Quand on a rencontré la violence pendant l'enfance, c'est comme une langue maternelle qu'on nous a apprise.

Marie-France Hirigoyen.

Des enfants « victimes » d’une parentalité « exclusivement empathique »… ou comment faire passer la domination des adultes pour un droit fondamental des enfants

Un débat incomplet

Le 28 octobre 2022, deux tribunes quasiment similaires ont été publiées, l’une dans Le Figaro (La dérive de la parentalité “exclusivement” positive doit être dénoncée), l’autre dans La Libre Belgique : La parentalité exclusivement positive ne respecte pas le développement psychologique de l’enfant.

Caroline Suchard @caroline_suchard

Avec bien peu de nuances, les textes opposent de manière caricaturale le « bon sens » d’une éducation que nous pourrions qualifier de traditionnelle au pseudo-laxisme d’une éducation « exclusivement » « positive » ou « bienveillante », accusant même cette dernière de contrevenir aux droits de l’enfant.

Les signataires s’indignent :

Quand va-t-on se rendre compte que cette parentalité qui veut faire l’économie de l’éducation est un manquement grave aux droits des enfants ? Quand va-t-on accepter que les bonnes intentions de cette parentalité-là ne sont pas suffisantes pour la valider ?

Dans un contexte de remise en cause potentielle par le Conseil de l’Europe du « time-out » comme méthode éducative 1, il nous semble que ces levées de bouclier sont symptomatiques d’une difficulté – voire d’une impossibilité – à concevoir le rapport parents-enfants autrement que comme un rapport de domination, autorisant de fait toutes les manipulations jugées utiles à l’obtention d’un résultat souhaité.

Cette pensée est guidée par la croyance que le rapport de force est indispensable, les enfants étant de potentiels « tyrans » guidés par une « volonté de toute-puissance », et par la peur sous-jacente de leur « prise de pouvoir ».

Ainsi, la technique du « time-out » recommande d’isoler temporairement un enfant en cas de « désobéissance ». Quelle que soit la durée et les mots pour le mettre en place, il s’agit d’imposer à l’enfant un retrait d’attention (et d’amour) de l’adulte – et éventuellement du groupe – lorsqu’il ne respecte pas les « règles ». Ces besoins d’appartenance et d’estime, pourtant essentiels à tout être humain, sont donc conditionnés par la soumission aux standards arbitraires (« un enfant ne doit pas discuter quand on lui dit d’aller se brosser les dents », par exemple) imposés par la culture et par le « besoin d’éduquer » de l’adulte (qui a lui-même subi l’éducation et, en tant que parent, les conseils des « spécialistes »). Comme le formule Alfie Kohn, « je t’aime » signifie en réalité « fais ce que je te dis ».

Rappelons au passage qu’un enfant qui a un « mauvais comportement » n’agit pas contre l’adulte, mais pour lui-même (pour son autonomie, sa liberté…). Croire que son attitude est une provocation, voire une manipulation, est une projection de la part des adultes, qui révèle par ailleurs leur difficulté à voir les enfants comme des êtres humains à part entière et les empêche de vivre de manière plus détendue les conflits inhérents à toute relation. Oui, il vaut mieux « faire l’économie de l’éducation » quand le mot « éducation » désigne non pas le fait d’élever un enfant en étant à l’écoute des besoins et en respectant les droits de chacun – ceux de l’enfant comme ceux du parent –, mais une longue succession de « mesures éducatives » soigneusement étudiées et calibrées par des spécialistes pour être appliquées par des parents eux-mêmes obéissants.

Alice Miller écrit : « Le conditionnement et la manipulation de l’autre ont toujours été une arme et un instrument de l’exercice du pouvoir, même s’ils se déguisent sous les noms d’ “éducation” ou de “thérapeutique”. » (Postface de C’est pour ton bien, Aubier, 1985.)

Depuis la loi du 10 juillet 2019, si les prises de parole publiques des professionnel.les de l’enfance ne légitiment plus le recours aux punitions corporelles, que l’identification de la violence dans les pratiques éducatives semble s’affiner et le degré de violence des punitions physiques diminuer (IFop, 2022 2), l’attente d’une obéissance de l’enfant à l’adulte justifie de conserver ou d’inventer des mesures coercitives (éducatives) pour asseoir cette autorité.

Face aux difficultés rencontrées par les parents, qui se questionnent sur leur parentalité, remettent parfois en cause leur propre schéma éducatif et cherchent des « solutions » 3, nulle part n’apparaît la possibilité que ces difficultés puissent être liées à leur propre vécu (réactivation de la douleur liée à la violence éducative subie dans l’enfance, traumas…), à des facteurs liés au stress de la vie quotidienne (rythmes de travail, charge mentale, en particulier pour les familles monoparentales), et à un système sociétal global basé sur la hiérarchie, la compétition et une recherche du profit (travestie en idéologie du progrès) qui pousse à une hyperactivité et une surconsommation addictives – dont beaucoup d’adultes sont eux-mêmes victimes ou complices, mais dont les enfants, au moins, ne sauraient être tenus pour responsables.

Cela illustre le déni collectif des rapports de domination qui structurent nos relations et qui enferment les plus jeunes dans la croyance qu’ils doivent se soumettre à une autorité sans discuter, sans chercher à comprendre, car cette autorité est infaillible et agirait assurément « pour leur bien ».

C’est pourtant tout notre cadre de pensée qui est à changer pour atteindre un respect effectif de la dignité des plus jeunes et le respect de leurs droits, de leurs capacités et de leurs besoins fondamentaux.

En réponse aux deux tribunes précédemment mentionnées, une lettre ouverte a été adressée au président de la République et publiée dans L’Obs le 10 novembre 2022 pour promouvoir l’éducation non-violente en France. Si l’OVEO approuve dans l’ensemble les idées qui y sont développées et a proposé d’être signataire, nous notons que la domination adulte n’y est pas remise en cause.

Ce changement de paradigme est exigeant, il suppose de questionner les schémas ancrés en nous depuis notre naissance, de faire face à nos blessures profondes. Car c’est toute une culture plurimillénaire basée sur la normalisation de la violence faite aux plus jeunes qui est à déconstruire. La société a avancé – bien qu’insuffisamment – sur les questions de sexisme, de racisme, d’homophobie. Saurons-nous également faire évoluer le statut de l’enfant, pour une société plus égalitaire et plus respectueuse de chacun.e ?

Si nous voulons sortir des rapports de domination dans la société, il paraît essentiel de se pencher sur la première des dominations, à savoir celle des adultes sur les enfants.

Caroline Goldman et l’imprégnation de la psychanalyse dans notre culture

Le fait que ces deux tribunes aient eu une telle couverture médiatique tient certainement à la présence de Caroline Goldman parmi les six signataires principaux. Cette psychologue pour enfants et adolescents, très présente sur les réseaux sociaux et autrice de quelques ouvrages, commence à se faire une place parmi les « experts » grâce à ses apparitions dans La Maison des Maternelles sur France 2 et, depuis début 2022, grâce à son podcast à succès : Caroline Goldman – docteur en psychologie de l’enfant.

Ainsi, parallèlement à la publication de ces tribunes, une auditrice de France Inter nous a écrit pour nous dire sa sidération à l’écoute de l’émission Le téléphone sonne du 27 octobre 2022, émission dans laquelle Caroline Goldman était interviewée 4 (File dans ta chambre ! Une punition trop violente ?). Avec son accord, nous publions ci-après le courrier que cette auditrice a envoyé à l’animatrice de l’émission, la journaliste Fabienne Sintès.

Les recommandations de Caroline Goldman s’appuient sur une morale judéo-chrétienne, sur des concepts hétéronormés et psychanalytiques (niant par exemple les profils neuroatypiques et s’appuyant sur la théorie des pulsions, l’Œdipe, etc.). Sur son profil LinkedIn, elle se dit d’ailleurs – au moment où nous écrivons – « en croisade […] pour réhabiliter la psychanalyse dans le soin ».

À l’heure où de multiples sources nous permettent de remettre très sérieusement en cause les théories freudiennes 5, et où les découvertes scientifiques (en psychologie, biologie, sociologie) nous invitent depuis plusieurs décennies à dépasser d’anciennes croyances, il nous paraît important d’insister sur la dangerosité de cette volonté de soumettre les plus jeunes aux attentes et désirs des adultes.

Comme le rappelle entre autres le témoignage de cette auditrice de l’émission, l’obéissance aux adultes et la docilité des plus jeunes sont un terreau propice pour l’inceste et les violences sexuelles.


Bonjour Mme Sintès,

J’ai été sidérée hier soir d’entendre Caroline Goldman nous expliquer ses « pulsions éducatives » sans aucun contradicteur en face. Je parle de pulsions parce que, isoler une enfant dans sa chambre au seul motif qu’elle a exprimé sa joie à l’idée de voir ses amies, ce n’est pas une « méthode », c’est une pulsion. La mère est « agacée » par l’expression de sa fille, elle la punit, comme un moustique qui nous tourne autour et qu’on éclate. Personne pour répondre à cette psychologue que toute personne douée d’un minimum de sensibilité aurait exprimé basiquement ses besoins et ceux de l’enfant. « Maman a besoin d’espace, besoin de faire ça et ça, et toi tu peux exprimer ta joie avec un dessin ou en dansant. » Non, madame n’exprime rien, elle punit.

J’ai été ravagée moi-même par cette « éducation » absurde et brutale. J’étais une petite fille sage, docile et soumise. Adulte, face à un homme, la case « non » n’existait pas. J’ai 38 ans, et j’ai mis presque deux décennies à sentir que j’avais enfin la possibilité de dire non. Ma tête a entendu à 20 ans que je pouvais dire « non » (je n’y avais jamais pensé) mais mon corps avait trop peur. Les pulsions érigées en méthode sont le berceau de toutes les dominations.

Si vous vouliez avoir quelqu’un en face de cette psychologue (qui affirme que les anti-VEO sont tous des « personnes qui n’ont pas étudié l’enfant, gourous autoproclamés » – et personne ne la contredit) vous auriez pu inviter des personnes qui ont justement étudié la question. Je pense aux chercheuses Iris Brey, Juliet Drouar, Dorothée Dussy, Sokhna Fall entre autres, qui viennent de publier un essai remarquable, La Culture de l’inceste (éd. du Seuil).

Elles ont étudié le rapport de domination adulte/enfant, et les ravages de la loi du silence. Mme Goldman, qui, sans prendre en considération le besoin de l’enfant, punit son enfant dès un an parce qu’il ne colle pas au désir de l’adulte, entretient cette culture patriarcale où la loi du plus fort domine. Un enfant agressé se tait parce qu’on lui a toujours appris à le faire. Si même une émotion joyeuse « dérange » l’adulte, comment parler de l’agression ? Les mots « relation » et « empathie » sont absents de la bouche de cette femme. Seuls des propos rances et irréfléchis en sortent : « À notre époque, tous les enfants sont des sauvageons insupportables ». Ce qu’on ne peut plus dire (en tout cas sur France Inter) d’autres catégories de la population (étrangers, femmes…) passe facilement pour les enfants.

Vous évoquez pendant l’émission le mur qui sépare les anti-VEO des « tradi », mais ce mur est dressé par la relation même de domination parent/enfant. J’ai vécu une enfance bourgeoise derrière mon mur de solitude, je n’avais pas le droit à l’expression d’un désir, je devais coller à celui du plus fort, pour ma survie. Alors que la société commence juste à avoir un sursaut de prise de conscience pour la prise en compte de la parole des enfants, de leur besoin d’être armés par la parole face aux agresseurs (un enfant sur 10 victime d’inceste, dois-je le rappeler), votre émission m’a fait l’effet d’une huile bouillante déversée sur les parents et les enfants.

Beaucoup d’auditeurs se sont dits « déculpabilisés » par les propos de Madame. Pourquoi ne pas interroger cette notion de culpabilité ? Notre société aurait donc besoin de coupables, soit l’enfant, soit l’adulte. Si se déculpabiliser c’est culpabiliser l’enfant, personne ne sort du cercle. Seules les relations créatives et la prise en considération du visage de l’enfant nous sortent du rapport coupable. Mère d’une enfant de deux ans, émerveillée par sa capacité de compréhension et d’empathie, je suis d’autant plus en colère que votre émission déroule le tapis rouge à autant de non-pensées nocives sur ce qu’est une relation parent-enfant. Vous avez une énorme responsabilité en tant que journaliste. Lors d’une prochaine émission, je souhaiterais que vous donniez la parole sur ce sujet sérieux à des personnes qui adoucissent et libèrent la société par leur intelligence relationnelle.

Cordialement,
Une rescapée de la non-pensée violente


Lire aussi :

Sur notre site :


  1. Dans une brochure de 2008 sur la « parentalité positive », le Conseil de l’Europe préconise entre autres la mise à l’écart temporaire (« time-out ») comme alternative aux châtiments corporels. L’éventualité de cette suppression fait débat (voir ces articles du 12 octobre 2022 dans Le Parisien et du 14 octobre dans Les Dernières Nouvelles d'Alsace).[]
  2. Etude commandée à l'IFOP par la Fondation pour l’Enfance pour enquêter sur l’ancrage de la violence éducative dans la société française.[]
  3. Voir notre article « L’éducation positive ou bienveillante est-elle une mode ? »[]
  4. À noter que le même jour, un portrait de Caroline Goldman est publié dans Le Parisien.[]
  5. Voir le film L’Affaire Freud de Michel Meignant (2011), basé sur sa rencontre avec Jeffrey Moussaieff Masson, ancien psychanalyste et ex-directeur des projets aux Archives Freud à Londres, auteur de The Assault on Truth (1984), ouvrage traduit en français et disponible aux éditions L’Instant présent : Enquête aux archives Freud, des abus réels aux pseudo-fantasmes ; écouter également le podcast Que vaut la psychanalyse de Méta de choc, témoignage en 6 temps d’un ancien psychanalyste élève de Lacan ; voir les documentaires de la chaîne Youtube Dragon bleu et notamment Le Phallus et le Néant de Sophie Robert (2019).[]

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