Quand on a rencontré la violence pendant l'enfance, c'est comme une langue maternelle qu'on nous a apprise.

Marie-France Hirigoyen.

Allan Pettersson, ou la souffrance muette d’un musicien

par Laurent Terrenoire, membre de l’OVEO, musicien-enseignant composant parfois...

Le compositeur Allan PETTERSSON (1911-1980) est à mon sens le musicien le plus caractéristique des effets de la violence éducative.

Tout d’abord, par sa biographie : il est né le 19 septembre 1911 à Västra Ryad, Uppland et grandit avec ses trois frères et sœurs dans les “slums” de Stockholm. Il est le fils d’un père forgeron alcoolique et violent et d’une mère faible et bigote. À 12 ans, il s’achète un violon, grâce aux économies réalisées par la vente de cartes postales, et malgré les coups de son père ou la menace d’un placement dans une maison d’éducation, il ne se détournera jamais de la musique.

Dans ce cas, la musique jouera le rôle de “témoin lucide”, elle lui permet suite à cette rencontre “hasardeuse” de s’échapper au sens propre et au sens figuré de l’enfer familial. Mais ce témoin lucide a ses limites, car il est abstrait, impalpable, et il n’offre pas l’amour suffisant qui permettrait de se sentir détendu et confiant. Cela est démontré dans la suite de sa biographie :

Il obtient une bourse de la fondation Jenny Lind qui lui permet de poursuivre ses études à Paris. À son retour, il sera altiste de rang à l’orchestre de Stockholm, métier “abhorré” selon ses propres termes, et où il ne se fera pas que des amis, puisque (par exemple) en 1975, après une dispute au sujet d’un changement intervenu dans le programme d’un concert lors d’une tournée aux USA, il interdit à l’orchestre de Stockholm d’interpréter ses œuvres.

En 1953, il ressent les premiers symptômes de la polyarthrite généralisée qui le handicapera lourdement jusqu’à sa mort.

Enfin, il se plaindra souvent de ne pas être mieux reconnu. En effet, peu de gens, y compris parmi les professionnels de la musique, connaissent son nom et son œuvre, et dans son pays, même s’il fut joué régulièrement par l’orchestre de Stockholm, il obtiendra une bourse et un logement de fonction seulement en 1976, et il sera nommé professeur honoris causa en 1979.

Ensuite, c’est à l’écoute de sa musique que l’on peut se faire une idée précise des effets dévastateurs du milieu extrêmement violent dans lequel l’enfant Pettersson a grandi. Mais avant cela, je dois expliquer ce que véhicule la musique en soi, car il s’agit d’un art très particulier, dont le langage est devenu de moins en moins accessible au grand public, de par son abstraction absolue (les sons sont impalpables et défilent dans le temps sans possibilité de retour en situation vivante), et ses codes langagiers à la symbolique forte (musique tonale, atonale, spectrale, etc.).

Dans ce cas, je vais simplement évoquer le fait qu’elle est la voie directe et royale aux émotions humaines. Ces émotions se partagent grossièrement de manière identique dans un milieu culturel commun (notre civilisation européenne), avec toutefois dans les détails des différences individuelles liées à l’histoire de chacun, ce qui ne facilite pas la tâche d’interprétation, mais en revanche l’enrichit considérablement.

Enfin, dans sa biographie écrite par Leif Aare, presque son seul ami, le compositeur confie : “L’œuvre à laquelle je travaille est ma propre vie, celle qui est comblée, celle qui est maudite : je m’y adonne afin de retrouver le chant que l’âme a chanté autrefois.” Il semble parler ici de sa petite enfance, du nourrisson pur et innocent que chacun de nous a été, en généralisant à toute l’espèce humaine.

Ceci posé, comment sonne donc sa musique ? Sombre, violente, étouffante, implacable, ténébreuse et dépressive, parfois lyrique. On ne sort normalement pas indemne de l’épreuve douloureuse imposée jusqu’au bout par le compositeur que procure l’écoute de cette musique. Il a composé une quarantaine d’œuvres, dont 16 symphonies qui sont des monuments de 45 minutes en moyenne, aux harmonies mineures et dissonantes, au langage sombre, sans repos, avec une pulsation implacable du début à la fin de chaque morceau, ne laissant aucun répit à l’auditeur. Il exprime en fait la peur, la terreur, la noirceur de l’esprit humain dont il a été affecté. Par exemple, la 3ème symphonie est rapide, très dissonante, aux traits véloces et saillants, la 9ème est modérée, à la pulsation ininterrompue comprenant des motifs obsédant, qui se développent par blocs, selon un principe de “succession”, donnant l’impression de musiques divergentes avec un matériau cependant unique, très difficile à suivre pour un auditeur non prévenu.

La septième symphonie est au centre de l’œuvre et porte en elle le fameux chant innocent tant recherché. Entre les symphonies 1 à 5, rapides, complexes, très dissonantes, et les symphonies 9 à 16, également complexes, dissonantes, mais plus modérées et lyriques, retenues grâce à l’apport des symphonie 6 à 8, plus simples et plus lentes.

Cette 7ème symphonie est d’un seul souffle de 40 minutes, avec un accord de si mineur aux trombones ressassé entre chaque bloc de développement, que l’on pourrait qualifier d’“accord du destin”. Son matériau est l’un des plus simples de son œuvre, où on peut déceler symboliquement les larmes, représentées par ses secondes mineures descendantes répétées, les coups de caisse claire, décrivant peut-être les coups violents portés à l’enfant, les “cris” étouffés des violons dans l’extrême aigu, et un grand lyrisme mélodique qui nous donne l’accès direct à ce chant de l’innocence étouffée, perdue. Dans cette œuvre se trouve un des rares passages apaisés du compositeur, dénotant la difficulté pour lui de trouver la sérénité. Ce passage dure 45 secondes sur les 40 minutes de musique, ce qui est hautement évocateur....

En conclusion, il explique que le but ultime de son œuvre est de trouver le moyen d’“atténuer le cri d’un enfant”, sans doute dans le sens de consoler, apaiser. Et il n’y parviendra d’ailleurs jamais. La fin énigmatique de sa 16ème et dernière symphonie, en un la majeur difficile à percevoir tant il arrive doucement, pianissimo, par un glissement harmonique surprenant, alors que les envolées lyriques et plaintives dérangées se sont succédé pendant 20 minutes, nous laissent perplexes sur l’accomplissement de son but.

Une question importante est qu’il semblait avoir conscience que son enfance nourrissait son œuvre, d’après les citations ci-dessus, mais qu’il n’a pas trouvé le moyen de s’en guérir, ce qui démontre donc dans son cas le bien-fondé de la théorie d’Alice Miller. Lui n’a pas trouvé de témoin lucide humain. Son œuvre est le témoin privilégiée d’un enfer psychologique vécu jusqu’au bout, et donc une leçon pour nous tous, un cas évident d’une vie brisée par la violence subie dans l’enfance et ses conséquences irréversibles. Il semble aussi démontrer les limites de l’art comme thérapie, bien que cela lui ait sans doute permis de ne pas sombrer complètement, et donc d’utiliser ce moyen comme catharsis, mais non comme guérison définitive.


Les citations en italiques sont tirés des textes qui accompagnent les CD consacrés à l’œuvre d’Allan PETTERSSON, écrits par Andreas K. W. Meyer et Lars Heblad. Ils proviennent de l’intégrale des symphonies par différents orchestres allemands sous la direction d’Alun Francis parue aux éditions CPO, et des symphonies n°7 et 16 par l’orchestre de Stockholm dirigés par Antal Dorati et Yuri Ahronovitch aux éditions Swedish Society.


Note de l’OVEO : il existe une biographie d’Allan Petterson par Jean-Luc Caron, cf. ce résumé, tout à fait dans l’esprit de l’article ci-dessus, et on peut lire quelques pages du livre ici. Pour l’éditeur, Allan Petterson est « le musicien de la douleur et de l'angoisse existentielle » – mais le mot « existentiel » est bien souvent une façon commode de passer sous silence la violence de l’éducation ! Allan Petterson serait donc plutôt « le compositeur de la maltraitance », de même que les auteurs et les peintres dont parle Alice Miller dans ses livres L’Enfant sous terreur ou La Souffrance muette de l’enfant, et dans son article La dépression ou l’art de se leurrer

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