C'est à l'échelle mondiale qu'il faut désormais inventer de nouveaux concepts mobilisateurs, pour parvenir à cet idéal : l'égalité en dignité et en droit de tous les êtres humains.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

Un mauvais livre pour enfants

par Aurélie Trotto, membre de l’OVEO

Lito : une maison d'édition pour la jeunesse à éviter !

« Juliette » est un personnage pour enfants créé par Doris Lauer. Elle est l'une des héroïnes des éditions Lito qui la présentent ainsi : « Juliette ne cesse d'enchanter petits et grands. Ses aventures abordent une situation de la vie quotidienne, les petits malheurs et les petits bonheurs des tout-petits. » La maison Lito, bien que spécialisée dans les livres pour enfants, ne semble d'emblée pas très au courant de la réalité du monde émotionnel de l'enfance : « petits malheurs et petits bonheurs » paraissent des expressions particulièrement mal choisies pour décrire l'intensité des sensations vécues par les tout petits lors de leurs premières années d'expériences en ce monde. Cette façon de considérer les enfants qui, puisqu'ils sont petits, sont censés ne vivre et ne ressentir que de petites choses, ne leur reconnaît qu'une mini existence, pas digne d'être prise au sérieux, et laisse présager le pire... car en fait d'« enchanter petits et grands », les aventures de Juliette sèment plutôt l'épouvante...

Le livre étant, en soi, porteur de sens et de message, une maison d'édition pour les enfants assume une responsabilité lourde, et se doit de mesurer avec la plus grande prudence ce qu'elle choisit de diffuser... La maison Lito vend depuis de nombreuses années l'album Juliette fait des bêtises, qui nous est présenté comme suit sur Amazon par une internaute : « La petite fille s'ennuie ; elle demande de l'aide à sa maman, qui l'envoie ranger sa chambre. Elle sera punie parce qu'elle a empiré l'état de sa chambre. Ensuite elle a faim, se sert et s'en met partout, alors elle se fait insulter : "dégoûtante", "cochonne", elle va se nettoyer et renverse les savons... sa maman lui met une, je cite, "bonne tape" sur les fesses... Geste que la petite fille reproduira sur son ours en peluche, en espérant que sa maman l'aimera toujours. Comment peut-on en 2014 vendre encore de telles stupidités ? Quelle morale peut en tirer un enfant de 3 ans si ce n'est craindre ses parents et ne pas pouvoir compter sur eux... je suis choquée. » De très nombreux commentaires sur Amazon suivent celui-ci ; les lecteurs emploient des termes comme : « ce livre est un torchon », « je suis horrifié », « une honte », « abominable », « ne l'achetez pas ! » ; une internaute émet cette remarque : « A la fin du livre, Juliette reproduit sur son nounours ce qu'elle a subi. Où est la morale ? Maman tape, la fillette fessée tape à son tour son nounours, dans 20 ans elle tapera à son tour ses enfants ? Comment peut-on encore, en France, véhiculer des messages de cette violence ? Il est temps que la France adopte une loi interdisant les châtiments corporels envers les enfants et cesse de publier ces torchons qui encouragent les coups. »

L'album a 15 ans. Découvertes et évolution en matière d'éducation ont eu le temps de faire leur chemin depuis, et l'on pourrait penser que le maintien de l'ouvrage sur le marché n'est qu'un regrettable oubli de la part de l'éditeur. Cristelle, une des nombreuses mamans lectrices choquées par l'ouvrage, a donc pris la peine de le signaler à la maison Lito, à travers une lettre :

« Bonjour, je me permets de vous écrire au sujet du livre Juliette fait des bêtises qui m'a profondément choquée. En effet, jeune maman, je suis opposée à tout châtiment corporel envers les enfants et plus généralement ce que l'on appelle la VEO (violence éducative ordinaire). Or, ce livre prône ouvertement la fessée, laquelle engendre souffrance physique et morale (on y voit bien la petite Juliette pleurer à chaudes larmes). Des études scientifiques ont d'ailleurs montré les dégâts à long terme causés par les châtiments corporels : mauvaise estime de soi, dépression, risque de suicide, violence, conduites à risque... A l'heure où la France est pointée du doigt pour son laxisme en matière de lutte contre la maltraitance des enfants, à l'heure où la France voit mourir, chaque jour, 2 enfants sous les coups de leurs parents, je trouve inadmissible que des livres, de surcroît à destination des enfants, encouragent les châtiments corporels. Aussi, je vous saurais gré de bien vouloir retirer ce livre du marché ou de le modifier pour que l'histoire s'inscrive dans une éducation respectueuse de l'intégrité physique et morale de l'enfant. Cordialement. Cristelle. »

La réponse ne se fait pas attendre...

« Chère Madame, nous avons bien reçu votre message et nous vous remercions sincèrement pour votre témoignage. Je vais naturellement vous répondre à propos de vos interrogations sur l'ouvrage Juliette fait des bêtises. Sachez tout d'abord qu'en tant qu'éditeur de livre pour la jeunesse, nous faisons tout en œuvre pour satisfaire nos clients.

Nos ouvrages ont effectivement une portée pédagogique et ne sont pas uniquement fait pour distraire les lecteurs. Nous sommes de ce fait totalement opposés à la maltraitance des enfants et à toute forme de violence exercée à leur encontre. Notre collection Juliette fête son année son 20e anniversaire et celle-ci a toujours cherché à promouvoir l'éducation des enfants. Permettez-moi de vous proposer une autre lecture de l'épisode auquel vous faîtes référence dans Juliette fait des bêtises. J'ai la conviction qu'il ne s'agit pas d'une fessée ou autre châtiment corporel, mais d'une simple tape (comme le dit le texte) à visée éducative. Par ailleurs, j'ai le sentiment que le visage de Juliette évoque davantage la vexation d'être punie qu'une quelconque souffrance morale. En outre, à la page suivante, on voit Juliette passer la serpillère pour réparer ses bêtises, preuve qu'elle a compris le sens de la punition. Enfin, à la dernière page de l'album, Juliette reproduit la tape sur son doudou en promettant, suite à cette journée difficile, d'être exemplaire. Espérant avoir ainsi répondu à vos diverses interrogations et doutes sur notre album, sachez sommes prêts à répondre à toute demande ultérieure.

Bien cordialement. »

Il semble d'emblée que l'éditrice n'a pas passé beaucoup de temps sur cette réponse et les fautes syntaxiques et d'orthographe soulignent le mépris avec lequel elle considère la lettre de Cristelle. Cette dernière n'est ni un « témoignage » ni « une interrogation », comme le prétend faussement la maison d'édition, mais un signalement d'un ouvrage inadmissible qui appelle ouvertement à la violence contre les enfants, alors que Lito se proclame, je cite, « opposé à toute forme de violence exercée à l'encontre des enfants ». Oui mais, pour Lito, une tape sur un enfant n'est pas une violence si elle revêt le prestigieux label « à visée éducative »... D’ailleurs, comme dit cet éditeur, fin psychologue, « le visage de Juliette évoque davantage la vexation d'être punie qu'une quelconque souffrance morale »... car, comme chacun sait, la vexation et l'humiliation ne font pas partie des souffrances morales... Cette réponse plutôt péremptoire ressemble à s'y méprendre aux tristement célèbres « fous-moi la paix, dégage, va ranger ta chambre ! » et autres « c'est comme ça et pas autrement ». Dénuée d'empathie, cette réponse est donnée comme une sorte de tape à visée éducative que la lectrice importune s'est vu octroyer ; on lui fait clairement comprendre comment il faut voir les choses...

Il est reconnu que ceux qui prônent, diffusent et pratiquent la violence éducative ordinaire, en ont été victimes enfants, ne l'ont pas remise en question, et ne savent agir qu'en obéissance à une autorité supérieure. La vie pour eux se résume à ça : soit on est dominant, soit on est dominé. C'est pourquoi, comme le dit Olivier Maurel dans une interview du film Amour et Châtiments, la loi contre la VEO, en imposant cette autorité supérieure, est indispensable pour que ces gens cessent de frapper les enfants ou d'en vanter les mérites. J'ajoute qu'ils ne le feront pas, non parce qu'ils auront compris pourquoi il ne faut pas le faire, mais parce qu'ils y seront obligés, tout comme, quand une telle loi sera enfin votée, Lito retirera son ouvrage non par respect de l'enfant mais par obligation, sous peine de procès.

Reste une autre solution : que les lecteurs se détournent de cette maison d'édition spécialisée, qui non seulement méconnaît son sujet, mais en plus est nocive. Combien de mamans, ayant lu ce livre, ont ensuite frappé leur tout petit en se sentant justifiées et dans le bon chemin ? Combien d'enfants se sont sentis, à cette lecture, insécurisés et apeurés ? « Sachez tout d'abord qu'en tant qu'éditeur de livre pour la jeunesse, nous faisons tout en œuvre pour satisfaire nos clients », affirme Lito, dans un français approximatif... Répandre la peur et la haine satisfait sans nul doute une certaine catégorie de clients, une catégorie peut-être majoritaire en nombre et en pouvoir d'achat, abreuvée d'ultraviolence médiatique. Mais la peur et la haine ne peuvent pas satisfaire les enfants, ni les parents qui ont à cœur de guider ces derniers vers un épanouissement respectueux des autres et d'eux-mêmes. Ces soi-disant professionnels du livre pour enfant ne font d'ailleurs, contrairement à ce qu'ils semblent croire, pas du tout l'unanimité, à en voir les nombreuses réactions d'indignation sur Amazon...

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