Vous dites : « C’est épuisant de s'occuper des enfants.» Vous avez raison. Vous ajoutez : « Parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. » Là, vous vous trompez. Ce n'est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d'être obligé de nous élever jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser.

Janusz Korczak, Quand je redeviendrai petit (prologue), AFJK.

Une thèse de médecine qui fait le point des connaissances actuelles sur la violence éducative ordinaire

Interview1 de Marie-Ophélie Grattepanche à propos de sa thèse pour le doctorat en médecine, VEO et troubles psychiatriques à l’âge adulte : état des lieux de nos connaissances actuelles et implications cliniques, présentée et soutenue publiquement le 10 février 2017


Pourriez-vous nous parler de votre formation ?

Après un bac scientifique, j'ai fait des études de médecine dans le but de devenir psychiatre. Mon cursus a été 6 ans d’études (tronc commun) à la faculté de Limoges, puis 4 ans de spécialisation comme interne en psychiatrie avec la faculté de Rouen. Mon internat a en réalité duré 5 ans, ayant réalisé 2 semestres non validants du fait de mes grossesses.

Durant cet internat, il nous est demandé de produire un mémoire et une thèse afin d'obtenir le titre de docteur en médecine. J'ai rédigé mon mémoire sur le thème de la VEO et des troubles du comportement chez l'enfant, en m'appuyant sur le cas clinique d'un patient que j'ai eu à prendre en charge en consultation. Dans la continuité du mémoire, j'ai rédigé une thèse doctorale sous forme d'une revue de la littérature scientifique intitulée VEO et troubles psychiatriques à l’âge adulte : état des lieux de nos connaissances actuelles et implications cliniques.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée au sujet de la violence éducative ordinaire (VEO) ?

A la naissance de mon fils, comme beaucoup de parents, j’ai commencé à lire des ouvrages sur le bien-être des enfants et, au fil de mes recherches, j’ai été sensibilisée par de nombreuses études montrant les effets néfastes, voire dévastateurs de la violence « ordinaire » (c’est-à-dire les « petites » violences physiques et verbales que l’on inflige de manière répétée à un enfant et qui sont tolérées et ne sont pas réprimées par la société) non seulement sur l’enfant mais, plus tard, sur le futur adulte.

Comme plus de 80 % des gens, j'ai moi-même subi la VEO (fessées, claques…) assez régulièrement de la part de mes parents, et ce jusqu'à l'âge de 10 ans à peu près. Avant de devenir moi-même maman, mon opinion sur la VEO était assez ambivalente : d'un côté, j'en légitimais presque l'emploi et trouvais stupide de vouloir interdire ce genre de pratique (mesure de répréhension intrusive, mythe de l'enfant-roi que l'on n'a pas assez « corrigé », « moi j'en ai reçu des fessées et je n'en suis pas morte ! ») ; d'un autre côté, j'ai toujours reproché à mes parents de m'avoir frappée, en mettant en avant le fait que cela n'était pas « efficace » malgré son caractère répétitif. Aujourd'hui encore, je le reproche à ma mère alors que je viens d'avoir 30 ans. En devenant maman et au fil de mes lectures à ce sujet, j'ai remis sérieusement en question ce modèle éducatif qui m'avait été transmis. J’ai dès lors pris la décision que je ne souhaitais pas faire subir à mon enfant la même chose, et d’aller plus loin en en faisant le sujet de mon mémoire et de ma thèse, en répertoriant les études établissant scientifiquement une corrélation significative entre la VEO subie et le développement de certains troubles psychologiques et psychiatriques durant l'enfance, l'adolescence et à l'âge adulte.

Quel est l’objectif de votre thèse ?

Le but de ma thèse est d'établir un état des lieux de ce que l’on connaît des répercussions psychologiques de la VEO dans l’enfance sur la vie adulte, en apportant un éclairage culturel, philosophique, anthropologique et scientifique. Cela m’a semblé être un sujet d’autant plus intéressant que les ressources concernant ces répercussions à l'âge adulte sont moins nombreuses que celles traitant du rôle de la VEO chez l'enfant et l'adolescent, comme si cela ne pouvait pas impacter la vie de l'individu à plus long terme. Il s'agit d'un réel enjeu de santé publique : comme l'a souligné Olivier Maurel dans nombre de ses ouvrages, les sciences humaines ne tiennent pour ainsi dire jamais compte de la VEO dans leur analyse des phénomènes tels que les guerres, les troubles de la relation à l'autre, la maltraitance et sa transmission transgénérationnelle, les troubles psychologiques et psychiatriques que nous connaissons. C'est négliger là un paramètre qui me semble essentiel au regard du rôle qu’il joue. On peut supposer qu'une société sans VEO serait radicalement différente : non pas peuplée d'enfants-rois capricieux comme on voudrait nous le faire croire, mais plus pacifique, respectueuse et tolérante, une société où la bienveillance aboutirait à un mieux-être des enfants, de leurs parents et des individus en général. Même s'il serait absurde de conclure que la VEO est LA cause à l'origine de tous les maux et de toutes les psychopathologies, il est, selon moi, tout aussi absurde d'en nier toute conséquence. L'objectif de cette thèse est aussi de sensibiliser le lecteur à la VEO en lui fournissant, dans un même écrit, une synthèse des connaissances scientifiques établies à ce sujet sous une forme qui se veut facilement abordable, enrichie de nombreuses références bibliographiques. Les personnes s'étant déjà documentées sur la VEO n'y apprendront peut-être pas grand-chose de nouveau, je n'ai pas cette prétention non plus ; mais je pense que ma thèse condense l'essentiel des messages que j'aimerais transmettre en tant que médecin.

Que dit votre thèse en substance ?

Bien qu'universellement répandue depuis des milliers d'années, la VEO est non seulement inefficace comme moyen pédagogique, mais elle est surtout néfaste pour l’enfant, l'adolescent et le futur adulte, et cela aux niveaux individuel, familial et collectif. Cela a pu être mis en évidence dans de nombreuses études scientifiques que je cite dans ma thèse.

Les études que vous citez sont-elles « de qualité » ?

Je me suis efforcée de sélectionner des études de bon niveau de preuve, c'est-à-dire des études bien menées, portant sur un nombre important de sujets (parfois sur plusieurs générations), prenant en considération les potentiels facteurs de confusions et biais inhérents à leur méthodologie. N'ayant pas d'étude « parfaite », une partie de ma thèse est consacrée aux biais méthodologiques qui peuvent être rencontrés dans les études que je cite.

Quelle a été la réaction de votre entourage à l’annonce de votre sujet de thèse ?

Certaines personnes ont trouvé le sujet intéressant, d’autres m'ont mise en garde en me disant qu'il s'agissait d'un sujet « risqué » ; j'entends par là qu'il s'agissait d'un thème susceptible de ne pas plaire à certains membres du jury pouvant le trouver pas assez « scientifique » ou digne d'intérêt, surtout si eux-mêmes étaient pro-VEO. Au niveau familial, j’ai senti ma mère plutôt mal à l’aise étant donné que cela faisait directement écho aux reproches que j'avais déjà pu lui adresser concernant son propre usage de la VEO. Je n’ai donc pas eu de discussions avec elle sur le fond de ma thèse, ni durant sa rédaction, ni après ma soutenance à laquelle elle a pourtant assisté. Au niveau amical, ce sujet a suscité de la curiosité, l'accueil a été plutôt favorable, y compris parmi ceux qui reconnaissaient une certaine légitimité à l'emploi de la VEO.

Comment votre directeur de thèse a-t-il reçu votre proposition de thèse ?

Cela fut assez chaotique. A l'époque où j'avais choisi mon directeur de thèse, je n'avais pas encore ce sujet en tête. Il m'en avait donc proposé un autre tout à fait différent sur lequel j'avais commencé à travailler. Pas franchement passionnée par mes recherches, l'idée d'un sujet sur la VEO a petit à petit évolué dans mon esprit. J'ai donc expliqué et proposé cela à mon directeur de thèse qui, bien que manifestement pas très motivé par le sujet, l'a accepté. Après plusieurs mois de rédaction, sans nouvelles de ce dernier, je lui ai envoyé mon travail par mail pour correction. C'est à cette occasion qu'il m'a expliqué avoir « oublié » qu'il était mon directeur de thèse et que son emploi du temps ne lui permettait pas de corriger mon écrit : c'était trois jours avant la date butoir pour transmettre mon travail de thèse au jury. Il m'a donc fallu trouver un nouveau directeur de thèse « en urgence » et décaler ma date de soutenance. Mon second directeur de thèse, chef de pôle de pédopsychiatrie intervenant au sein du centre médico-psychologique dans lequel je travaille actuellement, s'est montré très intéressé par le sujet. Malheureusement, accaparé par ailleurs, il n'a pas eu (ou pas pris) le temps de corriger ma thèse avant que je la remette au jury. Par conséquent, c'est un travail de thèse non corrigé que j'ai soutenu le jour J. Entre-temps, j'avais également dû reporter trois fois la date de ma soutenance afin de satisfaire les disponibilités de chacun des quatre membres du jury. L'un d'entre eux s'est d'ailleurs désisté après deux changements de date, m'obligeant à solliciter un nouveau professeur des universités.

Je ne sais pas si c’est un concours de circonstances, mais je ne peux dire avec certitude que ces impondérables se sont produits parce que le sujet de la VEO pouvait gêner. Néanmoins, il m'a semblé a minima que le sujet n'était pas pris très au sérieux.

Le jour de ma soutenance, le jury était composé d'un professeur de psychiatrie, d'un professeur de pédiatrie, d'une psychiatre (qui représentait mon directeur de thèse n'ayant pu se rendre disponible ce jour-là) et d'une professeure de pédopsychiatrie, présidente du jury. Les deux hommes ont eu des propos assez durs, me disant en substance qu'ils s'étaient sentis gênés par le sujet et qu'ils n'avaient pas compris l’intérêt de mon travail. J'ai l'impression qu'ils s'étaient aussi sentis remis en question peut-être à un niveau plus personnel en tant que parents eux-mêmes. L'un d'eux, le professeur de psychiatrie, m'a même reproché de ne pas avoir évoqué des études démontrant que des expériences négatives pouvaient avoir des conséquences positives sur l'individu. Je lui ai expliqué ne pas avoir trouvé d'études en ce sens, ce qui m'a valu un nouveau reproche quant à mon manque d'impartialité.

Par la suite, j’ai appris que les échanges ont été vifs lors de la délibération du jury en fin de soutenance (qui se déroule à huis clos), entre les deux membres du jury hommes assez critiques de mon travail de thèse et les deux membres du jury femmes (dont la présidente) dont les avis étaient beaucoup plus favorables. Au final et à ma grande surprise, ma thèse s'est vue validée avec la mention « très honorable » (la meilleure mention qu'une thèse puisse obtenir étant « très honorable avec félicitations du jury »). J'y vois tout de même une reconnaissance du travail que j'ai mené seule sans avoir bénéficié de la relecture et des corrections que mon directeur de thèse aurait dû apporter.

Quelle est votre situation professionnelle aujourd’hui et quels types de pathologies soignez-vous ?

Depuis décembre 2016, j’ai exercé dans le centre médico-psychologique pour enfants et adolescents de Vernon en tant qu’interne et y poursuis mon activité en tant qu'assistance spécialiste depuis mai 2017. J'ai une activité de consultation à temps complet et je travaille également au sein d'une équipe de psychiatres, psychologues, infirmière, psychomotricienne et orthophoniste. En tant que psychiatre dans une structure extrahospitalière de psychiatrie infanto-juvénile, je suis amenée à prendre en charge des enfants de 0 à 18 ans, mais également leurs familles avec lesquelles une approche psychosociale est souvent indispensable, de sorte, notamment, que les parents soient également acteurs de la prise en charge de l'enfant. Il me paraît important de prendre en charge le patient dans sa globalité à l'échelle individuelle, familiale et sociale, en cohésion avec les intervenants extérieurs tels que les psychologues libéraux, médecins traitants, pédiatres, éducateurs, orthophonistes et psychomotriciens libéraux. En consultation, je rencontre un ensemble très varié de pathologies allant des troubles de l'humeur, à l'autisme, aux troubles anxieux, aux troubles des conduites, à l'hyperactivité, ou encore à l'entrée dans des pathologies psychotiques. J'ai la chance de pouvoir travailler avec des collègues dynamiques que je peux solliciter pour des prises en charge conjointes si la situation du patient le nécessite. C'est donc aussi très enrichissant, tant sur le plan clinique que sur le plan humain.

Comment utilisez-vous vos connaissances sur la VEO avec vos patients ?

La question du recours à la VEO est assez récurrente en consultation. Mon rôle est de sensibiliser les parents et les enfants à ce sujet, ses conséquences, ses possibles alternatives. Il m'arrive de recommander la lecture de certains livres abordant la parentalité positive, la communication non violente, l'abord neuro-développemental des comportements de l'enfant. Le but n'est pas de jouer les redresseurs de torts ou de culpabiliser les parents qui, pour la plupart, ne font que reprendre les schémas éducatifs et les valeurs qui leur ont été transmis. J'adopte un abord plus pédagogique pour qu'il puisse y avoir une prise de conscience des familles sans qu'elles se sentent jugées, qu'elles se braquent, ou qu'elles banalisent le sujet. Le fait de m'être documentée, de pouvoir m'appuyer sur des études scientifiques sérieuses, donne du crédit à mon propos et me permet de répondre plus facilement aux objections et aux questions que l'on me pose. Le tout n'est pas de se contenter de dire « la VEO, c'est pas bien », il faut expliquer pourquoi, sur quoi l'on se fonde, et surtout donner des pistes de travail, des outils aux parents qui leur permettent de « faire autrement ».

Souhaitez-vous ajouter autre chose pour sensibiliser le public et les pouvoirs publics au sujet de la violence éducative ordinaire subie par les enfants ?

La VEO est un vrai sujet de société et nous concerne tous plus ou moins directement, que l'on soit enfant, parent, proche, professionnel. C'est un tort de penser qu'il ne s'agit pas d'une priorité de santé publique. Il est temps que les choses évoluent, notamment au niveau législatif en interdisant toute forme de VEO au même titre que le sont déjà les actes de violence et de maltraitance, mais surtout en menant des campagnes d'information et de prévention auprès de la population générale. Des mesures purement répressives n'auraient aucun sens. En revanche, encourager le développement d'ateliers, de groupes de parole d'aide à la parentalité, pourrait permettre de mieux faire passer le message, tout comme le feraient des campagnes d'affichage, des spots télé, des dépliants en libre accès. Il faudra peut-être encore du temps pour faire évoluer les mentalités, mais j'aime à croire que ce changement est déjà en marche et finira par aboutir dans les générations à venir.


Lire la thèse de Marie-Ophélie Grattepanche, VEO et troubles psychiatriques à l’âge adulte : état des lieux de nos connaissances actuelles et implications cliniques

Quelques articles cités dans cette thèse ou en lien avec les références citées :


  1. par Maryline Cotentin, membre de l’OVEO []

, , ,