Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Addictions et confinement : … et si c’était le moment ?

Par Catherine Barret, membre de l’OVEO


Lire en fin d'article le post-scriptum du 10 mai 2020.


Ce vendredi 24 avril 2020, dans l’émission Le Virus au carré consacrée à « la gestion des addictions en temps de confinement et d’épidémie », le psychiatre et addictologue Jean-Michel Delile répondait à des questions et des témoignages d’auditeurs de France Inter. Une auditrice, en particulier, expliquait qu’en temps « normal », elle travaillait à l’extérieur, ce qui lui permettait de contrôler au moins un peu sa consommation d'alcool, mais que, dans cette période où elle est confinée chez elle sans activité extérieure, elle éprouve de nouveau le besoin de boire dès le matin, sans pouvoir se contrôler.

Un certain nombre d’émissions et d’articles ont également traité de ce problème depuis un mois 1. Pour certaines personnes, sans qu’on sache précisément quels sont les mécanismes en jeu – consommation dite « récréative », habitude « sociale » dans certains contextes, facilité de se procurer les produits… – , le confinement a d’ailleurs pu avoir l’effet inverse et diminuer la consommation. Dans une autre émission, on a pu entendre le témoignage d’une femme qui disait avoir cessé de boire… depuis qu’elle était confinée avec son neveu et sa nièce – mais, chose étonnante, les spécialistes invités dans l’émission ne lui ont posé aucune question ; comme si cela n’avait aucun intérêt de savoir pourquoi elle buvait, et si elle avait jamais abordé le problème avec qui que ce soit (ce confinement avait-il été pour elle l’occasion de se poser cette question, d’en parler avec ces personnes avec qui, visiblement, elle ne vivait pas en temps normal ?)…

Or, dans l’émission du 24 avril, ce psychiatre et addictologue reconnu (il est président de la fédération Addiction) n’a trouvé à répondre que de banales considérations sur les moyens de « gérer » l’addiction. Il n’a parlé que de « coaching », de « faire diversion », de « leurrer » le besoin de boire par diverses ruses et dérivatifs que l’on pourrait résumer par un vulgaire « pensez à autre chose ».

Pourquoi ne pas plutôt – mais encore faudrait-il que cela entre dans la doctrine, et d’abord dans la formation des psychiatres ! – inviter ces personnes non plus à chercher à « faire diversion » (donc simplement à oublier et à s’anesthésier d’une autre manière !), mais au contraire à rechercher les causes profondes de leur addiction ?

On sait, bien sûr, que les causes des addictions sont multiples. Certains facteurs génétiques prédisposent à y être plus ou moins sensible (encore faudrait-il savoir ce qui, dans ces facteurs génétiques héréditaires, vient d’une histoire inscrite dans les gènes au fil des générations). Mais ces facteurs génétiques expliquent seulement l’inégalité devant l’attrait pour les substances en question (alcool, psychotropes etc.) et l’inégalité devant le risque d’addiction lorsque la situation extérieure elle-même est un facteur de risque. Ils expliquent seulement pourquoi, dans la même situation de stress 2, certains vont recourir à l’alcool ou à d’autres drogues, et d’autres vont réagir différemment, on pourrait dire dès maintenant : extérioriser leur souffrance (ou se la formuler intérieurement) au lieu de la retourner contre leur propre corps, et par ce moyen-là plutôt qu’un autre.

Comment se passe une consultation avec la plupart des psychiatres addictologues ? La première fois, on vous écoute exposer votre problème, peut-être même raconter votre histoire… si ce n’est pas trop long. Ensuite, on vous propose un « traitement » (autrement dit, des médicaments) qu’on estime indiqué dans votre cas. Les consultations suivantes servent à « adapter le traitement » (ajouter ou enlever des médicaments, changer des dosages, selon votre degré d’abrutissement – votre réaction trop ou pas assez forte à la drogue de substitution). Les personnes qui n’ont pas les moyens de suivre une psychothérapie non remboursée par la sécurité sociale (ou qui n’ont pas la bonne information) n’ont pratiquement rien d’autre à se mettre sous la dent – et cela de plus en plus, alors que la recherche scientifique et médicale est plus que jamais en mesure d’expliquer tous ces « comportements » d’addiction !… Ou peut-être justement parce qu’on en sait tellement sur ces « mécanismes » qu’on ne se soucie plus des êtres humains, de leur vie et de leur histoire ?

Bien sûr, dans de tels cas, le travail sur soi nécessite souvent un accompagnement pour supporter les émotions qui remontent à la surface avec les souvenirs (et qui font partie de ce travail). Ces émotions ont besoin d’être dites, d’être élaborées afin de pouvoir s’inscrire dans une mémoire autobiographique qui peut être racontée et partagée 3 – mais elles ne doivent pas être niées et oubliées. Au-delà de la sensibilité individuelle et du « terrain », les causes profondes de toute addiction sont à rechercher dans le besoin d’anesthésier une souffrance – or, l’addictologie officielle ne sait plus parler qu’en termes de « recherche de plaisir 4 » !

Dans la plupart des cas, et à plus forte raison lorsqu’il y a « perte de contrôle », cette prétendue « recherche de plaisir » n’est donc que le masque du déni de ces souffrances cachées, ou dont on refuse d’affronter la cause. Que la personne ayant vécu ces souffrances ait de la difficulté à les affronter, quoi de plus compréhensible ! Mais que ceux qui devraient savoir aient si peu d’aide à leur proposer, c’est là le problème.

Et si c’était le moment, pour ceux qui, « en temps normal », n’ont pas le temps, n’ont jamais pensé à cela ou pas osé l’envisager, ceux à qui on conseille tout sauf d’affronter leur propre histoire, de se demander d’où vient leur addiction, d’accepter ce fait, et de ne plus s’en sentir coupables ?

Car en quoi sont-ils aidés par toutes ces « solutions » qu’on leur propose ? Par le fait de considérer cela comme une « maladie » (une maladie sans cause ?), qui doit donc seulement être « soignée » avec leur concours soumis ? Avec des médicaments et/ou (dans le meilleur des cas) du coaching – des conseils de vie, des ruses et des trucs pour « gérer » l’addiction, « faire diversion », « leurrer le besoin de boire », comme le dit si élégamment cet addictologue ?

Qu’arrive-t-il à ceux qui ne deviennent pas pour eux-mêmes des experts en « gestion », ou des experts dans « l’art de se leurrer » ?

Et si, en cette période de confinement, c’était plutôt le moment de lire – par exemple et pour commencer – l’article d’Alice Miller qui porte justement ce titre, La dépression ou l’art de se leurrer ? Il y est question d’alcool. Comme dans le tract Les racines de la violence, et dans une bonne partie des nombreuses lettres qui lui ont été envoyées par les visiteurs de son site.

Pour ceux qui veulent comprendre d’où vient le recours à des substances anesthésiantes, ses « mécanismes » et (donc) l’addiction qui s’ensuit souvent, il est important de lire les articles du Dr Muriel Salmona, dont beaucoup traitent des addictions, des « conduites à risque » (dont les addictions à l’alcool et aux drogues font partie) et des mécanismes de dissociation liés aux addictions (voir liste en fin d’article).

Mais si l’on veut rester dans un langage simple, proche de nos vies, les livres et les articles d’Alice Miller restent essentiels pour comprendre que la cause profonde (et non occasionnelle, « sociale » ou même « génétique ») des addictions est à rechercher dans les souffrances de l’enfance – parce que ces souffrances qui n’ont pas été prises au sérieux, formulées, reconnues comme la conséquence de faits réels, peuvent durer toute une vie lorsqu’elles sont niées ou qu’on cherche à les oublier. Les « gérer » en « faisant diversion » ou en les anesthésiant par des drogues légales ne peut servir qu’à enfouir plus profondément le problème, qui risque fort de ressortir un jour plus brutalement que jamais.

Le sentiment de culpabilité et la dépression ne peuvent être guéris par le déni, ni par le « pardon » recommandé par tant de thérapeutes 5, ni par des occupations et de simples dérivatifs, même bienvenus et provisoirement utiles. Comme le dit Alice Miller dans son livre Notre corps ne ment jamais, la fuite dans l’alcool et les drogues est l’expression de « la haine de soi et [de] l’amour inexaucé ».

On ne guérit jamais tout à fait des souffrances de l’enfance, elles laissent une marque permanente sur notre personnalité, mais en prendre conscience, considérer ce que nous avons subi comme une réalité dont nous n’étions pas responsables et n’avons pas à nous sentir coupables aujourd’hui encore, est une étape utile, nécessaire même, pour espérer sortir durablement de l’addiction.


Post-scriptum

En tant que militants pour le droit des enfants à la dignité, contre toute forme de violence éducative ordinaire (au sens large de violence exercée par toute personne ayant pouvoir sur les enfants, donc potentiellement tout adulte en relation avec eux), nous sommes bien conscients qu’une question sociale et de santé publique ne se résout pas par de simples propositions de lectures salutaires.

Cet article ne vise pas seulement à encourager les personnes concernées par le problème de l’addiction à faire retour sur elles-mêmes et à se poser ces questions. Parmi ceux qui pourraient le lire aujourd’hui, il y a d’abord tous ceux qui, de par leur histoire personnelle ou familiale, courent le risque d’être un jour touchés par ce problème, ou qui pourraient le voir revenir alors qu’ils pensaient l’avoir réglé, parce que la rechute est toujours possible lorsqu’on n’a pas pu (faute d’aide appropriée, faute de « témoin lucide 6 » dans l’entourage) affronter la réalité des faits à l’origine du traumatisme. Il y a ensuite les amis et proches de ces personnes, qui pourraient les alerter, les encourager et les soutenir, autrement que par de bonnes paroles ou des conseils inadaptés (donc jouer ce rôle de témoin secourable ou témoin lucide dont parle Alice Miller). Enfin, il y a tous les professionnels de santé, médecins généralistes ou spécialistes, psychologues et psychiatres, travailleurs sociaux qui rencontrent ces personnes, éducateurs et enseignants au contact d’enfants « à risque » ou d’adolescents déjà concernés par l’addiction, toutes ces personnes pour qui le problème est double : le manque de moyens assurément (et l’OVEO soutient naturellement toutes ces revendications liées au manque de temps, de personnel, de moyens d’action, de lieux d’accueil spécialisés…), mais aussi le manque de formation à ces problèmes et surtout l’inadéquation des formations actuelles, qui ne prennent pas du tout ou bien trop peu en considération les causes profondes de l’addiction dans les traumatismes subis.

Cela est d’autant plus vrai lorsque ces traumatismes remontent à l’enfance, voire la petite enfance (par exemple assister à des scènes violentes, même sans en être la victime directe), et que le souvenir des événements s’est effacé, ou que les émotions qui s’y associaient ont été au minimum réprimées et anesthésiées par un mécanisme de défense alors nécessaire à la survie de l’enfant. C’est ce besoin d’anesthésie de la souffrance que l’enfant devenu adulte recherche dans les substances addictives (alcool, drogues licites ou illicites), lorsque ce ne sont pas les professionnels qui les lui proposent ou imposent par la médication.

Nous savons que, dans les cas d’addiction, il existe un risque grave de décompensation lorsqu’un traumatisme (ou une longue succession de traumatismes) remonte à la surface. Ce n’est pas systématique, mais il est bien évident que, dans ces cas, les personnes concernées doivent être accompagnées et entourées. Nous les invitons donc à prendre toutes les précautions nécessaires, et de même pour l’entourage de ces personnes et à l’évidence pour les professionnels qui auront le courage (et d’abord la capacité) de les accompagner et de les écouter, sans se contenter de les anesthésier chimiquement (voire en cessant de le faire dès que possible) ou de leur proposer des thérapies comportementales.

Mais pour autant, prendre conscience de la nécessité de remonter à la « racine du mal » est une étape nécessaire pour que ces personnes parviennent à retrouver une existence non pas forcément « normale », ou du moins celle qu’elles auraient pu avoir sans ces traumatismes (on ne guérit jamais tout à fait des blessures de l’enfance, la personnalité en est nécessairement affectée et durablement modifiée), mais l’existence digne et responsable à laquelle nous avions tous droit en naissant.


À lire :

Les articles du Dr Muriel Salmona :
Sur le site d’Alice Miller :

Le courrier des visiteurs du site jusqu’en mars 2010 (Alice Miller nous a quittés le 14 avril 2010), par exemple : Maltraitance et alcool ; Rester dépendante ; Une histoire qui se répète ; Le piège de la répétition ; Puis-je croire ce que je rêve ? ; Comment peut-on vivre heureux… et bien d’autres, depuis la première lettre, publiée en août 2005 : Enfance heureuse et adulte, boulimie, dépression, cocaïne.



  1. Sur France Inter : lundi 30 mars 2020, émission « Grand bien vous fasse », Les addictions au temps du Covid-19 ; samedi 28 mars 2020, « Le téléphone sonne », Alimentation, alcool, médicaments, drogues : des excès aux dérapages, comment éviter les sorties de route ? (extrait de la présentation – c’est nous qui soulignons : « Toute personne confinée peut-elle devenir addict à quelque chose ? Quels sont risques ? Quelles sont les stratégies pour éviter les dérapages ? […] Les malades sont-ils encore bien accompagnés ? ») ; plus cet article de Célia Quilleret (26 mars), Le confinement, un moment compliqué pour les personnes dépendantes. La page de l’émission du 24 avril mentionne également un article du Monde qui cite le Pr Delile : Addictions et confinement : « Les problèmes commencent quand on consomme pour apaiser une tension ».[]
  2. Ou plutôt, s’agissant des conséquences à long terme de la violence éducative et des traumatismes subis dans l’enfance, non seulement dans la situation particulière de stress du confinement, mais face à la difficulté en tout temps d’affronter les émotions qui resurgissent ou pourraient resurgir dans une situation donnée. Ainsi, la situation de confinement pourrait, selon les cas, rappeler (consciemment ou non) des situations d’enfance soit rassurantes (présence d’un « témoin secourable »), soit au contraire angoissante (enfermement, détresse de l’enfant seul ou à la merci d’adultes qui ne lui font pas de bien…).[]
  3. Merci à Jean-Pierre pour cette formulation.[]
  4. Au point que, dans la présentation de cette émission, on a pu écrire sans sourciller : « Tous les objets d’addictions sont des objets de plaisir mais pour différentes raisons il y a des personnes qui perdent le contrôle face à ces plaisirs. » Si tous les « objets d’addiction » étaient une telle source de plaisir, comment explique-t-on que, au moins pour des substances comme le tabac, l’alcool et les drogues, une part plus ou moins grande de la population ne leur trouve aucun intérêt ? (Par manque de goût ? incapacité à savoir profiter de la vie ? En tout cas, ce n’est pas par vertu morale…). Et qu’on doive souvent faire un effort pour les absorber lorsqu’on nous les propose pour la première fois, avant de finir éventuellement par y « prendre goût », avec ou sans dépendance ?[]
  5. Il ne s’agit pas de dire que pardonner est toujours mauvais, mais bien que le pardon n’est pas en soi un moyen thérapeutique. Il est tout au plus un sous-produit de la guérison, au sens où on peut cesser d’en vouloir à ceux qui nous ont fait du mal à partir du moment où ils n’ont plus d’emprise sur nous, où nous avons reconnu l’objet et la légitimité de notre colère et de notre tristesse, et pouvons donc cesser de les retourner contre nous, de nous sentir coupables et indignes de vivre. En plus des livres et des articles d’Alice Miller sur le sujet, on peut lire ce témoignage de novembre 2005 : Les souffrances causées par le pardon.[]
  6. Le rôle des témoins lucides ou secourables est spécialement expliqué dans le dernier livre d’Alice Miller, Ta vie sauvée enfin. Voir aussi son article Le rôle décisif des témoins lucides dans notre société, ou sur notre site cette page En mémoire d’Alice Miller et ce Témoignage d’un “témoin lucide”.[]

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