La violence n'est pas innée chez l'homme. Elle s'acquiert par l'éducation et la pratique sociale.

Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue, féministe, femme politique, scientifique (1933 – 2017)

Le Parentage inconditionnel. Pour en finir avec le système récompense-punition

La première traduction en français d’un livre d’Alfie Kohn, Aimer nos enfants inconditionnellement (Unconditional Parenting, “Le Parentage inconditionnel – pour en finir avec le système récompense-punition”) paraîtra fin 2014 aux éditions L’Instant Présent. Nous avons le plaisir de proposer ici de larges extraits de l’introduction.Ce que nous apprécions vraiment chez cet auteur, c’est sa vision globale, à la fois optimiste et réaliste, de la question de l’éducation. Il ne se contente pas, comme c’est si souvent le cas, de donner des « conseils aux parents » : il explique pourquoi il est important d’élever les enfants non seulement sans violence physique, mais sans manipulation. Il montre clairement qu’on ne peut élever un enfant à l’obéissance tout en prétendant en faire un individu libre et une personne intéressante, avec de vraies valeurs et une vraie identité. Il s’appuie sur des sources scientifiques (et non pas simplement sur des opinions personnelles), et les cite. Et il fait tout cela d’une façon positive, avec humour et dans un style qu’on ne retrouve guère ailleurs. C’est une lecture revigorante, où chacun pourra trouver des façons de faire… à sa manière !

Une petite réserve : dans cette introduction, Alfie Kohn semble parfois dire que tous les parents aiment leurs enfants – et que, s’ils ont parfois l’impression de « ne plus » les aimer, c’est parce qu’ils sont dépassés par les problèmes du quotidien… Il vaudrait mieux dire que ce sera probablement le cas de la plupart des parents qui liront ce livre (sans parler de ceux qui ne pourront ou ne voudront pas le lire). Mais, s’il est « naturel » et nécessaire que les parents « aiment » leurs enfants pour les aider à grandir, dans les faits, c’est loin d’être le cas de tous. Non seulement à cause des difficultés de toute sorte (qui, d’ailleurs, ne sont souvent qu’un facteur aggravant ou un révélateur), mais surtout parce que, précisément, la violence éducative est ce qui détruit chez un être humain la capacité d’amour et d’attachement. Il se peut donc que des parents aient « envie de bien faire » sans pour autant éprouver ce sentiment d’amour. Lorsque c’est le cas, il ne s’agit pas de se mortifier ni de se résigner, mais bien d’essayer de comprendre ce qui s’est passé dans notre vie et surtout dans notre propre enfance pour que le lien avec notre enfant se soit rompu – ou qu’il n’ait jamais pu se créer. Même la bonne volonté (et à plus forte raison une méthode d’éducation) ne suffit pas, il faut accepter d’affronter un passé douloureux afin de retrouver sa vraie identité et l’estime de soi (d’autres ressources pour cela sont proposées sur notre site).

Mais le livre d’Alfie Kohn sera peut-être aussi l’occasion pour certains parents de comprendre qu’ils ont besoin de faire ce travail, plutôt que de chercher « comment faire » avec leurs enfants. Car ce livre propose d’abord aux parents de s’interroger sur tout ce qui est aujourd’hui supposé être « évident » dans l’éducation. Il démonte les préjugés sur la « nature » supposée des enfants, met en question les notions traditionnelles de discipline et d’obéissance (fussent-elles remises au goût du jour sous le nom de « limites »), et replace la relation avec les enfants là où elle n’aurait jamais dû cesser de se situer : dans le domaine des relations entre êtres humains.

Plusieurs articles d’Alfie Kohn traduits en français sont disponibles sur notre site, en particulier un article sur le parentage conditionnel qui donne une bonne idée du contenu de ce livre : Quand “Je t’aime” signifie : “Fais ce que je te dis”.

Catherine Barret, membre de l'OVEO


Aimer nos enfants inconditionnellement

Par Alfie Kohn

INTRODUCTION (extraits)

[…]
Le minimum à savoir est qu’élever un enfant n’est pas une mince affaire. Selon ma femme, c’est un test destiné à éprouver notre capacité à supporter le désordre et l’imprévisible. Un examen pour lequel il n’existe aucune préparation universitaire, et dont les résultats ne sont pas toujours rassurants.. Lorsqu’on veut signifier que quelque chose n’est pas si difficile qu’on le croit, plutôt que de citer la technologie spatiale ou la chirurgie du cerveau, on devrait plutôt dire : « Bon, ce n’est pas comme s’il s’agissait élever un enfant… »

Mais, à cause de cette difficulté, la tentation est forte pour le parent de mobiliser son énergie pour surmonter la résistance de l’enfant à ses demandes, pour obtenir de lui qu’il fasse ce qu’on lui dit. Si nous n’y prenons pas garde, cela risque de devenir notre objectif principal. Dans ce cas, nous finirons en compagnie de tous ces gens qui, autour de nous, apprécient d’abord chez les enfants la docilité et l’obéissance à court terme.

Il y a quelques années, je me trouvais dans un avion alors que j’allais donner une conférence. L’avion venait juste d’atterrir et roulait vers la porte de débarquement. Dès que le « ding ! » annonçant que nous pouvions nous lever et prendre nos bagages à main a retenti, l’un de mes voisins s’est penché vers les parents d’un petit garçon assis dans la rangée devant nous et les a félicités en s’exclamant : « Il a été vraiment gentil (good) pendant le vol ! »

Arrêtons-nous un instant sur le mot clé de cette phrase. L’adjectif anglais good est un mot souvent lourd de signification morale. Dans son sens de « bon », il peut désigner, comme le mot « sage », une personne qui a une conscience éthique, une personne honorable, ou, comme le mot « gentil », une personne pleine de compassion. Mais dès qu’il s’agit d’un enfant, ce mot peut tout aussi bien désigner le simple fait que l’enfant est resté tranquille, qu’il ne nous a pas dérangés – voire « cassé les pieds ». En entendant ce commentaire, j’ai entendu moi aussi un petit « ding ! » dans ma tête. J’ai réalisé que c’était là ce que beaucoup de gens attendaient avant tout des enfants dans notre société : non pas qu’ils soient affectueux, créatifs ou curieux, mais simplement qu’ils se tiennent bien. Un « bon » enfant – du bébé à l’adolescent –, c’est un enfant qui ne pose pas trop de problèmes aux adultes, c’est-à-dire nous.

Les stratégies pour tenter d’obtenir ce résultat ont sans doute évolué depuis une ou deux générations. Alors que la plupart des enfants étaient autrefois soumis à des châtiments corporels très rudes, on les envoie peut-être dans leur chambre (le fameux « time-out »), ou même, on les récompense lorsqu’ils obéissent. Mais il ne faut pas confondre nouveaux moyens et nouvelles fins. Le but continue d’être le contrôle, même si on l’obtient par des méthodes plus modernes. Ce n’est pas que nous n’aimions pas nos enfants, mais nous sommes souvent submergés par les multiples contraintes quotidiennes de la vie de famille, où l’on demande aux enfants de se coucher, de se lever, de prendre leur bain ou de monter dans la voiture, sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’on fait.

Le problème lorsqu’on se contente d’essayer d’obtenir que les enfants fassent ce qu’on leur dit, c’est que cet objectif peut entrer en contradiction avec d’autres buts, ceux-là plus ambitieux, que nous avons pour eux. Cet après-midi, votre principal souci est peut-être que votre enfant ne fasse pas de scandale au supermarché, qu’il accepte l’idée que vous n’allez pas lui acheter une grande boîte colorée de friandises déguisées en céréales pour le petit déjeuner. Mais cela vaut la peine de creuser un peu. Dans les ateliers de parents que j’anime, j’aime bien commencer par cette question : « Quels sont vos objectifs à long terme pour vos enfants ? Quel mot ou quelle phrase vous viennent à l’esprit pour décrire ce que vous voudriez que vos enfants deviennent quand ils seront grands ? »

Prenez le temps de réfléchir à ce que vous répondriez à cette question. Quand je propose à des groupes de parents de me citer ce qui leur paraît l’essentiel pour l’avenir de leurs enfants, j’obtiens presque partout des réponses étonnamment semblables. Un résultat typique obtenu dans un atelier : les parents voulaient que leurs enfants soient heureux, équilibrés, indépendants, qu’ils puissent se réaliser, qu’ils soient autonomes, responsables, efficaces, aimables, réfléchis, curieux, et qu’ils aient confiance en eux.

Ce qu’il y a d’intéressant dans cette série d’adjectifs – et cela peut nous être utile pour réfléchir à la question posée –, c’est qu’elle nous oblige à nous demander si nos actes sont cohérents avec ce que nous désirons réellement. Mes pratiques quotidiennes ont-elles une chance d’aider mes enfants à devenir les personnes que j’aimerais qu’ils soient ? Ce que je viens de dire à mon enfant au supermarché contribue-t-il en quoi que ce soit à le rendre heureux, équilibré, indépendant, épanoui, etc. – ou se pourrait-il (aïe !) que la façon dont j’ai tendance à « gérer » ces situations rende ce même résultat moins probable ? Et si c’est le cas, que dois-je faire à la place ?

Si vous êtes découragé d’avance à l’idée d’essayer d’imaginer ce que vos enfants seront dans un si grand nombre d’années, vous pouvez aussi penser à ce qui est vraiment important pour vous aujourd’hui. Imaginez-vous à une fête d’anniversaire, ou dans la cour de l’école de votre enfant. A côté de vous, deux autres parents qui ne savent pas qui vous êtes, et vous les entendez parler de… votre enfant ! De toutes les choses qu’ils pourraient dire, qu’est-ce qui vous ferait le plus plaisir ? Là encore, prenez le temps de réfléchir à un mot ou à une phrase qui vous enchanterait particulièrement. A mon avis – du moins je l’espère –, ce ne serait pas : « Mon Dieu, cet enfant fait tout ce qu’on lui demande, et on ne l’entend jamais piper mot ! » La question cruciale est donc celle-ci : pourquoi agissons-nous parfois comme si c’était précisément cela qui nous importait le plus ?

*

Il y a près de vingt-cinq ans [1980], une chercheuse en psychologie sociale, Elizabeth Cagan, a examiné toute une série de livres récents sur le parentage. Elle en a conclu qu’ils reflétaient pour la plupart « une acceptation totale des prérogatives parentales », avec peu de « prise en compte sérieuse des besoins, des sentiments et du niveau de développement de l’enfant ». Le présupposé dominant, ajoutait-elle, paraissait être que les désirs des parents « sont automatiquement légitimes », et que, par conséquent, la seule question ouverte à la discussion était de savoir comment s’y prendre pour amener les enfants à faire ce qu’on leur dit.

Malheureusement, les choses n’ont pas beaucoup changé depuis. Aux Etats-Unis, on publie chaque année plus de cent livres sur le parentage 1, ainsi que d’innombrables articles dans les magazines destinés aux parents, et la plupart d’entre eux sont remplis de conseils pour amener les enfants à se conformer à nos attentes, pour faire en sorte qu’ils se conduisent bien, pour les dresser comme des animaux de compagnie. Beaucoup de ces guides encouragent les parents à ne pas céder à leurs enfants et à affirmer leur autorité – et certains considèrent explicitement comme nuls et non avenus tous les scrupules que nous pourrions avoir à faire cela. Ce parti pris est visible même dans les titres d’ouvrages récents [...]

Certains de ces livres prennent la défense des valeurs traditionnelles et des méthodes à l’ancienne (« Tu vas voir tes fesses quand ton père rentrera ! »), tandis que d’autres préconisent des techniques ultramodernes (« Tu as bien fait pipi dans le pot, mon chéri, je vais te donner ton autocollant ! »). Mais aucun ne nous incite à nous assurer que ce que nous demandons aux enfants est raisonnable – ou que c’est vraiment dans leur intérêt.

Comme vous l’aurez peut-être remarqué aussi, beaucoup de ces livres font des suggestions dont on s’aperçoit ensuite qu’elles ne nous sont pas, disons, d’un grand secours – même si elles sont parfois agrémentées de dialogues parent-enfant comiquement irréalistes destinés à nous montrer à quel point cela marche bien 2. Mais, s’il peut être décevant de lire des livres qui proposent des techniques qui se révéleront inefficaces, c’est encore bien plus dangereux lorsqu’un livre ne prend même pas la peine de poser la question : « Que veut dire pour nous efficace ? » Si nous ne réévaluons pas nos objectifs, nous nous retrouvons par défaut à recourir à des pratiques dont le seul but est d’obtenir que les enfants fassent ce qu’on leur dit. Autrement dit, nous nous concentrons non sur leurs besoins, mais sur ce qui nous arrange.

Un autre point concernant les guides destinés aux parents est que la plupart offrent des conseils basés uniquement sur ce que pense l’auteur, qui étaie son point de vue d’anecdotes choisies avec soin. Ce que la recherche peut avoir à dire sur les idées en question est rarement mentionné. On pourra même passer en revue, titre par titre, tout le rayon « enfance » ou « éducation » de sa librairie de quartier sans jamais être informé qu’il existe un nombre considérable d’études scientifiques sur les différentes approches du parentage.

Je suis bien conscient que certains lecteurs accueilleront avec scepticisme – et on peut les comprendre – les affirmations selon lesquelles « la recherche montre » ceci ou cela. D’une part, les gens qui utilisent cette phrase disent rarement de quelles études ils parlent, encore moins comment ces études ont été menées, ou ne serait-ce que le degré de pertinence de leurs résultats. D’autre part, si un chercheur affirme avoir prouvé que faire la chose X avec ses enfants est plus efficace que faire la chose Y, cela ne nous empêche pas, là non plus, de lui poser la question qui fâche : « Qu’entendez-vous par efficace ? Voulez-vous suggérer qu’à la suite de X, les enfants iront mieux d’un point de vue psychologique ? Qu’ils seront plus soucieux de l’impact de leurs actions sur les autres ? Ou seulement que X est plus susceptible de provoquer une obéissance automatique ? »

Tout comme certains parents, certains spécialistes semblent ne s’intéresser qu’à cette dernière question. Pour eux, une stratégie efficace se définit comme tout ce qui peut amener l’enfant à suivre nos directives. En d’autres termes, on se concentre exclusivement sur la façon dont les enfants se comportent, quels que soient les sentiments qu’ils éprouvent lorsqu’ils se conforment à une demande donnée, et même quelle que soit la façon dont ils considèrent la personne qui a réussi à les faire obéir. C’est une manière très douteuse de mesurer la valeur d’une intervention parentale. Les recherches suggèrent que même les techniques d’éducation qui paraissent « marcher » donnent souvent des résultats beaucoup moins bons lorsqu’on les évalue selon des critères plus significatifs. L’implication de l’enfant dans un comportement donné est souvent superficielle, et ce comportement ne dure donc pas.

Mais ce n’est pas tout. Le problème n’est pas tant que nous perdons beaucoup à n’évaluer nos stratégies qu’en termes d’efficacité pour faire obéir les enfants ; il est d’abord que l’obéissance elle-même n’est pas toujours souhaitable. Un enfant peut être trop « sage ». A Washington D.C., par exemple, une étude où des bambins étaient suivis jusqu’à l’âge de cinq ans a montré qu’« une obéissance fréquente [était] parfois associée à des difficultés d’adaptation ». Inversement, « un certain niveau de résistance à l’autorité parentale » peut être un « signe positif ». Dans un article du Journal of Abnormal Child Psychology, deux autres psychologues décrivent un phénomène troublant qu’ils nomment « obéissance compulsive », où la peur que l’enfant a de ses parents le pousse à faire tout ce qu’ils lui demandent – immédiatement et sans réfléchir. Un certain nombre de thérapeutes ont également écrit sur les conséquences affectives du besoin excessif de plaire aux adultes et de leur obéir. Ils soulignent que les enfants remarquablement sages font et deviennent ce que veulent leurs parents, mais souvent au prix de la perte de leur sentiment d’identité 3.

On pourrait donc en conclure que la discipline n’est pas toujours efficace pour aider les enfants à s’autodiscipliner. Or, même cet objectif-là n’est pas aussi extraordinaire qu’on l’imagine. Il n’est pas nécessairement meilleur pour les enfants d’être amenés à intérioriser nos souhaits et nos valeurs en sorte qu’ils fassent ce que nous désirons, y compris en notre absence. Chercher à développer l’intériorisation (l’autodiscipline) revient souvent à vouloir commander à distance le comportement de l’enfant. Ce n’est donc qu’une variante de l’obéissance, en plus puissant. Car il y a une grande différence entre l’enfant qui accomplit une action parce qu’il pense que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, et celui qui le fait par une sorte de compulsion. Veiller à ce que les enfants intériorisent nos valeurs n’est pas la même chose que les aider à développer leurs propres valeurs 4. Et c’est un objectif diamétralement opposé à celui d’élever des enfants qui penseront par eux-mêmes.

La plupart d’entre nous, j’en suis convaincu, désirent vraiment que leurs enfants aient une pensée autonome, un certain courage moral et une capacité à s’affirmer… lorsqu’ils sont avec leurs amis. Nous espérons qu’ils sauront résister à l’intimidation ou aux pressions, surtout lorsqu’il sera question de sexe ou de drogue. Mais s’il est tellement important pour nous que nos enfants ne soient pas « victimes des idées des autres », nous devons leur apprendre « à penser par eux-mêmes avec toutes les idées, y compris celles des adultes ». Ou, pour le formuler autrement : si la chose la plus importante à la maison est l’obéissance, nous produirons des enfants qui suivront des personnes d’autorité, même hors de la maison.

Barbara Coloroso, par exemple, a observé qu’elle entendait souvent des parents d’adolescents se plaindre en disant : « C’était un enfant tellement gentil, tellement sage, poli, bien habillé, et regardez-le maintenant ! ». A cela, elle répond :

Depuis sa petite enfance, il s’est habillé comme vous le lui disiez ; il s’est conduit comme vous le vouliez ; il a dit ce que vous lui demandiez de dire. Il a toujours entendu quelqu’un d’autre lui dire ce qu’il devait faire […]. Il n’a pas changé. Il écoute toujours un autre lui dire ce qu’il doit faire. Le problème, c’est que ce n’est plus vous, mais ses camarades.

* * *

Plus nous réfléchissons sur les buts que nous nous fixons à long terme pour nos enfants, plus les choses se compliquent. N’importe quel but peut se révéler contestable si nous le considérons isolément. Peu de qualités sont assez essentielles pour que nous sacrifiions tout le reste pour les obtenir. […] Il peut être plus sage d’aider les enfants à trouver un équilibre entre des qualités opposées, de façon qu’en grandissant ils deviennent à la fois autonomes et attentifs aux autres, qu’ils aient confiance en eux mais qu’ils soient aussi capables de reconnaître leurs limitations. Si cela nous paraît normal et logique, nous devons nous préparer à la possibilité qu’ils fassent des choix et s’identifient à des valeurs qui ne seront pas forcément les nôtres.

La réflexion sur les buts à long terme peut nous conduire dans toutes sortes de directions, mais ce que je tiens à souligner, c’est que, quels que soient ces buts, nous devrons bien y réfléchir. Ils seront notre pierre de touche, ne serait-ce que pour nous empêcher de nous laisser submerger par les aléas de la vie quotidienne, de céder à la tentation permanente de recourir à des moyens destinés à obtenir l’obéissance. En tant que père de deux enfants, je connais les frustrations que peuvent éprouver les parents et les défis auxquels ils sont confrontés. Il y a des moments où mes meilleures stratégies échouent, où ma patience est à bout, où je n’ai qu’une envie, que mes enfants fassent ce que je leur dis. Moi aussi, je trouve difficile de garder présente à l’esprit une vision d’ensemble quand l’un de mes enfants se met à hurler dans un restaurant. D’ailleurs, il est parfois difficile, lorsqu’on est pris dans le tourbillon de certaines journées agitées ou qu’on est tenté d’agir de façon peu glorieuse, de se rappeler quel genre de personne on veut être soi-même. C’est difficile, mais cela en vaut pourtant la peine.

Certains rationalisent leur façon d’agir en qualifiant d’« idéalistes » les buts les plus essentiels – par exemple, essayer d’être soi-même quelqu’un de bien, ou d’élever un enfant pour qu’il le devienne lui aussi. Mais être « idéaliste » signifie seulement avoir des idéaux, et sans cela, nous ne valons pas grand-chose. Cela ne signifie pas nécessairement manquer d’esprit « pratique ». En réalité, il y a autant de raisons pragmatiques que de raisons morales de se concentrer sur des buts à long terme plutôt que sur une obéissance immédiate, de considérer les besoins de nos enfants plutôt que nos seules exigences, de voir l’enfant dans sa totalité plutôt que son seul comportement.

Dans ce livre, je tenterai d’expliquer pourquoi il est raisonnable et logique de renoncer aux stratégies habituelles qui consistent à faire quelque chose aux enfants, pour aller vers des façons de travailler avec eux. Le fait est que la plupart des individus, adultes ou enfants, sont soumis à des tactiques qui les obligent à subir. Mais il ne suffit pas, face à une argumentation contre, par exemple, l’usage des punitions et des récompenses pour forcer les individus à être dans la norme, de répondre : « Et alors ? C’est la vie, ça s’est toujours passé comme ça. » La question cruciale est plutôt : quelle sorte de personne voulons-nous que nos enfants deviennent – et cela nécessite de nous demander si nous voulons qu’ils soient de ceux qui acceptent les choses telles qu’elles sont, ou de ceux qui s’efforcent de les améliorer.

C’est donc une question subversive, au sens propre du mot. Elle subvertit les conseils traditionnels d’éducation, elle conteste l’objectif à courte vue qui est d’obtenir de l’enfant qu’il en passe par nos exigences. Pour certains d’entre nous, cela peut mettre en question une grande partie de nos pratiques – peut-être même ce qu’on nous a fait lorsque nous étions enfants.

Le sujet de ce livre n’est donc pas seulement l’éducation ou la discipline, mais, plus largement, nos façons d’agir avec nos enfants, ce que nous pensons d’eux, nos sentiments envers eux. Son but est de vous aider à retrouver le meilleur de vos intuitions personnelles, à réaffirmer ce qui compte vraiment – une fois les pyjamas enfilés […] et les petites querelles entre frères et sœurs apaisées. Il vous demande de reconsidérer vos présupposés de base sur les relations entre parent et enfant.

Non moins important, ce livre propose aussi des alternatives pratiques aux tactiques auxquelles nous sommes parfois tentés de recourir pour que nos enfants soient « sages », ou pour les pousser à « réussir ». Je crois sincèrement que ces alternatives ont quelques chances d’aider vos enfants à devenir des gens « bien » – au sens le plus complet de ce mot.

*

SOMMAIRE

Introduction
1. Le parentage conditionnel
2. Don d'amour et retrait d'amour
3. Les effets de l'excès de contrôle
4. Les dégâts causés par les punitions
5. Des enfants qu'on pousse à réussir
6. Pourquoi nous refusons de changer
7. Les principes du parentage inconditionnel
8. Comment aimer sans conditions
9. Comment laisser le choix aux enfants
10. Le point de vue de l'enfant
ANNEXE : Les styles de parentage – importance de la culture et du milieu


© 2005 by Alfie Kohn www.alfiekohn.org
© 2014 éditions l’Instant Présent et www.oveo.org pour l’introduction (traduite par Catherine Barret).
Merci de ne pas reproduire ce texte intégralement, merci de le citer avec sa source.



  1. Au milieu des années 1990, plus de 1 500 livres sur le parentage étaient disponibles sur le marché américain.[]
  2. Même les meilleurs livres, ceux dont l’approche est relativement respectueuse des enfants, semblent parfois pousser irrésistiblement à la parodie. Par exemple, au lieu de se contenter de nous inviter à recourir à l’« écoute réflexive » de façon à faire savoir aux enfants qu’on les a entendus, on nous vend cette technique comme si elle avait un pouvoir magique capable de produire un résultat instantané :
    L’enfant : Ce n’est pas juste ! Tu me fais toujours ça ! Je te déteste !!! (Il fond en larmes.)
    Le parent : Hmmm, j’ai l’impression que tu penses que ce que je t’ai proposé n’est pas juste. Cela te met très en colère, n’est-ce pas ?
    L’enfant : Oui ! (Reniflement.) Mais… bon… Je suppose que je peux vivre avec ça. (Un silence.) Oh là là, merci d’avoir pris du temps pour me comprendre ! Je me sens tout à fait bien maintenant ![]
  3. […] Psychothérapeutes : voir par exemple Jesper Juul. Les psychologues qui étudient les schémas d’attachement parent-enfant notent qu’un petit enfant en bonne santé n’est pas celui « qui se conforme automatiquement à tout ce que lui dit sa mère. C’est plutôt l’enfant qui présente un certain niveau de résistance lorsqu’on lui demande de cesser de jouer et de ranger ses jouets, mais qui se met peu à peu à coopérer avec sa mère ». (Matas et al., p. 554.) []
  4. Voir chapitre 3, à propos des recherches d’Edward Deci et Richard Ryan sur le contrôle, question que j’ai étudiée dans Punished by Rewards (1999, pp. 250-252). Deci et Ryan m’ont fourni une analyse très utile des différents types d’intériorisation. La version la moins constructive est l’« introjection », où l’individu avale tout rond une règle ou une valeur, pour se sentir ensuite intérieurement contraint de s’y conformer. C’est précisément la forme d’intériorisation que j’étudie dans tout ce livre.[]

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