C’est seulement quand se produit un changement dans l’enfance que les sociétés commencent à progresser dans des directions nouvelles imprévisibles et plus appropriées.

Lloyd de Mause, président de l'association internationale de Psychohistoire.

Une pollution méconnue : la violence éducative

Par Olivier Maurel, 2003, revu en 2008.

Peu d'écologistes jusqu'à présent se sont préoccupés d'une des atteintes les plus radicales à notre propre nature, qui touche la majorité des enfants venant en ce monde. Je veux parler de la perturbation du cerveau des enfants par la violence éducative ordinaire, celle à laquelle recourent en toute bonne conscience presque tous les parents du monde comme moyen d'éducation.
La violence éducative ordinaire ne doit pas être confondue avec la maltraitance, qui n'est que le sommet de l'iceberg de la violence infligée aux enfants et qui est dénoncée dans tous les pays. Alors que la violence éducative ordinaire, qui constitue les neuf dixièmes immergés du même iceberg, est parfaitement tolérée et souvent préconisée. Vingt-trois pays seulement l'ont interdite.
Cette atteinte à la nature, à notre nature, est d'autant plus rarement dénoncée qu'un de ses premiers effets est de s'autojustifier dans l'esprit de ceux qui la subissent. Presque tous frappés dans notre plus jeune âge, nous nous sommes identifiés à nos parents à un moment où nous en étions entièrement dépendants et où tout ce qu'ils faisaient était pour nous incontestable. Remettre en question ce comportement exige donc de nous un retournement de la pensée aussi difficile qu'une remise en question radicale de nous-mêmes.
Une deuxième raison fait que la violence éducative ordinaire n'est pas perçue comme un danger. La vitalité et la capacité de rebon­dis­se­ment des enfants est heureusement telle qu'ils utilisent pour se construire tout ce qu'ils trouvent autour d'eux. S'ils rencontrent une personne qui les comprenne et qui les respecte, ils peuvent bâtir sur cette estime l'essentiel de leur personnalité et compenser partiellement les effets de ce qu'ils ont subi par ailleurs. Ces effets ne sont donc pas toujours apparents. Le plus résistant et le plus indélébile reste cependant la répétition de la violence subie sur la génération suivante, si cette forme de violence n'est pas contestée dans la société où l'on vit.
Nous pensons donc presque tous qu'une bonne fessée n'a jamais fait de mal à personne, et nous nous défendons par l'humour et la dérision contre ceux qui essaient de nous faire prendre au sérieux les gifles et autres punitions corporelles.
Un fait pourtant devrait attirer notre attention : la majorité des Africains, qui, eux, ont été soumis enfants à de violentes bastonnades, les considèrent exactement comme nous considérons la fessée : un mode d'éducation normal, indispensable et sans danger. Les adultes n'ont en fait aucune objectivité à l'égard de ce qu'ils ont subi de la part de leurs parents, et il leur est difficile de ne pas le considérer comme salutaire et justifié. La plupart des femmes africaines qui ont subi l'excision la voient aussi comme normale et indispensable, et rares sont celles qui l'épargnent à leurs filles.
Pour la même raison, nous sommes extrêmement sous-informés sur l'importance quantitative de la violence éducative ordinaire, dont très peu d'associations s'occupent. Partout dans le monde, 80 à 90 % des enfants la subissent, et ces pourcentages sont confirmés par plusieurs enquêtes et sondages. Ainsi, au Cameroun, 90 % des enfants subissent la bastonnade à la fois dans leur famille et à l'école(1). Des sondages effectués au Maroc(2) et au Togo(3) donnent sensiblement les mêmes pourcentages. Les enfants d'Asie et d'Amérique du Sud ne sont pas mieux traités. Dans presque la moitié des États des États-Unis, les enfants sont fessés à coups de latte dans les écoles. En France et en Europe en général, si le niveau de la violence éducative a sensiblement baissé par rapport à ce qu'il était au XIXe siècle, 85 % des parents(4) recourent encore aux gifles et fessées, considérées à tort comme inoffensives.

La violence éducative commence souvent à s'exercer sur les nourrissons et se prolonge sur toute la durée de l'enfance et parfois de l'adolescence, voire plus longtemps encore. Dans certaines sociétés traditionnelles, le père trouve normal de frapper ses enfants au-delà de leur majorité.
Mais le plus étonnant, c'est que les coups et autres châtiments corporels, qui sont justement considérés et dénoncés depuis cinquante ans par Amnesty International comme des "traitements cruels, inhumains et dégradants" quand ils sont appliqués à des prisonniers, adultes le plus souvent, sont quotidiennement infligés à la majorité des enfants du monde par leurs parents et par leurs maîtres, dans l'indifférence et l'ignorance générale de l'opinion publique. Cette indifférence et ce manque d'information qui permettent de perpétuer ces châtiments prennent leur source, on l'a vu plus haut, dans ces châtiments eux-mêmes.

Et pourtant, on sait avec certitude aujourd'hui que ces châtiments ont des effets destructeurs.
Il a été prouvé par plusieurs études rigoureusement scientifiques que les enfants qui ont été frappés ont plus de maladies physiques et mentales et d'accidents que ceux qui ne l'ont pas été, et que cette augmentation se constate dès le niveau de coups le plus bas(5). Autrement dit, il n'existe pas de seuil de violence en dessous duquel les coups infligés par les parents aux enfants seraient inoffensifs.
Il a été prouvé que la menace de punitions physiques perturbe le travail intellectuel et le rend moins efficace.
Il a été prouvé qu'il existe une très forte corrélation entre les violences commises à l'adolescence ou à l'âge adulte, qu'il s'agisse de délinquance ou de criminalité, et les violences subies dans l'enfance.
Et, en ce qui concerne les retombées politiques de la violence éducative, ce n'est sans doute pas un hasard si les principaux dictateurs du XXe siècle, Hitler, Staline, Mao, Amin Dada, Ceausescu, Saddam Hussein, ont tous eu une enfance ravagée par la violence parentale, et s'ils ont pris le pouvoir dans des pays où l'éducation était traditionnellement violente. La violence éducative a en effet sur la violence sociale et politique de multiples effets qui favorisent l'avènement de pouvoirs autoritaires violents, voire génocidaires. Elle légitime aux yeux des enfants frappés l'emploi de la violence dans les conflits individuels et collectifs. Elle accumule dans leur psychisme une pression intérieure qui cherche à se décharger non pas sur les parents, mais sur les premiers boucs émissaires venus et désignés par un pouvoir lui-même violent. Elle incite les enfants à obéir non pas à la loi, mais à la violence, et elle donne du prestige aux leaders politiques autoritaires, perçus comme des incarnations de la violence paternelle ou maternelle.
Quand on s'interroge sur les raisons de ces effets de la violence sur le psychisme des enfants, on s'aperçoit qu'ils sont dus à des perturbations provoquées par la violence sur des comportements innés de l'enfant. C'est pourquoi il est tout à fait justifié de les considérer comme des formes de pollution ou de perturbation de la nature humaine.
En effet, la violence éducative n'existe pas chez les animaux, au moins les plus proches de nous, notamment les singes bonobos. Une mère bonobo ne frappe jamais ses petits, elle se contente de les éloigner d'objets ou de situations dangereux. La violence éducative est un phénomène culturel acquis, et rien dans leur nature n'y prépare ni la mère ni l'enfant.
Bien au contraire, la violence éducative vient interférer gravement avec des comportements innés de l'enfant. Elle l'atteint ainsi au centre de lui-même.
Le comportement instinctif de sauvegarde qui pousse tout petit primate à fuir ou à combattre le prépare bien à réagir à la violence. Mais absolument pas à une violence venant de sa mère, c'est-à-dire de sa base de sécurité, qu'il ne peut ni fuir ni combattre. Cette distinction est essentielle. Un petit primate - et l'enfant en est un - agressé par un de ses pairs peut toujours venir se réfugier auprès de sa mère. Mais, agressé par sa mère, il n'a plus de refuge et il voit brusquement sa base de sécurité devenir source d'insécurité. Rien dans ses instincts ne le prépare à affronter une telle situation. Au contraire, ce qui, dans son organisme, devrait l'aider à se protéger devient facteur de destruction. Henri Laborit a montré, dans le film d'Alain Resnais Mon oncle d'Amérique, comment les hormones du stress, qui normalement préparent un animal à fuir ou à se défendre, deviennent destructrices pour l'organisme quand le même animal ne peut ni fuir ni combattre, ce qui est exactement la situation de l'enfant frappé. Ces hormones attaquent le système digestif et les neurones. L'effet en est visible au scanner.
De même, la violence éducative a un effet pervers sur un autre comportement inné de l'enfant, le comportement d'imitation. La première chose qu'apprend un enfant frappé, ce n'est pas à obéir, à être "sage" ou à mieux travailler, c'est à frapper. On sait depuis peu(6) que les neurones qui sont actifs lorsque nous effectuons une action sont exactement les mêmes qui s'activent quand nous observons cette action. C'est-à-dire que toute action des parents s'imprime littéralement dans le cerveau des enfants et prépare le chemin pour l'exécution de la même action. Et la violence éducative n'est pas une violence défensive. C'est une violence du fort sur le faible. Frapper un enfant, c'est le conditionner à la violence sur les êtres les plus faibles, et plus tard, bien évidemment, sur ses propres enfants.
Un autre comportement inné pousse les petits primates à se soumettre aux individus dominants, comme on le voit chez les singes. Les travaux de Stanley Milgram(7) ont montré à quel point la tendance à obéir, y compris à des ordres manifestement inhumains, est forte chez les adultes, pour peu qu'ils reconnaissent l'autorité à laquelle ils sont soumis. La violence éducative ne peut que renforcer cette tendance innée, faciliter la tâche des pouvoirs autoritaires et rendre plus difficile le fonctionnement d'une saine démocratie qui exige, chez les citoyens, la capacité de dire non à l'inacceptable.
Enfin, un autre système inné, le système immunitaire, est aussi vulnérable à la violence éducative. On sait aujourd'hui qu'en cas de stress consécutif à une agression, le cerveau, pour rendre la fuite ou la défense plus efficace, désactive automatiquement les fonctions qui n'ont pas d'utilité immédiate, comme la digestion ou le système immunitaire, pour consacrer toute l'énergie du corps à la course ou au combat. Or, un enfant qui est soumis à des coups et à la peur de ces coups se trouve fréquemment en état de stress, et cela pendant toute la durée de la formation de son cerveau. Cette alternance d'activation et de désactivation du système immunitaire est néfaste à son bon fonctionnement. C'est sans doute la raison pour laquelle les enfants frappés sont plus souvent malades que les autres.
On voit donc que c'est avec des comportements naturels et innés de l'enfant, tous indispensables à sa survie (comportement de sauvegarde, système immunitaire) ou à son insertion sociale (imitation, soumission), que les punitions corporelles viennent interférer, sans bien sûr que les parents en soient conscients. Et elles perturbent les enfants au point de provoquer chez eux des tendances destructrices ou autodestructrices.
En tant qu'écologistes, nous luttons contre la production hasardeuse d'organismes génétiquement modifiés, ce qui est très bien. Mais les punitions corporelles font des enfants des organismes culturellement perturbés et presque personne ne s'en soucie. La pollution des esprits que constitue la violence éducative réduit certainement beaucoup le potentiel intellectuel et affectif de l'humanité. Pouvons-nous nous permettre de perpétuer ce gâchis ? C'est en élevant les enfants dans un sens conforme à leur nature et non pas en bouleversant l'organisation de leur psychisme dès le plus jeune âge à coups de punitions corporelles(8) qu'on peut espérer en faire des adultes attentifs à la protection de la nature et capables de résoudre les multiples problèmes posés par la société contemporaine.
Et le fait que la violence éducative soit employée depuis des millénaires, au moins depuis l'apparition des premières civilisations écrites, ne doit pas nous impressionner. Sa durée plurimillénaire n'ajoute aucune valeur à l'excision, pas plus qu'elle n'en ajoutait à l'esclavage.
Il faut ajouter qu'une autre conséquence des punitions corporelles est d'humilier les enfants, de les amener à perdre leur estime d'eux-mêmes et souvent à ne plus être capables du simple bonheur d'exister. Or, quand on ne connaît plus le bonheur d'être, on lui cherche des substituts : l'avoir, le pouvoir, le paraître. Est-il nécessaire de démontrer que la quête massive de ces trois substituts d'être est le plus puissant moteur de la machine à détruire la planète ?
La logique des mouvements écologistes devrait les amener à prendre partout clairement position contre la violence éducative et pour demander son interdiction, comme cela s'est déjà fait dans vingt-trois pays, mais pas encore en France. Elle devrait les amener aussi à soutenir activement l'action du Comité des droits de l'enfant de l'ONU qui demande à tous les pays d'interdire les punitions corporelles(9).


Sur la relation entre écologie et VEO, voir aussi l'article Changement de cap.

1 : Enquête EMIDA, mai 2000.
2 : Enquête UNICEF, juin 2002.
3 : Enquête FIDE, 2003.
4 : Sondage SOFRES, 1999.
5 : Jacqueline Cornet, Faut-il frapper les enfants, Hommes et perspectives, sans date.
6 : Cf. les études de Giacomo Rizzolatti, professeur de physiologie humaine à l'université de Parme.
7 : Cf. Soumission à l'autorité, Calmann-Lévy, 1974. Et également, le film d'Henri Verneuil I comme Icare.
8 : La violence psychologique et la violence verbale ont aussi des effets nocifs sur l'enfant. Mais dans la mesure où elles ne touchent pas directement le corps, elles semblent moins agir sur les comportements innés. Et surtout, elles ne sont ni l'une ni l'autre ouvertement préconisées comme l'est la violence physique dans beaucoup de traditions.
9 : Actions en faveur de l'interdiction : une pétition individuelle et une pétition déjà signée par 187 associations.

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