C’est seulement quand se produit un changement dans l’enfance que les sociétés commencent à progresser dans des directions nouvelles imprévisibles et plus appropriées.

Lloyd de Mause, président de l'association internationale de Psychohistoire.

À propos du livre Un fil rouge de Christian Lejosne

Par Catherine Barret, membre de l'OVEO


Ce livre de Christian Lejosne, publié chez L’Harmattan en 2017, est avant tout un hommage à Alice Miller, comme l’indique d’entrée son sous-titre : Ce qui relie l’œuvre d’un auteur à son enfance, selon la théorie d’Alice Miller.

Christian Lejosne lui rend hommage tout au long du livre. D’abord dans le chapitre d’introduction, « Matrice » – chapitre ouvert par Patrick Modiano, que l’on retrouvera vers la fin du livre. L’auteur y cite l’extrait de La Souffrance muette de l’enfant où il est question du « fil rouge » de l’enfance qui court dans l’œuvre des artistes et des écrivains, et que l’on retrouve dans les biographies qui leur sont consacrées. Les auteurs de ces biographies se contentent le plus souvent de citer quelques faits sans relever leur importance pourtant évidente, même si c’est moins le cas dans les biographies les plus récentes – c’est exactement le même phénomène qu’avec les histoires d’enfance des meurtriers 1 ou des dictateurs : une enfance dite « sans histoires » et donc sans histoire… Alors que tout, dans la vie et/ou l’œuvre de l’adulte que deviendra cet enfant, renvoie à cette enfance sur laquelle il s’est construit, ou qui a détruit quelque chose en lui. C’est ce qu’Alice Miller a montré dans toute son œuvre, avec plusieurs livres dont de longues parties sont consacrées à des écrivains (Kafka dans L’Enfant sous terreur, Nietzsche dans La Souffrance muette de l’enfant…).

Que le lecteur ne cherche pas dans ce livre une sorte de « catalogue » des différents aspects de la violence éducative (« ordinaire » ou extraordinaire). Comme l’auteur l’explique dans le dernier chapitre (« Le vrai drame de l’enfant doué », titre repris du livre de Martin Miller sur sa mère), les vingt-six auteurs de cet abécédaire ont été choisis plutôt comme des exemples (tantôt exemples parmi d’autres, tantôt uniques en leur genre) illustrant toutes les conséquences possibles de l’enfance sur une vie et une œuvre d’écrivain, « en réponse à différents traumatismes vécus dans l’enfance, que ceux-ci aient été ou non accompagnés par un adulte jouant le rôle de témoin lucide ». Le livre mêle donc, selon les auteurs commentés, des histoires très diverses de traumatismes d’enfance liés ou non à la violence éducative (les biographies existantes ne permettent d’ailleurs pas toujours de savoir ce qu’il en était…), mais souvent liés à un secret de famille ou parfois à la guerre, chose courante dans cette génération et qui ne fait que compliquer le problème en mêlant l’histoire personnelle et la grande Histoire 2.

Pour certains des auteurs recensés, la violence éducative n’est pas en cause (ou pas clairement), mais seulement un secret de famille, une identité inconnue ou une fidélité familiale qui influenceront leur vie et leur œuvre : Annie Ernaux, Éric Fottorino, Patrick Modiano, Tobie Nathan, Georges Perec, Michel Quint, Alain Rémond (pour citer les plus connus, et on pense aussi à Boris Cyrulnik…). Chez d’autres, au contraire (Truman Capote, Lionel Duroy, Franz Kafka, George Orwell, Georges Simenon, Fritz Zorn…), on voit à l’œuvre une très grande violence physique et/ou psychologique subie par l’enfant ou dont il est le témoin direct – et on sait que les circuits neuronaux affectés sont les mêmes dans les deux cas.

Ce que le livre de Christian Lejosne montre remarquablement est précisément ce qui peut (nous) indigner le plus dans les biographies des auteurs telles qu’elles existent le plus souvent (livres ou articles). Parfois, mais pas toujours, avec la bénédiction de l’écrivain, qui se défend de parler de lui-même dans ses romans ou d’accuser qui que ce soit – tant il est considéré comme honteux de montrer ses faiblesses, et, pire, d’en rendre responsable un autre, qui plus est un parent à qui on « doit » la vie… Parmi tous ces écrivains, beaucoup (lorsqu’ils survivent assez longtemps) mettent des dizaines d’années à oser dire la vérité sans la « romancer » – et, même alors, il n’est pas sûr que leur colère et leur révolte soit « efficace », qu’elle les libère vraiment du poids du passé.

On peut découvrir sur le site de Christian Lejosne, en lien sur la page qui présente le livre, l’introduction, la table des matières et les premier et dernier auteurs de la liste (Paul Auster, Fritz Zorn).

Merci à l’auteur d’avoir publié en annexe l’excellent entretien d’Alice Miller avec Olivier Maurel ! Espérons que ce sera l’occasion pour les lecteurs qui ne connaissent encore ni l’une ni l’autre de les découvrir. Inutile d’ajouter que la lecture de ce petit livre apportera des informations utiles à tous ceux qui s’intéressent à la littérature et (parfois sans le savoir) aux souffrances de l’enfance…

Quelques notes…

À propos de la Lettre au père de Kafka

Comme Christian Lejosne le signale, Alice Miller a consacré un long chapitre (dont il s’inspire) de L’Enfant sous terreur à cette œuvre que nous ne saurions trop recommander (texte court, disponible gratuitement sur ebooks) comme un exemple de description de la « pédagogie noire ». À noter que, comme Fritz Zorn (et bien d’autres), Kafka a été tué deux fois par l’éducation, puisque les commentaires psychanalytiques classiques de la Lettre au père en parlent avant tout comme d’un exemple de « complexe d’Œdipe ».

J’ai mentionné dans mon commentaire sur le livre de Martin Miller la postface de la traductrice à l’édition Mille et Une Nuits de 2003 (que Christian Lejosne n’a donc pas consultée) de la Lettre au père, postface intitulée « Les traductions de l’Œdipe kafkaïen » : « Ces analyses [d’Alice Miller] ne sont-elles pas justement l’un de ses apports les plus convaincants, les plus percutants ? J’ai été personnellement bouleversée par ce qu’elle avait écrit sur […] la Lettre au père de Kafka (dans L’Enfant sous terreur). Au-delà de la part d’interprétation des faits […], l’effet produit sur le lecteur par ces écrits est en soi une véritable thérapie. […] Kafka, méprisé toute son enfance et vivant dans la peur, resté malade et incapable de vivre l’amour… Et après cela, voir que la “postface de la traductrice” à ce texte […] où tout est dit si clairement porte ce titre insensé et assassin (mais que nul n’oserait contester au pays de la psychanalyse reine) : Les traductions de l’Œdipe kafkaïen ! »

Quelques extraits de cette postface (c’est nous qui soulignons les passages en italique) :

« […] Il se lance alors dans la rédaction de cette Lettre au père, entreprise assez terrifiante, comme s’il croyait pouvoir conjurer l’échec annoncé de sa liaison [avec Felice Bauer]. […] Dénué d’identité positive, il se sait constitué en esprit et en névroses [sic] depuis sa naissance, d’une telle façon que son existence sera une lutte – vaine – pour une ouverture vers une perception plus libre de lui-même. […] Envie d’écrire, envie de se marier : voilà la première et la plus forte injonction contradictoire dont découlent tant d’autres de ses impuissances. Il conviendrait de vivre seul, comme Flaubert ou Grillparzer […] ; mais Kafka sait que la solitude, immanquablement, l’épuise, qu’elle le conduit au bord de la folie. Incapable de résoudre le nœud de ses questions, imaginant que la lettre, si elle est lue par son père, dénouera peut-être pour lui le problème, il est confronté à une dégradation de son être sur le plan psychosomatique [sic]. Ce que l’esprit lui interdit, le corps l’exprime de plus en plus nettement. […] Kafka a une parfaite intuition de ce qui lui arrive, il est pourtant impuissant à se “soigner”.. […] Ainsi la tentative désespérée n’aboutira nulle part. Kafka n’a jamais donné la lettre à son père : comme par exprès, les chemins pour la lui faire parvenir étaient tous des “chemins manqués”, qui ne devaient ni ne pouvaient conduire au père – ce qui en dit long sur la relation fils-père [!!!]. » Et plus loin, la traductrice se demande, à propos de la langue employée par le père dans ses insultes, s’il s’agit « d’éléments particuliers usités dans la famille Kafka »… alors qu’on y reconnaît clairement (au-delà des particularismes linguistiques, yiddish, allemand du Sud, etc.) tout le vocabulaire de la « pédagogie noire 3 » !

À propos de Fritz Zorn

Il se trouve que l’émission Grand bien vous fasse ! sur France Inter avait pour thème, le 2 juin 2017, « La philo peut-elle guérir le corps ? », avec pour invités Laurence Devillairs (docteur en philosophie… mais non en médecine !) et Alexandre Lacroix (de Philosophie Magazine). Selon Laurence Devillairs, « il ne faudrait plus considérer le cancer comme la conséquence d’une faute »… et elle cite le cas emblématique de Fritz Zorn ! Il lui paraît évident que, dans Mars, Fritz Zorn parle de sa maladie comme étant de sa propre faute… C’est une forme à la fois bizarre et classique de déni et de détournement – qui rappelle furieusement le discours sur « l’Œdipe kafkaïen »… Pourtant, il est possible, puisque Alice Miller l’a fait, et Christian Lejosne à sa suite, de lire tout autrement le livre de Fritz Zorn, de ne pas ignorer les passages où Zorn (ce pseudonyme signifie « colère » en allemand) accuse son éducation, donc au premier chef ses parents. Christian Lejosne cite cette phrase : « Au cas où je mourrais, on pourra dire que j’ai été éduqué à mort. » Même si sa colère a été détournée contre « la société » et s’il n’a pas pu mettre en cause à temps ses propres parents, comment peut-on comprendre ici que Fritz Zorn s’accuse lui-même d’une « faute » ? (Si ce n’est peut-être la « faiblesse », comme Kafka ?)

D’autres écrivains se sont révoltés plus « efficacement », peut-être parce qu’ils ont bénéficié d’un témoin secourable. Mais Zorn aura passé toute son enfance à essayer de se faire oublier, d’être sage, gentil, transparent – donc dans un refoulement total des émotions qui déplaisaient aux parents, colère, révolte, demande d’amour, de respect, d’indulgence, besoin de liberté… Le manque de tout cela étant cause de dépression morale et physique ! Bien entendu, le cancer a d’autres causes, surtout aujourd’hui où on peut et on doit (lorsqu’on est bien informé) dénoncer une pollution massive de tout notre environnement.

Quoi qu’il en soit, la remarque de cette « philosophe » montre l’étendue de l’ignorance (dans le grand public, mais aussi, donc, chez les intellectuels non spécialistes) des mécanismes par lesquels le stress et la répression des émotions affaiblissent les défenses immunitaires – un facteur essentiel dans le déclenchement du cancer. En déduire que c’est la « faute » du malade et non de ceux qui ont causé le stress est un déplacement curieux, qu’on ne peut expliquer que par la « culture de la violence éducative » : c’est toujours la faute de celui qui est le plus faible, et d’abord – avant tous les autres, et au commencement de chaque histoire – de l’enfant…


À lire sur le site d’Alice Miller :



  1. Je recommande à ce sujet le chapitre sur Truman Capote, où l’on voit l’auteur de De sang froid s’intéresser à un meurtrier et retrouver chez lui sa propre histoire. Cela fait penser aussi au cas de l’assassin d’enfants Jürgen Bartsch (dans C’est pour ton bien, d’Alice Miller) et à l’article Frenzy, de Thomas Gruner, sur le livre de Jonathan Pincus Base Instincts: What Makes Killers Kill? Et bien sûr au livre de Pierre Lassus L’Enfance du crime (cité par Olivier Maurel dans La Violence éducative, un trou noir dans les sciences humaines.[]
  2. Voir notre recension du livre d’Ingrid Müller-Munch (non traduit en français) sur la « génération battue » en Allemagne. Ce livre comporte d’ailleurs un chapitre sur « la littérature comme soupape »…[]
  3. Dans le genre psychanalytique, on peut lire une analyse bien plus pertinente – abstraction faite des catégories classiques du genre « stade anal »… – dans cet article (québécois) de 2002 d’André Lussier, Le père à la lumière de Kafka. Au moins, cet article rend hommage à la lucidité de l’analyse faite par Kafka de son propre père, et montre sans ambiguïté – mais la Lettre le fait déjà à elle seule – la responsabilité du père dans la destruction du fils, y compris dans le fait que le fils s’accuse lui-même… avec un masochisme qui est justement l’un des principaux effets de la violence éducative ![]

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