinien.nes qui est réduit et mis en péril. Lire sur BBC News More than 30,000 killed in Gaza, Hamas-run health ministry says.[]
  7. Voir le documentaire Almost friends.[]
  8. Antisionisme, une histoire juive, textes choisis par Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Syllepse. Voir également le site de l’UJFP (Union juive française pour la paix).[]
  9. Voir sur FranceInfoTV cette chronique de 2018 sur le service militaire obligatoire et l’importance qu’il revêt dans la formation des jeunes. Des parents israéliens témoignent du militarisme dans l’éducation des jeunes Israéliens.[]

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